Jean-Pierre
Ostende Paysage de dérives
par Jean-Claude Lebrun
<< Le dernier livre de Jean-Pierre Ostende tient à la
fois du roman noir et du roman de critique sociale. Si l’un
et l’autre genre entretiennent depuis belle lurette certaines
relations, il arrive trop souvent que le côté noir
domine et réduise la critique à une juxtaposition
d’observations sommaires, sans véritable point de
vue. Tel n’est précisément pas le cas de Voie
express, qui se présente comme une réussite tout à fait
remarquable. De l’inventivité et de la puissance de
la vision surgit en effet un univers monstrueux : notre monde,
dont il a suffi de forcer quelques traits, d’appuyer quelques
dérives. L’excès n’étant en l’espèce
que la norme poussée à ses conséquences extrêmes.
Au centre du roman se tient un certain Philippe Gué. Un
patronyme évidemment accordé à cette figure
entre deux rives, ballottée et bousculée par un courant
qui veut l’emporter. Ce professeur, fils de commerçants,
est marié à une diplômée d’une école
de commerce qui fait carrière dans une multinationale appelée
La Douceur. Philippe Gué est alors âgé de trente-cinq
ans. Il s’est illustré comme lauréat d’un
jeu de " culture " générale, à la
télévision. Il est le père d’un jeune
garçon, Victor, dont il assure en fait l’éducation
: sa femme passe le plus clair de son existence dans des avions
et à des tables de réunions aux quatre coins du monde.
Père et fils regardent des séries TV, lisent des
histoires glauques, se passionnent pour les jeux de rôle.
Ensemble, ils vivent dans une manière d’univers factice,
largement déconnecté de la réalité.
Une situation finalement assez commune en ce début de XXIe
siècle, où mondialisation et rupture du lien avec
le réel paraissent de plus en plus fréquemment aller
de pair. Jean-Pierre Ostende continue là un travail singulier
de lecture de la société entrepris depuis 1986. Sauf
que sa critique prend aujourd’hui un tour à la fois
plus complexe et plus radical. Et que son récit, autour
de la question " comment un couple d’êtres humains
a-t-il pu vivre ainsi ? ", s’enrichit d’harmoniques
multiples qui donnent au tableau une considérable épaisseur.
C’est en effet un magistrat, installé dans son bureau
d’un palais de justice, bien des années plus tard,
qui relate les aventures de Philippe Gué. Il a voulu prendre
connaissance des pièces d’un dossier maintenant refermé.
On apprend vers la fin du livre que le moment était venu
pour lui de s’interroger sur les circonstances qui avaient
conduit son propre père en prison, pour une longue peine
que celui-ci continuait de purger. Ce juge n’est autre que
le petit garçon d’autrefois. De son père, il
n’avait en fait connu que le visage diurne. Celui de l’homme
respectable et disponible, à qui l’on pouvait peut-être
seulement reprocher une propension certaine à l’instabilité.
Quand le soir venait, c’était le même homme
qui s’installait au volant de son break et partait sur la
voie express - " son écran et son lieu de tournage " -,
au bord de laquelle se tenaient des jeunes femmes court vêtues,
puis poussait jusqu’à une boîte en périphérie
pour en aborder d’autres, qu’il invitait ensuite à monter
dans son véhicule pour les conduire quelque part en forêt,
d’où elles ne revenaient pas forcément. Portrait
d’un schizophrène meurtrier, certes, mais hors de
toute psychologie des profondeurs. Car le dérèglement
chez Philippe Gué est montré moins comme la résultante
d’une équation personnelle, que de l’accumulation
d’une série de facteurs, dans lesquels le social joue à plein.
L’art de Jean-Pierre Ostende tient précisément
dans la largeur de la vision, cette capacité à suivre
une trame de roman noir sans jamais perdre de vue tout ce qui vient
confluer en ce personnage et occasionne ses dérives. Cette
entreprise de l’épouse, qui ouvre à vendre
partout le " Bien-Être ". Parodie de ces " majors " qui
aujourd’hui enrobent leur activité mercantile d’un
voile humaniste, paraissent offrir de l’être quand
il ne s’agit que de faire fructifier leur avoir. Ces télévisions,
devenues lieu stratégique de détournement du regard,
qui proposent de la réalité de pitoyables mises en
scène et font de la bonne vieille identification aristotélicienne
une machine à manipuler les masses. Cette ville, superbement évoquée
par l’écrivain, qui réunit la culture et la
barbarie, chacune à son plus haut. Ces parcours initiatiques
enfin, ces itinéraires de formation des êtres, qui
s’appuient sur les modèles frustres des nouvelles
sous-cultures de masse. Le tableau et le verdict apparaissent, à proprement
parler, terrifiants. Car de tout cela, Philippe Gué paraît être
le produit le plus achevé. En opposition à son frère
Jean, figure discrète et belle, qui passe pour un anormal
et un asocial parce qu’il souhaite, à l’encontre
des valeurs du " monde libéral ", simplement lire,
réfléchir, aimer. On sent là derrière
une colère, une violence froides, qui donnent à la
vision une extraordinaire force critique. Avec des bouts de monologues
des uns et des autres, qui viennent se glisser dans le récit
et dire sans fard le fond des choses, quand les mots autrement
prononcés semblent participer de l’entreprise générale
de brouillage. Ne nous y trompons pas : cette Voie express n’est
pas un raccourci, moins encore une échappatoire, mais un
travail romanesque de tout premier ordre.>> Par
Jean-Claude Lebrun, © l'Humanité, 08-05-03.
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Jean-Paul Curnier
Voie express
Jean-Pierre Ostende
On
sait d’un livre qu’il est une réussite lorsqu’on
oublie qu’il est un livre, lorsque le talent et le travail
consistent en ce qu’on les y voit pas, que la composition,
la langue et le rythme s’y conjuguent à tel point
qu’ils s’effacent derrière la lecture et lorsqu’à celle-ci,
une fois achevée, succède durablement un sentiment
de gratitude envers qui l’a écrit. C’est à cela
que l’on reconnaît un grand livre. Voie express de
Jean-Pierre Ostende est un livre de cette sorte, un livre absolument
réussi.
Bien que l’on puisse, à première vue, l’apparenter
au roman noir, Voie express utilise ce genre d’un manière
si surprenante et si efficace en même temps pour le conduire
vers d’autres directions, que le présenter de la sorte
induirait fatalement un malentendu. Ce qui nous donné à lire,
dans ce roman en forme de récit, c’est le produit
d’une subtile alchimie, d’une combinaison savante où le
jeu des éléments de la narration entre eux débouche
sur une mise en abyme vertigineuse du récit. Voie express
est avant tout un livre de littérature, au plein sens de
ce mot.
Bien que l’intrigue n’y soit pas, à proprement
parler, policière, elle s’en approche en ce sens qu’elle
repose sur la reconstitution du parcours criminel d’un détraqué,
Philippe Gué, un homme tout à fait à sa place
dans le monde et que personne n’a jamais soupçonné.
Mais cette intrigue y est traitée d’une façon
toute particulière : c’est ici le fils, Victor-Louis,
qui parle, le livre est le récit reconstitué de la
vie de son père. Dès le début il y insiste
: « J’ai collecté, combiné, réuni. À partir
de cet assemblage de pièces, j’ai tout reconstitué. » Voici
donc un fils qui se décide à reconstituer l’histoire
de son père, pour s’en débarrasser à ce
qu’il dit, pour s’affranchir d’une renommée
qui lui fait obstacle. Mais c’est en fait une biographie
qu’il entreprend, celle d’un père passablement
monstrueux avec autour de lui une famille tout entière plongée
sans le moindre recul ni la moindre retenue dans le vertige du
monde de la télévision, des enseignes et du destin
revu et adapté par les images et la publicité. Une
biographie lyrique aussi bien, car la monstruosité que vise
le fils n’est pas en fait celle que l’on pourrait croire,
elle n’est pas là où on l’attend. Monstre,
le fils ne l’est pas moins que le père et que tous,
cela se sent autant à l’enthousiasme qu’il met à son
récit qu’à l’absence de toute forme de
jugement sur les turpitudes insensées de son père.
De fait, comme tout bon fils, ce qu’il reproche à son
père c’est de lui faire de l’ombre et cela,
quel que soit le domaine de sa renommée. Une ombre dont
on ne saurait dire si elle est grandie par le crime, par le fait
de s’être hissé si haut dans l’aventure
du héros moderne jusqu’à devenir une vedette
de jeux télévisés, ou par les deux ensemble.
Aux yeux du fils, le père à vécu trop, voilà qui
paraît clair ; mais trop à un point qui fait de lui
un modèle, un emblème et non une triste exception.
C’est de l’existence abusive du père dont il
s’agit. Le récit biographique prend alors la forme
de l’épopée, une épopée du désastre
des temps nouveaux.
Les indications essentielles relatives aux personnages, les règles
qui déterminent le mouvement général sont
données dans les cinq premières pages du livre, en
forme de prologue. Après, c’est la « voie express »,
c’est le rythme de l’écoulement rapide, de l’emportement,
du dévalement sans retour. Ce que développe Jean-Pierre
Ostende dans cet itinéraire raconté d’un tueur
en série, ce n’est pas une accumulation de meurtres
et de sévices pour amateurs de scènes gore ; il ne
sera jamais question de descriptions macabres dans Voie express,
celles-ci elles restent en arrière-fond. Son propos, c’est
la série comme quête délirante et obstinée
côtoyant d’autres vies elles aussi « en série ».
C’est la série comme poursuite du fantasme dans un
monde où le fantasme est roi, où il constitue le
pivot de la consommation, de la production et du temps dit « libre » .
Ajoutons : où la réalisation du fantasme, quel qu’il
soit, est devenu le modèle de la réussite et de la
liberté.
Roman noir, fiction biographique, épopée des temps
nouveaux se superposent sans cesse et sans que jamais un genre
ne décide des deux autres. C’est une lecture comme
par transparence qui s’opère, car ces trois niveaux
sont si savamment dosés et enchevêtrés que
le lecteur se trouve, à son insu, engagé lui aussi
dans la reconstitution. De tout ce qui nous vient du récit
dispersé du fils, nous devinons la présence de quelque
chose qui ne demande qu’à être élucidé et
que Jean-Pierre Ostende retarde adroitement en égarant le
lecteur vers d’autres directions encore. Adroitement, et
en même temps d’une manière si légère,
si bien enroulée dans la musicalité swinguée
des phrases, des jeux de sens et des collages de visions, qu’un
pressentiment naît progressivement de la reconstitution des
expéditions maniaques de Philippe Gué ; le pressentiment
de quelque chose de pire, de quelque chose de caché derrière
le décor et d’étrangement familier. Quelque
chose comme une évidence que nous nous efforcerions d’ignorer.
Dans Voie express, c’est le ton d’allégresse
insouciante qui inspire la peur, celui de la cruauté des « innocents ».
On ne guère pas à le comprendre, ce que cherche le
fils dans l’histoire recomposée de son père
c’est la logique de réussite qui la conduit, il est
fils de star, d’une « star de l’innommable »,
mais d’une star, c’est ce qui compte.
«
Qu’est-ce que ça veut dire : « vivre davantage » ? » annonce-t-il
en ouverture. Et qu’est-ce que « vivre davantage »,
en effet, sinon ce qui est requis de tous, proposé à tous
avec les moyens mis a la disposition de tous : grandes surfaces
du bricolage, invitation généralisée au vedettariat, à vivre
ses pulsions, à réaliser ses rêves et ses fantasmes,
plongée de toute une civilisation dans l’indifférence
vis à vis de la réalité, surenchère
de l’égotisme et du cynisme. Nous sommes face au dérapage
généralisé, seuls avec des monstres tranquilles,
sûrs de leur fait et bien dans leur peau, encouragés
par l’univers qui les a créés ; avec des monstres
de la normalité ambiante, des idiots de la post-modernité.
Voie express n’est pas pour autant un livre de critique,
un livre qui utiliserait la voie de la littérature pour
faire entendre une variante de plus de la critique de la société contemporaine.
Jean-Pierre Ostende ne dénonce rien, ce qu’il fait
est bien mieux et bien plus inquiétant : il donne à éprouver
un « état critique » du monde contemporain et
cela, non pas depuis la distance d’un moraliste mais depuis
l’état d’errance mentale où sont parvenus
ses personnages à force de vouloir vivre plus pleinement,
et pour ainsi dire « à la lettre », ce monde
tel qu’il est et tel qu’il réclame de tous quelque
chose. « Appelle-moi» dit la vision qui scande les
périples nocturnes de Philippe Gué, une vision écrite
dans le ciel en lettres de néon, près des berges
du fleuve ou au dessus de la forêt. « Appelle-moi », « Restez
en ligne », « Surtout ne coupez pas », « Ne
ratez pas notre rendez-vous » ; tout de la vie se joue à flux
tendu, rien de soi ne peut être sans rapport avec ce « grand
autre » indéfini, intangible qui, en toute occasion,
veille sur chacun, stimule, encourage : bienveillance de l’universal
shopping, du monde global de l’offre et du conseil, de l’insouciance
pour tous et de la vie à outrance.
Le fleuve, la voie rapide, la zone commerciale, le net et la télé,
les dérives nocturnes de Philippe Gué dans son break
vert bouteille, la vie expéditionnaire de Lara Ferlinghetti,
son épouse toujours en avion, toujours en mission et baignant
dans le cynisme euphorique du commerce multinational, la fébrilité excentrique
et mondaine des grands parents : tout est à flux tendu.
Et l’écriture l’est tout aussi exactement :
son unité est faite de rythmes différents et disjoints,
juxtaposés ; elle coule elle aussi à la manière
tranquille et irréversible des fleuves en crue, s’attardant
un instant, elle ré-accélère aussitôt
après, se rassemble en tourbillons qui se côtoient
puis se mêlent, elle est l’écriture d’un
ordre dans le désordre, d’un dévalement sans
retour qui emporte. Et puis il y a les sous-sols : la cave où Philippe
Gué reconstitue la scène primitive de la préhistoire,
la mine abandonnée où il séquestre et cherche
dans l’aveu de sa victime à savoir mieux qui il est,
ce qu’il fait, ce qu’il veut. Les sous-sols sont des
lieux hors du temps, des lieux de pause dans le mouvement, des
passages « à gué » dans le courrant général
où se trouve jetée l’existence. « Seuls
les paranoïaques s’en sortiront vivants », c’est
cette maxime, empruntée à quelque jeu électronique,
qui lui sert de viatique.
De là, de cette forme singulière du roman noir, vient
une forme d’effroi assez proche de celui que peuvent susciter
des films tels que Freenzie d’Alfred Hitchcock ou Mulholland
Drive de David Lynch ; l’effroi du témoin qu’hypnotise
l’engrenage d’un périple entièrement
dominé par le fantasme et que rien ne semble plus pouvoir
empêcher, sur lequel plus aucun jugement moral n’est
possible. Car le fantasme, ici, n’a rien de fascinant en
soi, bien au contraire. Montré sous son aspect pour ainsi
dire ordinaire, familier, il est surtout le signe d’une profonde
misère, d’une singularité triste, d’une
grande pauvreté du désir et de l’imagination.
Il est, pour tout dire, à l’unisson de la misère
mentale commune d’un monde où le fantasme est devenu
souverain, où l’on parle aux hommes comme l’on
parlerait à des enfants attardés. Un monde qui n’est
autre que celui qui prend forme sous nos yeux, il n’est qu’à écouter
ce qui se dit, lire ce qui s’écrit et voir ce qui
s’affiche un peu partout pour s’en convaincre. Voie
express est fait de cette matière du monde, de prélèvements
opérés dans ce qui se dit, se lit et s’affiche
sans vergogne comme l’innocence enfantine de cette époque.
Une innocence effrayante d’inconséquence, décervelée.
Jean-Pierre Ostende mène le rythme des dévoilements
- c’est-à-dire, plus exactement, celui des enchevêtrements
de scènes et fragments rapportées - de telle sorte
qu’une ombre plane toujours sur les révélations,
que la réalité des meurtres reste indécidable.
Ici le réalisme est inversé : alors que, des scènes évoquées,
beaucoup de choses manquent pour qu’elle soient visuellement
complètes, c’est sur certains détails que l’éclairage
est porté. Certains détails dont la sélection
aléatoire nous semble due à la subjectivité fantasque
que nous accordons depuis le début au fils narrateur mais
auxquels nous devons rajouter quelque chose pour compléter
les vides.
De fait, nous œuvrons nous-même à ajouter du
noir au noir. Tandis que le fils semble s’attarder par égarement
sur quelque détail exempt de toute morbidité, ce
que nous imaginons de la scène ajoute au tableau, comme
pour le préciser, ce que l’auteur a pris soin, précisément,
de ne pas mentionner. Et tout à coup c’est cette attention
du fils portée sur le break de son père, sur telle émission
nocturne de radio, telle chanson en vogue, sur le rouleau de corde
ou les gants en caoutchouc dans le coffre, qui devient en soi sursignifiante,
débordante de significations inquiétantes. Au final,
c’est nous qui savons, qui savons trop ; car c’est
en nous que se déroule le fil de l’histoire secrète
de Philippe Gué, paranoïaque par application, détraqué serein,
criminel innocent, héros de jeux télévisés
et professeur de collège à ses heures. Une partie
du livre, sa partie la plus sombre, s’écrit dans la
lecture.
Fragmentations du récit, superpositions, arborescences :
il n’est guère possible de ne pas mentionner aussi
que l’on rit beaucoup dans Voie express. De ce rire que soulève
l’exactitude de la langue quand elle s’applique à décrire
les absurdités d’un monde tel que celui-ci, la coexistence
de lubies solitaires de toutes sortes, et les inventions très
personnalisées que chacun apporte à l’invitation
au dérèglement généralisé qui
nous est faite - celle de l’univers survolté des médias
et de le consommation, celle du « vivre davantage » par
tous les moyens et du fantasme pour tous. Ce qui fait rire dans
Voie express ce sont, s’ajoutant au récit du sadisme
tranquille de Philippe Gué, ces courtes scènes baroques,
ces dialogues insensés, ces mises bout à bout de
fragments du réel et autres slogans du crétinisme
ambiant qui viennent tout droit de notre quotidienneté et
complètent jusqu’à l’euphorie le tableau
de désastre qui en est fait, d’une façon, cette
fois-ci, pleinement réaliste.
On ne saurait trop longtemps le négliger : c’est la
réalité de l’existence, telle qu’elle
se manifeste à tous et à laquelle nous sommes tous
confrontés, qui a changé. Elle a pris la forme d’un
patchwork, d’un carrousel d’images et de messages de
toutes sortes, d’un univers de cruauté joyeuse pour
jeux électroniques. D’où il s’ensuit
que le réalisme, s’il en est un possible, doit être,
lui aussi, reconsidéré. Il fait même figure
d’urgence salutaire pour ces temps voués à la
toute-puissance du fantasme et à l’enthousiasme sous
perfusion, où la réalité n’est plus
guère qu’un vague pressentiment, une forme de superstition.
Voie express est un conte des temps qui viennent, un livre écrit
depuis l’autre côté du miroir. © Jean-Paul
Curnier, 2003
——————
Aurélien
Masson
Géographie intime d’une prison invisible
Qui est Philippe Gué ? Qui est réellement ce professeur
d’Histoire Géographie qui regarde par la fenêtre
de sa prison ? Une star de l’innommable ? Un serial-killer
amateur d’enlèvements d’auto-stoppeuses ? Mais
encore…
Voie express est une reconstitution. Celle d’un fils, Victor-Louis,
qui marche dans les traces de son père, Philippe Gué.
Et ces traces sont nombreuses. Les carnets de son père,
ses enregistrements audio, ses cassettes vidéo, mais aussi
les témoignages des membres de la famille, des victimes
qui ont croisé le chemin de Philippe forment un kaléidoscope
de sources qui s’entrechoquent tout au long du récit.
Victor-Louis rassemble ces éléments épars,
les trie, les organise tel un documentaliste consciencieux. Son
point de vue est froid, objectif, pas de place ici pour un psychologisme
facile. Son souci est moins d’expliquer que de comprendre
la trajectoire du père. C’est un lent processus qui
nous est décrit au cours du livre : comment un homme épris
d’absolu, désirant par dessus tout « vivre davantage »,
est-il devenu un kidnappeur en série, répétant à l’infini
les mêmes actes ? Cette compréhension de l’autre
ne saurait être atteinte de manière abstraite ou scientifique,
c’est bien par l’observation – et selon des points
de vue différents – de l’individu, ses comportements,
son interaction avec le milieu qui l’entoure, que le lecteur
parvient à approcher l’univers mental de Philippe
Gué… Très vite, nous comprenons que Voie express
n’est pas une simple reconstitution, elle est aussi une étude
de milieu. Comme Philippe Gué le dit lui-même, il
est « un habitant de la voie express ». L’état
mental du héros est un écho de ce lieu physique autour
duquel il ne cesse de graviter, au volant de sa voiture…
*
Comme tous les grands romans d’anticipation sociale, Voie
express nous invite à un voyage dans un univers distant.
Aucune indications temporelles, géographiques pour situer
concrètement l’action qui se déroule devant
nos yeux. Nous évoluons dans un espace socio-économique
flou à la fois proche et éloigné du notre.
A travers l’étude de Philippe Gué, Ostende
nous décrit un monde que nous pouvons quasiment toucher
du doigt.
Dès les premières pages, Voie express vous projette
dans une société capitaliste exacerbée qui
trouve sa dynamique dans ce que nous pourrions qualifier d’ exploitation
narcissique de l’individu où l’acte de consommer
et celui de désirer ont finalement fusionné. Dans
l’univers de Voie express, tout est possible, rien n’est
interdit du moment qu’on le souhaite et qu’on peut
se le payer : Vous désirez vous faire lifter entièrement
et porter des mini-jupes outrancières alors que vous avez
85 ans et que vous êtes grand-mère ? Pas de problème,
après tout, qui a envie d’être vieux et moche
? Vous aimeriez louer les services d’un groupe de fans qui
vous poursuivraient en vous demandant des autographes ? Signez
ici, ce service existe et c’est tellement plus agréable
que de se sentir seul et quelconque…Les personnages qui peuplent
le roman sont des consommateurs atomisés, des clients anonymes
aiguillés par leurs désirs et leurs réalisations
immédiates. Désirs sans cesse stimulés, à coups
de spots publicitaires, de slogans radiophoniques qui vous transforment
en dieu éphémère et égoïste.
La voie express, cet anneau d’asphalte qui cerne une ville mystérieuse,
est une parfaite stylisation urbaine de cette société en devenir.
Avec ses gigantesques supermarchés illuminés tels des monuments
historiques, ses zones commerciales qui semblent conçues exprès
pour vous, ses prostituées livrées qui vous attendent sous les
ponts, c’est un espace libidinal, un lieu qui suscite et provoque le
désir, vous propose le spectacle de la consommation en marche. Tout
ce qui défile devant les vitres de votre voiture est potentiellement
accessible : les produits de consommation courante qui se déclinent à l’infini
pour vous donner l’illusion du choix, mais aussi les individus, ces prostituées
que l’on peut acheter ou ces femmes faciles qui dansent dans les night-clubs
et s’offrent à vous pour leur plaisir. Entrez donc, branchez-vous
sur cette émission de radio où l’animatrice vous susurre
de sa voie satinée que vous êtes le plus beau, laissez votre regard
courir sur ce panneau publicitaire qui borde des entrepôts de verre « Le
monde est à vous. Vous ne le savez pas ? Ne vous limitez pas »,
laissez doucement le désir monter en vous…
Qui est Philippe Gué, cet homme qui roule dans la nuit le long de la
voie express en écoutant de la musique rock ? Il est avant tout, un
homme comme les autres, « reproduit à des millions d’exemplaires,
chaque exemplaire est différent ». Il est un homme de cette société de
l’image, un peu obsessionnel, une encyclopédie vivante de la mémoire
télévisuelle. Mais le désir qui anime Philippe Gué n’est
pas celui de tout le monde. Il n’est pas là pour acheter des caméscopes,
louer des cassettes vidéos ou les services d’une femme. S’il
se rend tous les jours sur ce périphérique du désir, c’est
qu’il lui permet de « vivre davantage ». Car Philippe Gué est
un homme qui rêve d’une autre vie, d’une renaissance permanente.
A l’étroit dans son costume de bon fils, de bon mari et de bon
professeur, Philippe Gué rêve non pas de vive ailleurs – quel
ailleurs possible dans un monde photographié, disséqué par
des milliers de satellites ? – mais de vivre davantage, de vivre plus.
Il passe des annonces sous des pseudonymes, se déguise, modifie son
apparence physique, prend de jeunes auto-stoppeuses et se réécrit
un passé, un présent, un futur. La voie express rend possible
cette tentation en offrant un décor abstrait qui s’oublie aussi
vite qu’il s’appréhende, qui s’efface alors qu’il
apparaît. Lieu anonyme aux potentialités multiples, la voie express
permet l’initialisation de ce désir absolu, quasiment divin, de
renaître à jamais. Comme le note son fils, « là quand
il roule sur la voie express, ça lui donne envie»… © Aurélien
Masson, 2003
Liens
brisés
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