Quatrième
de couverture
SUPERPARC
SUPERNATUREL
FICTION ET DESSINS DE
JEAN-PIERRE OSTENDE
Que se trame-t-il dans le parc naturel du Vercors ? Cette région
réputée pour ses paysages grandioses découvre
avec perplexité l’arrivée de Barbera, metteur
en scène de paysage international. Il est accompagné
de Bergman, son assistant.
Le duo est chargé de promouvoir la création mondiale
de Superparc upernaturel. En effet, dans ce massif somptueux,
tout invite à imaginer un tourisme de masse autant que
des séjours de désinsertion pour femmes cadres surmenées.
Pourtant le projet ne va pas faire l’unanimité. Bergman
et Barbera devront affronter, outre la montagne et la nourriture
locale, les réunions avec les autochtones, pour la plupart
agriculteurs. Peu à peu, au détour de routes sublimes,
une autre réalité s’insinue, des Hongrois,
un hélicoptère de combat, des
pulsions étranges… jusqu’à une surprise
finale.
Jean-Pierre Ostende poursuit ici l’aventure littéraire
de l’Explorateur Club, démarrée par des lectures
publiques en 2003, installée avec le roman La présence.
Y sont jointes quelques pages des carnets de dessin du romancier,
préparatifs de ses récits.
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(pages
11 à 18)
La
route
des
glaces
Nous
entrons dans le parc naturel du Vercors avec une grande facilité
proche de l'inconscience. Á la façon dont commencent
certains films d'horreur, vous savez, quand les familles sourient
de toutes leurs dents blanches et que les pelouses sont trop vertes
et le ciel d'un bleu métallique.
Depuis l'homme préhistorique nous ne sommes pas les premiers
à pénétrer dans le massif du Vercors.
D'abord on ne voit rien de particulier, à part les montagnes
qui prennent beaucoup de place et font monter et tourner les routes.
Sans nous en douter ni nous soucier de rien, nous venons de passer
de l'autre côté, de pénétrer dans un
monde de cols et de vallées, de côtes et de tournants,
d'éboulis et de tunnels, où tout sera différent
et rien ne sera plus comme avant.
Au début nous sommes frivoles, presque négligents.
C'est un simple voyage à la montagne. On admire le paysage.
On le croit neutre, angélique, aussi naïf et confiant
que nous. On s'émerveille un peu. On régresse. On
pense : C'est féerique. Quel beau panorama. On se sent
petit. Ils ont de la chance, ces montagnards, de vivre dans un
endroit si vert et varié où l'air soigne les malades,
avec des noix accrochées dans les arbres et un paysage
si colossal, bien qu'il fasse frais soudain, le frisson est arrivé
en trois secondes, le ciel s'est assombri de nuages noirs.
Voilà un beau café, avec une terrasse pour l'été,
des tables de bois, des cendriers, des bancs, nous sommes en fin
novembre et le froid coupe, il pleut, nous rentrons, tiens, des
cornes animales, une image de licorne avec une barbiche de bouc,
personne?
Nous nous sentons perdus à l'intérieur, ah voilà
quelqu'un!
Étonnée de découvrir deux clients hors saison,
un bonnet bleu en laine sur la tête, une serveuse nous propose
du café brûlant. Quand elle sourit nous voyons briller
son bel appareil dentaire neuf. Elle est jeune.
Nous échangeons quelques mots avec elle sur le temps, nous
sympathisons et découvrons une étudiante : elle
prépare une thèse sur la mécanique des fluides.
Et vous?
– Voyage d'études.
Elle doit nous prendre pour des benêts.
Nous ne portons même pas de bonnet. Pourtant, durant ma
préparation j'ai vu un reportage et la région l'hiver
en est infestée.
Les mains rouges aux doigts tout abîmés de l'étudiante
serveuse retiennent mon regard.
Puis j'ouvre le guide.
Après quelques kilomètres au sortir de Villard-de-Lans,
la route vient s’enfermer au creux de superbes falaises
dont l’aplomb domine parfois les eaux de plus de six cents
mètres. Á la "Goule Noire", un arrêt
s’impose pour observer l’importante résurgence
des eaux du plateau d’Autrans et de Méaudre.
Ce massif troué de gorges et de routes étroites
s'appelle le Vercors depuis le XXe siècle.
Après plusieurs kilomètres, la route s’élargit
dans la Balme de Rencurel qui contraste par son aspect verdoyant
puis vient s’incruster à nouveau au fil du rocher
sur des à pics de deux cents mètres. Un arrêt
s'impose. On observera la cascade du Bournillon sur le versant
opposé qui s’élance sur trois cents mètres
de chutes et les falaises de Presles célèbres pour
leurs multiples voies d'escalades.
Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés dans
ce café ni pourquoi la nuit tombe si vite. Dans les pages
régionales du journal, Barbera a lu un article à
notre sujet : « Ils sont venus pour le scénario paysager.
Le scénariste et le metteur en scène sont arrivés
dans l'après-midi. Les deux amis nous promettent le Superparc
Supernaturel, le paysage le plus magique du monde dans une des
régions les plus fantastiques du monde et cela dans un
souci de développement durable et avec les meilleures intentions,
du pur Joseph Vannair, la fée des affaires... »
Ça me gêne d'être pris pour un scénariste,
je suis l'assistant, je ne suis pas metteur en scène.
Et en plus je ne suis pas du tout son ami.
Je suis là pour l'assister et l'encourager. C'est toujours
trop tard quand une information est publiée dans un journal,
le mal est fait, heureusement personne ne lit. C'est Barbera l'auteur
metteur en scène. Comment savent-ils pour notre présence?
Pourquoi pensent-ils que nous sommes amis? Qui leur a donné
ces informations et pourquoi ces mensonges?
De temps en temps il faut arrêter de se poser des questions.
L'étudiante en mécanique des fluides demande à
Barbera pour qui nous travaillons et il lui répond : Joseph
Vannair, l'homme des projets, le sauveur des régions et
des entreprises en difficulté.
C'est génial quand on sait bien répondre. C'est
rassurant la précision. C'est tellement grisant d'apprendre.
Pourtant l'ignorance ne connaît pas de fin, on peut l'augmenter
chaque jour.
C'est le crépuscule quand Barbera termine ses explications.
La future ingénieur en comportement des fluides nous a
regardés en coin. Elle portait toujours son bonnet bleu
en laine sur la tête, cette fois-ci un peu de travers, les
joues rouges. Avait-t-elle un ami? Vivait-elle seule?
Elle a dit : « Soyez très prudents dans les gorges.
»
Bien que sans orage, le début de la nuit donnait un air
tragique à la montagne.
– La nature, a dit Barbera au moment où j'ai démarré
la voiture, est toujours dramatique. Elle est dramatique parce
qu'elle est un lieu de conflits. » (Je reste silencieux.)
– Vous savez, Jacques, aucune progression n'existe sans
conflit. (Par moments, à mon avis, Barbera me prend pour
une truffe). Vous comprenez ? La nature représente à
la fois la scène, le décor mais aussi le personnage
principal. C'est le lieu de l'art total. Elle est aussi spectatrice.
Il ne faut pas la frustrer et craindre le paysage-spectacle. (Mais
je n'ai pas peur). La nature est un prétexte, le parc est
un prétexte, comme la boule de cristal de la voyante ou
le piano d'un compositeur, il faut en jouer le mieux possible
et ensuite l'oublier pour atteindre la dimension supérieure
(là je ne le suis pas, ça va se voir) il faut oublier
son outil... Vous connaissez Maradona le joueur de football?
– Oui. (Il me prend pour un bigorneau.)
– Longtemps Maradona s'est couché au petit matin,
pour jouer au football le soir jusque tard dans la nuit, avec
ses amis. La nuit, sans lumière, il finissait par ne plus
voir le ballon (là Barbera m'a paru emporté, j'ai
pensé à ses paroles au sujet de l'animal et du paysage,
de ses mains il mimait quelqu'un qui avance dans une nuit sans
lumière) et à force de se faufiler entre ses amis,
de tous les mettre dans le vent sans voir le ballon à travers
la nuit noire et sur un terrain misérable et plein de trous,
ça lui a donné une allure, un rythme, une adresse
féerique, à la façon d'un djinn sorti de
nulle part, ça lui a permis de jouer le jour sans se préoccuper
du ballon, de pouvoir regarder ailleurs d'où sa miraculeuse
et merveilleuse force... un immense footballeur ne regarde pas
le ballon... il est ailleurs... Dieu joue les yeux fermés...
n'oubliez pas ça, Jacques...
Nous avons repris la route et j'ai regardé la lumière
sur le goudron.
(Dieu joue les yeux fermés, il a de ces idées.)
Plusieurs personnes à la queue leu leu marchaient en silence
dans la rue, des bonnets sur la tête. Pour vivre je me suis
toujours laissé tenter par les récits ; y compris
à mon sujet, cela s'appelle d'ailleurs l'autorécit.
Il faut se raconter des histoires pour vivre, non ? Là,
j'ai pensé à des moines et aussi à ma compagne,
Judith, me conseillant, après avoir vérifié
que je n'oubliais pas mon cache-nez, de ne pas avoir de visions
délirantes comme ce fut déjà le cas lors
d'un voyage précédent .
Nous avons atteint les tunnels. La montagne en était farcie.
Là nous avons vu la glace.
Dans les gorges de la Bourne des centaines de stalactites de glace
sont suspendus dans les tunnels à la manière d'une
fête foraine sauvage. Le train fantôme c'est nous.
Il a fallu réduire notre vitesse. Tout le monde ralentit
au moment de s'engager dans des tunnels de glace. Surtout la première
fois.
Les stalactites de glace ressemblent à de grosses dents
prêtes à éclater notre pare-brise, un verre
plus adapté pour nous protéger de la pluie et du
vent que de ce genre d'attaques.
Tous les gens sensés doivent éviter cette route
la nuit quand la glace est la maîtresse. Seuls deux étrangers
inconscients peuvent s'y engager sans appréhension.
D'ailleurs nous ne croisons personne. Ils sont tous cachés
dans des fermes inaccessibles ou des villages aux maisons serrées.
« Soyez très prudents dans les gorges. »
Kaiser me paye pour soutenir Barbera durant les réunions
publiques où il essayera de persuader les habitants d'accepter
le projet piloté par Joseph Vannair, dit la balle, l'homme
capable de convertir les élus et leurs saints au financement
de Superparc Supernaturel.
Je suis une claque intelligente.
Une claque intelligente sait se maîtriser. Elle ne se laisse
pas impressionner par un paysage lunaire et glacé la nuit
juste avant l'hiver.
Une claque intelligente ne perd pas son sang-froid.
Les tunnels ne sont pas des boyaux hérissés de dents
glacées. Ne te raconte pas d'histoire. Judith a raison
à la maison quand elle me dit : « Évite les
visions délirantes. »
Nous ne sommes pas dans un film d'horreur ou dans un jeu vidéo.
Ni les vampires ni les skieurs morts-vivants n'existent.
Il suffit juste de traverser.
Je n'ose pas interroger Barbera sur le sulfureux Joseph Vannair
qui finance le Superparc Supernaturel et passe à la fois
pour un monstre et un génie, un sauveur et un escroc.
Je me demande ce que mijote Barbera ici, le metteur en scène
de paysage. Joseph Vannair a déjà convaincu une
partie des élus, des banquiers et des chefs d'entreprise
de la nécessité d'un changement d'orientation en
vue de créer des emplois et assurer un avenir aux habitants
de la région. Qui serait contre le développement
économique ? Qui ?
Que prépare-t-il exactement, Vannair ?
Á certains moments il ne faut pas discuter avec son client.
« Le Vercors n'est pas une invention peut-être? »
(Quand Barbera parle ainsi, ça me gêne)
Dans le genre de question qui vous laisse un peu ruminant perdu,
vache aux yeux bandés, Barbera s'y connait.
Avec lui, si on l'écoute, tout est invention, même
la réalité et cela parce que nous avons créé
la notion de vérité.
Les stalactites de glace c'est une invention?
Les stalactites de glace attendent un mot de trop, mais lequel
? Ils guettent une secousse pour s'écrouler et nous transformer
en zombies, en steaks congelés.
C'est un tunnel de glace?
Là-dessus les virages irréguliers et glissants,
cette ambiance de train fantôme et givré où
l'on s'attend au pire, tout ça si grandiose et monstrueux
qu'avec Barbera, lèvres serrées, nous n'avons pas
l'occasion de trop parler, accrochés, coincés, crispés
nous suivons les tours et détours de la route plus loin
en pleine nuit, prêts à tout moment à voir
une épée en forme de pic de glace tomber et traverser
le pare-brise, en guise de châtiment, de réponse
à notre intrusion, à la façon de ces films
de suspense où la plupart des personnages sont tendus à
mort et je pense :
"Mon dieu ne touchez à rien.
Retirez ce paysage grandiose qui chamboule les esprits et inspire
l'horreur.
Ne m'obligez pas à devenir un grand poète. »
Ainsi nous avons roulé et voyagé au bout des gorges
de la Bourne dans cette nuit gelée et sans lumière
à part celle de nos phares, au milieu d'un paysage hérissé
où pullulent des serveurs mi-surfeurs mi-ecclésiastiques,
sous des centaines de pics de glace accrochés sous la voûte
des tunnels, attention aux visions.
Nous avons finalement trouvé un hôtel où nous
n'étions que deux et sans chauffage parce que la saison
du ski n'avait pas commencé, un de ces hôtels ouvert
mais pas encore ouvert. Des bois de cerfs sur les murs, des têtes
de sangliers empaillés. L'hôtelier devait mesurer
deux mètres de haut sans chaussure. J'ai tout de suite
remarqué ses pieds nus, son nœud papillon et son sourire
déformé... Ce genre de physique provoque le souvenir
de châteaux perdus sous l'orage, le tonnerre, les bougies
aux flammes effrayées et les chevaux dont les yeux éclairent
la forêt. On aurait dit qu'il parlait à deux enfants
perdus la nuit en forêt avec un petit bout de pain sec à
la main.
– Vous êtes sûrs de vouloir une chambre? Ce
n'est pas encore vraiment ouvert. Vous avez vu l’heure ?
P't-être à Villard vous trouverez... On ne sert plus
à cette heure... J'ai des ravioles, ça vous ira?
L'air de rien, à la façon de petits coussins tenaces,
les ravioles se sont glissées dans notre vie ce soir-là.
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1.
Note de l’éditeur : La présence, éditions
Gallimard, 2007. Jacques Bergman se voit
confier par Kaiser une mission : se rendre dans un château
du XVIIIe siècle afin d’en
évaluer le potentiel touristique.
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(pages 44 à 49)
La
nature
est
la nature
Lawrence
Bellenuit s'est donc vu régulièrement confier un
groupe de femmes. Toutes hyperactives et surmenées, elles
éprouvent le besoin de décrocher avec le séjour-désinsertion
en nature nature.
Nous avons pu accompagner Lawrence Bellenuit et un groupe dès
le départ. Notre curiosité de le voir à l'œuvre
et de vérifier son changement d'attitude l'emporte.
Les conseils du guide avant l'embarquement : « Mesdames,
Mesdemoiselles, durant notre expérience, nous allons rencontrer
des agriculteurs vivants, dans leur milieu naturel. Je vous conseille
de prendre un certain nombre de précautions. D'abord vous
serez humbles. Rappelez-vous une chose : vous ne savez rien ici.
Donc, restez modestes, surtout dans vos propos. Ensuite, évitez
tout simplement certains sujets. Vous pouvez, mesdames, mesdemoiselles,
admirer un agriculteur sur son tracteur. Il n'est pourtant pas
conseillé de vous en approcher trop près sans connaître
ce qui pourrait gâcher sa journée et aussi la vôtre.
La politique agricole commune est un sujet sensible.
Le prix du lait est un sujet sensible, l'Europe aussi.
L'affaire des cent mille bungalows qui a éclaté
il y a deux semaines est aussi une question délicate. Les
associations antibungalows sont très actives et attendent
de pied ferme les cent mille maniaques inscrits pour l'été.
Je ne voudrais pas que certaines d'entre vous se fassent botter
vous-voyez-ce-que-je-veux-dire. En route. »
Puis il ajoute :
- Maintenant chacune vérifie sa gourde. Ensuite nous montons
dans le minibus climatisé avec Bernardo Corazon le chanteur
de randonnée, vous pourrez l'appeler Joselito, sans oublier
notre chauffeur Nordine qui est aussi poète, je ne me trompe
pas?
- Non, monsieur Bellenuit.
Durant les petites marches, monté sur un poney, Joselito
chanteur de randonnée (juke-box vivant, voix de velours,
nostalgie ++) sera accompagné par un médecin qui
donnera deux conférences sur l'équilibre et la gestion
des émotions et assurera le point d'écoute psychologique.
Là-dessus, grâce aux jumelles, le groupe a la chance
d'apercevoir pour la première fois évoluer en pleine
nature des retraités anglais et hollandais avec des boussoles
pour un parcours aventure. Selon Barbera l'espèce est fréquente
dans la région.
Ensuite commence le début de la randonnée. Lawrence
Bellenuit en tête, silencieux.
Le groupe marche en utilisant le bâton gravé Vercors
selon une technique ancestrale. Après leur avoir retiré
l'argent et le téléphone, leur avoir fourni chaussures
de montagne et chapeau indispensable, on expose les clientes à
un paysage sublime. Mais attention, petit à petit. La beauté
trop immédiate pour certaines pourrait se révéler
dangereuses et provoquer des bouffées délirantes.
On les expose donc doucement. Elles atteignent ensuite une espèce
de torpeur. Le paysage devient un prolongement d'elles-mêmes
et elles en tombent amoureuses. Il y a un effet de narcose. Une
fois leur système nerveux stratégiquement engourdi,
selon les termes d'un manuel de guide en montagne édité
par l'explorateur club, le paysage devient pour elles un véritable
cinéma total.
Pour reprendre les propos d'un penseur canadien, cité par
Barbera, nous les voyons alors alterner doucement le dandinement
du canard et l'extase pavlovienne.
Autre précaution : il est interdit de siffler pendant les
randonnées. Cela vous fait rire mais vous ririez moins
si vous saviez combien de mélodies entêtantes et
sifflées sont à l'origine d'accidents de randonneurs.
Siffler en boucle pendant des heures peut provoquer des réactions
meurtrières insoupçonnables et irrépressibles.
- Même pas un petit air de variété comme chabadabada?
- Non. Profitez plutôt d'une de nos randonnées philo.
Au bout d'une marche assez courte, pour que le temps d'exposition
au beau paysage et à l'air pur reste progressif, Bellenuit
leur propose une pause.
L'arrêt au refuge en rondins naturels, (rideaux de bure,
soupière en terre cuite) en compagnie de Lawrence Bellenuit
(café fort arabica viril) est un moment apprécié
du public.
Soudain en plein moment de détente, et peut-être
trop détendue, Ghislaine a craqué : elle tourne
en rond, fouille ses poches, cherche quelque chose, nous regarde
d'un air désemparé. Vite, un médecin! Est-ce
l'effet redouté de l'air des montagnes? Le soroche, le
mal de l'altitude? Notre ami médecin a sauté de
son âne pour prodiguer les premiers soins.
D'après lui, elle souffre d'une Internite (maladie de la
relation permanente à l'Internet et au téléphone)
mais il n'a pas approfondi. Bellenuit propose de lui donner un
bout de fromage, du bleu.
Pour la première nuit Nordine le chauffeur et poète
a déchargé le bus, installé tout le matériel
pour le gîte et préparé la soupe énergisante
multivitaminée avec des carottes difformes, mais à
la beauté intérieure, c'est un bon cuisinier.
Le soir le ciel sans nuage (piqué d'étoiles a dit
Nordine) fascine Frédérique et elle voudrait emmener
Lawrence Bellenuit voir la grande ourse un peu plus loin pour
découvrir bras dessus bras dessous le bord des choses au
clair de lune. Par malheur, il s'occupe du feu de camp et regarde
les bûches.
« Ce type est un timide. »
De son côté, Marie lui assure qu'un arrêt s'impose
dans sa yourte parfumée. Elle a choisi l'option des nuits
spirituelles.
Le deuxième jour. Nordine leur propose de la gymnastique
au matin dans ce cadre sauvage, à l'ancienne, sans écran
de simulation... allez on saute... hop hop... ici il n'y a pas
de sauna ni de jacuzzi mais une douchette.
Bellenuit se moque de l'aérobiquette. Ici pas de moniteur
de tennis bronzé sourire dentifrice. Ici, il y a Lawrence
Bellenuit, un homme qui ne prend pas de tranquillisant mais taille
une branche avec son couteau, ne podcaste pas mais joue de la
guitare, ne photographie pas avec son portable mais fait un croquis
dans son calepin, ne connaît pas la déprime au Starbuck
coffee mais peut avoir un coup de blues au troquet... Ici il n'y
a pas de masseur. Bellenuit ne voudrait pas nous masser? Il hésite?
Il se tâte?
La randonnée se poursuit par un petit col où l'arrêt
s'impose. Puis le groupe visite une ferme modèle, avec
Sylviane notre médiatrice en salopette blanche et bottes
noires. Sylviane va nous faire une médiation dans l'étable,
ou pour être plus exact : l'espace de stabulation.
- Vous avez toutes remarqué les téléviseurs...
est-ce que l'une d'entre vous a une idée de la raison de
ces télés...
- Le ministre de l'intérieur?
- Non, ce n'est pas pour la surveillance, c'est une bonne question,
nous verrons tout à l'heure la question sécurité
avec le kung fu des vaches mais ce n'est pas pour ça...
qui a une autre idée? Allez-allez...
- Un artiste à la ferme?
- C'est une bonne question, il y a d'ailleurs eu une vidéo
d'artiste sur la fabrication d'un sandwich au jambon et toutes
les opérations agricoles pour y arriver... mais ce n'est
pas ça, qui-qui a une autre idée? Je vous donne
la réponse?
- Oh oui donnez-là on n'en peut plus.
- Eh bien voilà, ces téléviseurs sont là
surtout pour le confort des animaux, pour la vertu « destressante
» de certaines émissions et de certains films, vous
connaissez les proverbes : vache épanouie lait réussi,
vache stressée lait à jeter, bœuf réjoui
steak réussi, etc. C'est simple, elles adorent Romy Schneider
dans Sissi Impératrice et William Leymergie dans Télématin,
après ça le yaourt est du feu de dieu, elles adorent
des chiffres et des lettres, les actualités régionales,
les émissions de variété; en particulier
celles sur la nostalgie si ça vous intéresse nous
avons une étude européenne sur l'influence de la
musique et des programmes télévisés sur la
qualité du lait. Oui, vous pouvez la télécharger.
Ne vous approchez pas trop près. N'oubliez pas que le mot
vache signifie aussi méchant, à cause de son coup
de pied de côté – à la façon
du karaté.
Ça je le raconterai à Judith en rentrant. Je ne
le savais pas.
D'après Claude Duneton le coup de pied de vache est si
connu, on en a fait un pas de danse, la danse et les arts martiaux
ne sont pas éloignés... « En termes de danse,
signale Furetière, on appelle saut de vache un pas où
l'on jette le pied à côté. »
Voilà le côté surprenant des vaches, loin
de se douter qu'elles puissent être comparées à
des karatekas laitiers. On leur attribue des talents de maîtresses
des arts martiaux. Les vaches sont capables, sans aucune formation
apparente, de donner des coups de pieds dans toutes les directions:
vers l'avant, l'arrière, les côtés. Le kung-fu
de vaches est parti de cette idée, grâce à
un agriculteur devenu moine shaolin.
(Quel monde étonnant, non?)
- Pour celles que ça intéresse vous pourrez consulter
notre centre ressources au mémorial de la vache des montagnes...
Continuons notre visite. Par ici vous avez l'espace Max le robot
pour une démo de traite entièrement automatique,
s'il y a des problèmes? Oui, parfois, mais c'est rare,
il peut arriver qu'elles aillent se faire traire trop souvent
puisque vous savez, elles y vont quand elles veulent. Parfois
des vaches tombent amoureuses du robot au point de ne plus pouvoir
s'en passer, ça arrive. Ça les dérègle,
on les envoie paître. S'il y a des changements? Oui, le
robot modifie l'environnement jusqu'au mobilier. Vous avez toutes
remarqué qu'il y a de l'électricité. L'électricité
a créé le robot qui a signé l'arrêt
de mort du tabouret. Le mobilier a changé. Je crois que
votre chauffeur cuisinier poète a préparé
un atelier d'écriture sur le sujet. D'ailleurs, avant la
démo fabrication du fromage et la boutique, nous ne quittons
pas le tabouret et attaquons l'arrêt-poésie avec
Nordine ancien éducateur du temps des éducateurs,
maintenant notre chauffeur, cuisinier, poète et animateur
d'atelier d'écriture calligraphie sur papier vieilli à
la cuve biodégradable AOC label qualité je n'ai
rien oublié Nordine? Un peu vite? Oui, Nordine nous propose
d'écrire sur le robot de traite et la disparition du tabouret.
Attention c'est expérimental.
Le groupe : Nor-dine! Nor-dine!
Nordine : Ô petit tabouret de toujours toi petit tabouret
pour traire porté renversé, petit tabouret en bois,
en fer, de mon père, de ma mère, petit tabouret
pour s'asseoir et traire, à côté de la vache,
à côté de la chèvre, petit tabouret
perdu, petit tabouret sauvage discret, petit tabouret fragile
tout petit debout, petit tabouret renversé dans la paille
et dans la boue, petit tabouret fils maladroit de la chaise, enfance
de la chaise, honte du fauteuil, pourquoi as-tu disparu petit
tabouret?...
Nous partons avant la fin.
Le soir, Linda et Bambi nous attendent pour la soirée spéciale
dont Joseph Vannair a parlé avec les yeux brillants d'un
bébé gourmand.
courriel de l'éditeur : un
comptoir d'édition
Liens
brisés
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Jean-Pierre OSTENDE |