Le
conte d'Ostende par Pierre Drachline
Le Mur aux tessons, Gallimard, coll l'Arpenteur, 1989
<< Yes Le Guen, le personnage principal du premier roman du poète
Jean-Pierre Ostende (1), possède assez de diplômes
pour ambitionner un emploi aussi confortable que terne. Mais cet
homme encore jeune, qui aime " le flamenco, les jeunes femmes
brûlantes, les spasmes ", a trop d'orgueil pour sacrifier
sa vie à une fonction. Aussi, bien qu'il n'ait aucune connaissance
particulière en la matière, devient-il jardinier
des Moreau, un couple aux rapports ambigus.
L'auteur, par petites touches impressionnistes, tisse la toile
d'araignée dans laquelle vont se débattre des êtres
dont les félures ne paraissent pas compatibles. M. Moreau
se fait appeler " M. le Directeur ". Cet homme hautain
mais courtois se préoccupe plus du " mur de tessons " qui
orne son jardin que de ses affaires ou de son épouse. Le
Guen se méfie de " gens si polis, aussi polis que certains
tortionnaires au sourire angélique ".
Le Mur aux tessons met mal à l'aise sans que l'on sache
exactement pourquoi. Certes, les petites phrases sèches
de Jean-Pierre Ostende contribuent à créer un climat
angoissant. Elles se contredisent souvent les unes les autres et
lancent le lecteur sur des pistes qui n'aboutissent jamais. Qu'est
devenu le précédent jardinier ? Quelle entreprise
dirige donc " M. le Directeur " ? Que fait Mme Courtois
lorsqu'elle se rend dans la petite ville voisine ? Que sait exactement
Marthe, la bonne muette à l'ouie toujours en éveil
? Toutes ces questions demeureront sans réponse !
Mme Moreau, plus par désœuvrement que par passion,
devient la maitresse de Le Guen. Elle lui cède son corps
autant de fois qu'il le désire mais refuse d'évoquer
avec lui les conséquences de leur liaison. Jardinier il était,
jardinier il reste ! " M. le Directeur ", au contraire,
s'intéresse de plus en plus à la personnalité de
son employé. Il le soustrait fréquemment aux attentions
de sa femme et envisage même de lui confier son secrétariat
particulier.
Le Guen, sans en avoir vraiment conscience au début, se
pique au jeu et gagne en ambition ce qu'il perd en orgueil. Il
accomplit une manière de mue et se glisse avec délectation
dans la peau d'un " dauphin ", d'un héritier bientôt
légitimé. Plus Moreau baisse, plus Le Guen monte,
et les deux hommes finissent par échanger leurs places sur
l'échiquier de la société. Pour l'auteur,
les fonctions sociales, tout comme les identités, sont mensongères.
Jean-Pierre Ostende écrit comme les joueurs de poker bluffent,
et d'un roman, il a fait un conte pervers dont, bien sûr,
aucune morale n'est à tirer.>> Pierre Drachline, © Le
Monde, du 20-10-89
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Récit, mémoires de cheminots par Claire Ponsignon
Le Pré de Buffalo Bill, éditions Via Valeriano,
1990
En 1939, ils étaient environ mille cheminots à travailler à la
réparation et à l'entretien des trains, aux ateliers
du Prado à Marseille. En 1988, à l'heure où la
fermeture définitive approche, certains d'entre eux ressentent
la nécessité d'écrire sur cette communauté qu'étaient
leurs ateliers.
Avec des mots simples, dans un style parfois lapidaire, Jean-Pierre
Ostende, discret porte-parole, récolte et organise leurs
souvenirs en une " mémoire collective ". Il ne
s'agit ni d'une enquête ni d'un inventaire. Le ton est donné,
sans équivoque : on n'a pas cherché ici à reconstituer
point par point l'historique des ateliers.
Aucun souci d'exhaustivité, mais plutôt celui de
composer par petites touches impressionnistes une sorte de fresque
mouvante,
comme est mouvante la vie. Jean-Pierre Ostende ne recueille pas
tant des témoignages précis que des bribes, des
voix, des échos. Celles du soudeur, du ferreur ou du bourrelier,
qui livrent leurs enthousiasmes et leurs angoisses des lendemains
incertains. Souvenirs des luttes, mais souvenirs toujours en
demi-teinte. Et la phrase, brève, sans fioritures inutiles,
souvent reste en suspens, laissant à la nostalgie le soin
de combler les silences. Claire Ponsignon, © Le
Monde, 15-03-91.
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Les
vieilles tantes et le dératiseur
par Monique Petillon
Le neveu chronique, éditions Gallimard (coll. L’arpenteur),
roman, 1991.
Le dératiseur, héros paradoxal ? Il y avait eu, inoubliable,
celui qu'incarnait dans un film de Truffaut Une belle fille comme
moi, Charles Denner, farouche et pathétique. Aussi solitaire
mais plus inquiétant est celui qui vient miner de l'intérieur
le second roman de Jean-Pierre Ostende.
Une petite ville, une gare désaffectée, un lac. Paul
Vancouder, la quarantaine effacée et distraite (" Paul,
vous êtes nulle part ", lui répète-t-on),
végète dans les assurances, section des sinistres,
et habite chez ses vieilles tantes. Elles ont les yeux perçants,
le cou maigre, des robes noires qu'agite le vent. Les tantes lavent
les tombes des oncles enterrés dans le jardin et tricotent
pour l'improbable bébé que le neveu serait " largement
en âge d'avoir ".
Le neveu " rumine ", il a sa part de rêves : contempler
le ciel avec son ami Gus, un rebelle, un fugueur, qui va finir, à force
de bricoler, par produire sans s'en douter de l'" art brut ".
Avec Gus, le neveu regarde les étoiles : Antarès,
Bételgeuse. Avec sa " fiancée ", une veuve
que les tantes _ avant de l'adopter _ trouvent un peu olé olé,
il projette des pêches nocturnes, au filet, sur le lac. Tout
est fade et doux, fleur bleue, vieux jeu : la bouillotte et les
tisanes, les parties de " whist à gogo " sous
le platane. Les tantes facétieuses et sentencieuses répètent
qu'elles gardent leurs gardiens, Pierrette et Georges Murray, un
couple de retraités.
C'est alors que survient, coïncidence, mais les tantes raffolent
des coïncidences _ ce qui peut-être les perdra _ un
autre Murray : Igor, le dératiseur, embauché pour
nettoyer la cave. D'emblée, avec son air " décidé et
coriace ", il intrigue et fascine : habillé de noir
comme un croquemort, avec de grosses chaussures comme orthopédiques,
il a les lèvres minces, la main osseuse, le parler étrange émaillé de
formules latines. Pourquoi demande-t-il à habiter dans la
cave ? Ne se nourrit-il que de lait fermenté ? Que fait-il
de son argent ?
Peu à peu, cet étranger " intra muros ",
d'abord admis avec réticence, prend possession des lieux
et des esprits. Il commence par s'enfermer dans la cave où il
cultive des iris, avant de projeter la construction d'une serre,
d'un aquarium, d'un mausolée. Dans la maison désormais
entourée de barbelés où monte une fièvre
obsidionale, le neveu, les tantes et les gardiens tombent tour à tour
sous la coupe du dératiseur. On " le sent présent,
comme on dit d'un vent qu'il est dominant ".
Claustration, ivresse, folie, mort, selon un scénario qui
a fait ses preuves, de l'Ange exterminateur à To Sleep with
Anger, l'intrus crée le désastre dans un lieu clos
transformé en camp retranché. Reste le phrasé insolite
de Jean-Pierre Ostende qui écrit comme parlent les tantes, " sur
la pointe des pieds, en pointillé ". L'herbe pousse
entre les mots comme parmi les poutres et les gravats de la gare
désaffectée. Raccourcis, ambiguïtés,
dérapages : Ostende a un vrai talent pour faire naître
et monter, par petites touches sèches, un malaise indéfinissable.
Monique Petillon, © Le Monde, du 01.11.91
Ostende
en pointillé par Monique
Petillon
Le documentariste, Gallimard, coll l'Arpenteur, 1994
Comment appréhender une ville? Quel aspect suggérer
dans un documentaire? "Dois-je prouver l'existence de cette
ville? Cette ville existe-t-elle? " Ce sont quelques-uns des
problèmes que se pose David Strehler, le "documentariste",
en mission depuis le début de l'automne à La Garde,
près de Toulon. Un homme _ mettons qu'il s'appelle Romanov
_ lui sert de "passeur", de guide dans le panorama secret
que résume une "boîte", Le Caramba. Là se
trouve la ville hors saison, l'irrégulière, avec
ses lumières souterraines et son billard: on y boit du gin,
on y écoute une zarzuela, la Rosa del Azafran.
Mais, à part Le Caramba, rien dans la ville n'est farfelu.
Rien n'attire l'attention de Strehler jusqu'à ce qu'il rencontre
Gerald Matin, "l'homme en blanc", qui cherche son frère
disparu. Matin est voyageur de commerce; son frère, d'après
ce qu'on dit de lui, a le feu sacré. C'est un kamikaze,
un "peur-de-rien", s'il faut en croire tous ceux qui
l'ont rencontré. Peu à peu se dessine le portrait,
encore en creux, de quelqu'un qui n'apparaîtra jamais dans
le roman: le "grand passant absent" que ne seront
jamais ni Matin ni Strehler.
Entre ceux qui ne quitteront jamais la ville, de la naissance à la
mort, et celui qui est parti, animé par son propre mouvement,
il y a Strehler et Matin, les indécis. Ce ne sont pas
des héros, simplement des gens qui se sentent "mal
mais vivants". Comme ses personnages, Jean-Pierre Ostende,
avec sa manière laconique, pointilliste, semble être "à l'écart".
Son écriture, insolite, "dépareillée",
intrigue. Le documentariste ne laisse pas indifférent,
même
si, avec ses phrases noires, ses couacs, il se sent parfois "guignol,
pantin et veau, à pédaler dans le vide".
Monique Pétillon, © Le Monde du 24.06.94
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Un
homme à côté, par Monique
Pétillon
La province éternelle,
ed Gallimard, coll l'Arpenteur, 1996.
Portrait mi-Magritte, mi-Souchon d'un grand dadais saisi par le
bonheur de l'instant
Qu'est-ce pas un grand dadais, ce « fils » de quarante
ans qui n'a pas quitté sa mère depuis leur première
rencontre prématurée ? Ils vivent ensemble, dans
cette ville de province qui, ainsi que les personnages, reste innommée.
De petites rentes, une vie dérisoire, les légumes à éplucher,
la maison à entretenir. Parfois, pour la santé de
la mère, un séjour « dans un endroit spécialisé,
l'air, l'eau et les pilules ». Parfois des repas de famille
où « tout le monde rest[e] assis du début à la
fin, chacun avec ses neuf mètres d'intestin ».
Un jour le fils, ce simplet « sans pedigree » qui fume
des Craven A, intervient : il acquiert un lopin, à l'extérieur
de la ville, dans une zone de jardins potagers pour citadins. Il
rêve de bivouaquer dans la cabane à outils, et, travaillant
pour la première fois de ses mains, se « sent castor ».
De plus en plus souvent, il se rend au jardin, d'abord convoyé par
un chauffeur de taxi, puis à mobylette « courbé,
casqué, insecte, caparaçonné ». Les
gens du quartier trouvent cela grand. La mère est un peu
jalouse, le chauffeur, admiratif.
Il faut l'imaginer heureux, ce « fils » qui traverse
la vie en coulisse : l'ancien enfant aux lacets dénoués,
l'écolier « trop souvent absent » dont un professeur
avait dit : « Il n'a aucun talent. A part le courage du bonheur. » Il
a, en fait, sa dynamique, « lui, le persévérant
des jardins de banlieue vers les secrets, les saisons, les oasis ».
Lorsqu'un orage d'été, qui tourne au déluge,
noie le jardin, il découvre, imperturbable, d'autres plaisirs
: pêcher et se baigner dans la rivière, un jour « de
chaleur à haut-le-coeur », boire une bière
fraîche dans un snack-bar de campagne tenu par une belle
patronne, qui cultive elle aussi son jardin. « Il lui décrivit
le sien, un peu parent d'élève, la cabane à outils,
l'inondation et la boue. Elle le sentit perdu, un instant poussin,
quand il lui proposa des fleurs, des fleurs rouges. »
Toute sa vie, l'homme sans histoire, à qui rien n'arrive,
s'est retenu, « sans jamais se lâcher dans une aventure
qui pourrait l'emporter », mais il est peut-être plus
présent au monde que les autres, lui qui regarde les choses
comme pour la première fois. Riverain de la terre et du
ciel, il sent sa vie s'écouler comme les nuages et semble
avoir des ailes, loin des tapages. « L'homme à côté
Mais être à côté était son côté »
Sélectif et aigu, le regard de Jean-Pierre Ostende comme
celui des enfants, « petits experts du minuscule » fait
des rapprochements incongrus, des inventaires insolites (« Un
feu rouge, un landau. Jamais de marmotte »). Avec une évidence
inattendue, l'écriture laisse affleurer, à travers
ses pointillés, des clichés parfois détournés,
des titres « magrittiens », des bribes de Baudelaire
et de Souchon. Des huit petits livres qu'Ostende a publiés
en dix ans, aucun ne montre avec autant de simplicité élusive,
autant de paradoxale conviction, la sérénité dans
l'insignifiance et la vélocité heureuse d'un héros
sans qualité : « Et soudain il s'éloigna, l'homme
de terrain, l'homme de la province éternelle, vers les oiseaux
légers et les terres de toujours où filent les enfants
encapuchonnés et les mères avec leurs sacs, parmi
les fleurs, les chemins et les villages, comme un train à travers
les vallons, les arbres et les collines aux odeurs de chien mouillé,
dans le paysage qu'il aurait traversé en dormant, fugitif
et sauf, vers la province devenue le monde, au galop. » Monique
Petillon, © Le Monde, 01.11.96
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Le
sac à malices de Jean-Pierre Ostende, par Patrick
Kechichian
Planche et Razac, Gallimard, coll l'Arpenteur, 1999
Objet insaisissable et composite, « Planche et Razac » constitue
une étrange et excitante tentative de faire éclater
les contraintes de la narration
L' imagination, nous sommes bien d'accord, est une sorte
de matière
brute et sauvage qu'il convient de domestiquer avec les règles et les
compas de la pensée. Même si nous la désirons, même
si elle est le bien littéraire le plus digne d'éloges, c'est
en êtres raisonnables que nous voulons l'accueillir. Seule une fête
bien ordonnée serait promesse de plaisir... Mais tout usage souffre
d'exception ; il est des fêtes plus débridées que d'autres...
Ainsi celle à laquelle Jean-Pierre Ostende convie son lecteur, qui devra
avoir l'esprit bien accroché pour s'embarquer dans son drôle de
bateau romanesque.
Cela fait longtemps déjà que, discrètement, avec constance,
Jean-Pierre Ostende fourbit ses armes. Et Dieu sait qu'elles ne sont pas faites
du bois dont tout le monde se réchauffe ! Les éditions Unes,
en 1986 et 1988, publiaient ses deux premiers livres, Les Elans minuscules
et La Conviction de la rampe. C'étaient des poèmes, ou des sortes
de poèmes : images brèves, idées tordues autour des mots,
anecdotes dont il ne subsiste que l'os, fragments détachés d'on
ne sait quelle totalité. Le second recueil inscrivait, d'une manière éclatée,
les éléments d'un art poétique, d'un paysage littéraire
curieusement agencé et d'une manière de composer avec l'imaginaire,
dont Planche et Razac semble être l'aboutissement - mais ne préjugeons
pas de l'avenir... On pouvait lire ceci : « Choisir pour enrichir parmi
tous les possibles et toutes les correspondances : c'est un parcours. » Et
un peu plus loin : « On peut détourner les choses. J'aime le faire.
Il y a des trajectoires à suivre. Toujours à partir de trajectoires,
d'autres trajectoires. »
Puis, à partir de 1989, publiés chez l'Arpenteur-Gallimard, vinrent
quatre brefs romans au titre également évocateurs et bien choisis
: Le Mur aux tessons, Le Neveu chronique, Le Documentariste et , en 1996, La
Province éternelle, qui était une fort belle réussite.
Une certaine qualité de fantaisie, une manière de laisser aller
la « trajectoire » des personnages afin de mieux faire progresser
le malaise du lecteur, le ludisme d'un langage comme livré à la
libre association... Tout cela mis au service de récits laconiques avec
des héros effacés, toujours à côté ou en
marge de leur propre existence, frères en désenchantement de
ceux d'Henri Calet, mais en plus déjantés.
Quelque chose d'autre était en gestation. Une chose plus large et ambitieuse
(comme on dit), dont cet étrange roman-ci est l'expérimentation.
Résumons, si cela se peut... Marcel Planche « vit de combines,
souvent dans les bars, dépanne un commerçant, sert d'intermédiaire
pour un magnétoscope, un appartement ou un chantier au noir » ;
il « aurait volontiers écrit un livre culte sur sa période
de bookmaker ». On le devine coiffé et habillé en classique
petit loubard marseillais, « chaussures jaunes et veston bleu ».
Raymond Razac, lui, est plutôt du genre camionneur, avec débardeur
et casquette, taciturne, grand et fort comme un Turc, sentimental en diable
; il a une soeur, Solange, qui fait se retourner les joggeurs, et aussi Planche. « A
l'époque où il rencontre Marcel Planche, Razac est chauffeur-livreur,
et vit seul, au cinquième étage d'un immeuble du centre. »
Sur près de 300 pages et en pas moins de 737 chapitres - souvent réduits,
il est vrai, à quelques lignes ou mots -, le lecteur déboussolé est
invité à suivre - mais c'est beaucoup dire - une série
d'aventures débridées et saugrenues, à côtoyer une
foule guère moins nombreuse de personnages, tous plus annexes et interlopes
les uns que les autres... Par exemple, ce docteur Rainarte qui engage les deux
compères dans une louche affaire de cobayes humains et les installe
dans sa villa, tout près de Marie, la troublante épouse du « docteur
tête d'ampoule »... Où sommes-nous ? Quel est ce rafiot
qui dérive au gré de tous les vents imaginaires ? Roman noir
parodique qui se teinte souvent de couleurs tendres avant de repartir, sur
un rythme encore plus effréné, dans une direction inattendue,
le livre d'Ostende est comme un réservoir à malices et à fantaisies.
Les lois du récit volent en éclats. Mais chaque morceau prend
une valeur, en dehors de toute hypothétique idée de reconstitution.
On se retrouve à la fin devant un curieux objet composite, insaisissable. « Marcel
Planche rumine cette phrase durant des jours : " J'ai envie de trouver
la suite." » (chapitre 80) ; et vingt-deux chapitres plus loin : « Certains
récits enflamment Planche et Razac quand ils les entendent mais le lendemain
il n'en reste rien. D'autres les laissent froids et se révèlent
inoubliables. » Pareil pour le lecteur qui hésite entre le trouble,
le plaisir et, parfois, l'envie de naviguer sur une mer plus calme ! Patrick
Kéchichian, © Le Monde du 24.09.99
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Dans
le vide du sujet, Par
Eric Loret
Jean-Pierre
Ostende, Voie express, Gallimard,2003 Relations et silhouettes.
Carnets 1992-1995, Le Bleu du ciel, 2003
<< Avec un recueil d'aphorismes et un roman aux personnages à la
porte
d'eux-mêmes,
Jean-Pierre Ostende fait le portrait de notre post-humanité.
Note pour une histoire littéraire à venir : peut-être
que, tout comme le romantisme allemand dut traverser la montagne
(Lenz, Winterreise), notre génération mondialisée
aura pour figure obligée le tueur en série et un
non-lieu : son errance (Lost highway, Roberto Succo). Et si les
bois ténébreux étaient le locus terribilis
où le héros rencontrait sa propre folie et la mort,
peut-être l'autoroute, la voie rapide sera-t-elle pour nous
cette même métaphore de l'autodissolution. De toute
façon, le héros de Voie express finit quand même
par atterrir dans la forêt, s'enfoncer avec ses victimes
dans des boyaux, caves, toujours plus sous terre, plus subconscient,
et par y faire disparaître leur disparition même, car
ce psychopathe, au lieu de tuer les femmes qu'il enlève
ou de leur coudre des rats dans le vagin, les relâche sans
les avoir touchées : «La forêt se distingue
dans la nuit pas encore entièrement tombée. Debout,
jambes écartées, les mains dans la ceinture, je la
regarde partir dans la forêt. Elle titube dans son short
et cherche l'orée. Elle titube.» Déjà dans Planche et Razac (1999), à peine
deux personnages, deux silhouettes, assommaient les gens pour les
livrer à un savant que l'on pouvait supposer vivisecteur
fou mais sans que jamais le roman le décidât vraiment.
Voie express nous laisse dans la même irrésolution,
dans la tension pure, avec un «Philippe Gué»,
professeur d'histoire-géo qui chasse ses proies à la
petite annonce (il cherche une initiatrice à la dissection),
puis à la camionnette, puis à la voiture de flic,
changeant d'identité, jouant auprès de ses victimes,
comme tout sadique qui se respecte, tour à tour le rôle
de tortionnaire, de consolateur ou de témoin grâce à des
déguisements variés. Philippe Gué enferme,
relâche, puis recueille à la sortie du bois, puis
interroge en faux journaliste. Il a par ailleurs (tout à fait
ailleurs) une femme, Lara Ferlinghetti, qui «voyage dans
le monde d'un continent à l'autre pour les affaires de la
Douceur», une compagnie vouée à «la qualité de
la vie» et dont le nom se propose, on le voit, d'euthanasier
gentiment toute négativité. Philippe Gué a
aussi des parents, entièrement refaits sur le billard, et
un frère avec des sacs plastique, que l'on retrouve à la
fin. Enfin, Philippe Gué a un fils, Victor-Louis, qui enquête
sur son père à partir de fragments, lettres, photos,
vidéos et qui justement raconte l'histoire. Ce trucage narratif
présente deux avantages. Le premier est que le récit
peut zapper d'une séquence à l'autre sans trop détailler,
introduisant une sorte de vide inquiétant entre des zones
plus claires. Le second est que le lecteur peut observer son époque
depuis l'avenir, puisque Philippe Gué, trente-cinq ans au
moment des faits, révère The Virgin Suicides et ne
peut plus voir In the Mood for Love qu'au ciné-club. Dans
ce temps légèrement donc en avance sur le nôtre,
on chantonne d'angoissants refrains comme «There is no place
like CD-ROM» et les jeux vidéo expliquent que «seuls
les paranoïaques s'en sortiront vivants».
Dans cet «Univers Galerie» où règne
la transparence libérale, les gens sont ventriloqués
par des feuilletons télé (dont Joseph, série
culte récurrente dans le livre), des guides du genre de
Combat de managers à la nuit tombée de Luigi Corgan,
lecture de chevet de Philippe Gué. Dans ce monde qui est
presque le nôtre, le radotage est organisé, la ratiocination
obligatoire, les personnages pensent à répétition
: «Il ne sait pas si elle voudra la blouse qu'il a placée
avec soin à côté de la bâche dans le
coffre de son break, il la lui proposera mais pas le bonnet. Il
ne sait pas si elle voudra la blouse.» Plus loin, la critique
d'Ostende se fait moins fictive : «Deux jours après
la soirée nationale pour la fête de la fête
(tous les pays européens nous envient), l'heure est grave.
(...) Psychologues et psychiatres viennent dans les lycées,
les collèges, pour des tables rondes, un colloque. (...)
On analyse les images de la télévision à la
télévision. On s'interroge sur la démocratie.
Puis c'est le Goncourt des lycées et des collèges,
le Goncourt des écoles primaires, le Goncourt des maisons
de retraite. Tout le monde donne son avis. C'est la démocratie.» Cet éreintement
de la démocratie du spectacle trouve un prolongement dans
Relations et silhouettes, carnets d'aphorismes et de phrases recueillies
par l'auteur entre 1992 et 1995 : «Ils réunissent
des lycéens pour choisir le meilleur livre et les lycéens
font le même choix que les adultes. Ils choisissent le même
navet.»
On
comprend le lien qui unit les deux livres : ce sont les mêmes
phrases vaines, débiles, collectées dans Relations
et silhouettes, qui hantent le héros de Voie express, qui
le vident, finalement. A côté de ces phrases «lues,
prélevées» («¬ Entrons dans le vide
du sujet», «Les chefs de projets et la visibilité. "Est-ce
que c'est bien visible ?"»), en addition à des
citations de Cioran ou de Hocquard, Ostende livre ses agacements
: «Je constate une fois de plus quelle jouissance il y a
chez certains militants antifascistes quand le fascisme ou le moindre
acte raciste se manifeste...» Et puis en commun, il y a encore
un humour froid, car autant rire de la braderie humaine qui s'organise
en ce moment : «Victor-Louis s'intéresse à l'informatique. Ça
tombe bien, l'informatique s'intéresse à lui.» © Libération,
13-02-03
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