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1999-2018

 

Victor SEGALEN

Deux lettres et un texte sur Gauguin

 

La haine de l'artiste officiel " On va vendre à Papeete les quelques pauvres choses qui lui restaient, et quelques toiles, des manuscrits. Par une monstrueuse ironie, ces reliques sont minablement logées dans les dépendances de l'ancien " palais " des Pomaré, dont la grande salle est occupée par l'exhibition terne des oeuvres d'un cabotin officiel, Bopp du Pont, qui, accompagné de sa cabotine famille, mais nanti d'une lettre politique, est venu ici gruger la colonie (on donne des leçons de piano, déclamation, cor, violon, et on raccommode les pianos). Naturellement, il hait Gauguin. Et naturellement je méprise la peinture Bopp du Pont. Je combats le bon combat, j'ai la FOI, et des armes, et le Mercure comme appui. " (Lettre à ses parents, du 27 août 1903.)

Le projet du Maitre du Jouir " Un Européen de personnalité puissante, le peintre Gauguin, par exemple, débarque dans ces iles ; et s'attriste et s'irrite de l'état où la " civilisation " les a réduites. Il veut tenter de ressusciter la race. Pour cela, il lui rendra ses dieux, dont il taillera les images; il rendra les jeux et l'enthousiasme paiens; il tentera de ressouffler cette joie de vivre si éclatante avant les arrivées convertisseuses. Ses efforts. Sa presque réussite. Les admirables fêtes qu'il ordonne. Enfin ses déboires, avec un élément nouveau, non plus méthodiste et catholique, mais non moins lugubre : l'administration européenne. Ses insuccès. Peut-être sa mort. " (Lettre à Daniel de Monfreid, du 24 mars 1907.)

Une sorte de génie d'espèce " Il importe assez peu que cet homme se soit appelé d'un nom ou d'un autre, bien que celui qui fut le sien _ trois syllabes d'une couleur puissante et sombre _ ne dépareillait point sa carrure et son album. Il n'importe pas non plus qu'il ait été peintre, sculpteur, potier, maitre orfèvre ou maitre maçon, car il y avait un peu de tout cela en lui et un étonnant pouvoir à dompter la matière et toutes les matières qui passaient par son étreinte. Il n'importe pas, enfin, que l'on sache avec exactitude apparente et doute caché, toutes les ascendances et les races qui se mélangeaient en lui _ car il les avait régénérées en sa personne et il contenait, en lui-même, une sorte de génie d'espèce, impérieux, orgueilleux et gauche, fécond et tumultueux, comme il s'en lève parfois aux temps des origines chez les peuples en formation. Lui le tenait dans son seul individu. Par la puissance de créer, il équivalait une race entière. Il enfermait des genèses en puissance. Il en souffrit durement et longuement. Trop seul parce que trop lui-même, tout d'abord il appelait au hasard sans espoir de réponses. Il comprit que ses contemporains n'étaient rien à son endroit que des passants de hasard et d'indifférence et non pas des égaux, et non pas des congénères. Alors il résolut de s'en découvrir quelque part, dans la monde, ou peut-être de s'en façonner. " (Fragment du Maitre du Jouir.)

Les paroles et les formes "D'abord, il prit grand soin de recueillir toutes les paroles sorties des bouches d'autrefois, certain d'avance que par cela même qu'elles étaient dernières et irrépétables elles tenaient un prix singulier. Il vint ainsi par de longs soirs, de maisons en maisons, supplier qu'on s'en souvint encore et qu'on les lui confiât; mais on se moqua de sa curiosité, et qu'il voulût attacher quelque prix à des récits de "mangeurs d'hommes". Or, c'étaient les fils mêmes qui disaient cela, oublieux que dans la chair de leurs ancêtres ils avaient communié aux festins rituels et qu'ils en gardaient en eux des parcelles transmises. Il ne put rien obtenir. Devançant la mort de la Race, les paroles étaient mortes déjà.

Il renonça à faire oeuvre de conteur et voulut, au moins, fixer les formes et la beauté figurale de ces beaux et forts agonisants, mourant en pleine robustesse d'allure... Mais ces formes, surtout femelles, se cachaient obstinément, par pudeur apprise et décence importée, aux yeux de tous les étrangers; l'allure même avait perdu de sa magnificence en se pliant aux tournures étrangères. Enfin, il tenta d'écouter les chants et de recueillir le dernier écho des voix vraiment indigènes : vraiment sauvages ou guerrières. Voix mortes, aussi, car il n'obtint que des cantiques". (Fragment du Maitre du Jouir.)

Mette Gauguin "Mme Gauguin est, d'un mot, une forte personnalité de protestante septentrionale toute pourrie de vertu et toute viciée de christianisme dur. Et cela dressé en face de l'autre personnalité, animal puissant des tropiques à inventer et par delà tout le bien et tout le mal : Gauguin, "Paul", ainsi qu'elle dit _il est curieux d'entendre une femme parler de "Paul"_. Elle le reconnait très grand, mais très perverti. Elle avait épousé un homme de sentiments nobles et honnêtes, elle dit avoir retrouvé un sauvage vicieux et menteur. Et alors, et surtout quand elle imagine quelles furent ses substituées et ses remplaçantes parmi ces femmes dont les torses et les ventres tapissent les murailles chez Fayet et chez Monfreid, alors il n'y a pas assez de toutes les expressions et les mines de dégoût poisseux et hautain; et sa serviette indignée fustige et met en pièces, en l'air et alentour, des vahinés imaginaires, évidemment odieuses. Cependant elle se défend d'être jalouse : " Mon mari m'a toujours dit ne préférer nulle autre que moi." On ne croit pas qu'elle ait compris la peinture de Gauguin. Actuellement elle hait l'homme, le dernier homme en lui. Son nom, elle le dénie même. En somme, c'est un beau caractère antagoniste; non pas effacé; non pas sacrifié". (Lettre à sa femme, du 8 mai 1907, après avoir déjeuné avec Mette

Gauguin chez Daniel de Monfreid.)

VICTOR SEGALEN

 

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