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1999-2018

 

Primo LEVI

Si c'est un homme

 

Häftling (*) : j'ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174517 ; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche.

L'opération a été assez peu douloureuse et extrêmement rapide : on nous a fait mettre en rang par ordre alphabétique, puis on nous a fait défiler un par un devant un habile fonctionnaire muni d'une sorte de poinçon à aiguille courte. Il semble bien que ce soit là une véritable initiation ce n'est qu' " en montrant le numéro " qu'on a droit au pain et à la soupe. Il nous a fallu bien des jours et bon nombre de gifles et de coups de poing pour nous habituer à montrer rapidement notre numéro afin de ne pas ralentir les opérations de distribution des vivres ; il nous a fallu des semaines et des mois pour en reconnaître le son en allemand. Et pendant plusieurs jours, lorsqu'un vieux réflexe me pousse à regarder l'heure à mon poignet, une ironique substitution m'y fait trouver mon nouveau nom, ce numéro gravé sous la peau en signes bleuâtres.

Ce n'est que beaucoup plus tard que certains d'entre nous se sont peu à peu familiarisés avec la funèbre science des numéros d'Auschwitz, qui résument à eux seuls les étapes de la destruction de l'hébraïsme en Europe. Pour les anciens du camp, le numéro dit tout la date d'arrivée au camp, le convoi dont on faisait partie, la nationalité. On traitera toujours avec respect un numéro compris entre 30 000 et 80 000 : il n'en reste que quelques centaines, qui désignent les rares survivants des ghettos polonais. De même, il s'agit d'ouvrir l'oeil si on doit entrer en affaires avec un 116 000 ou un 117 000 : ils ne sont plus qu'une quarantaine désormais, mais ce sont des Grecs de Salonique, et ils ont plus d'un tour dans leur sac. Quant aux gros numéros, il s'y attache une note essentiellement comique, comme aux termes de " bleus " ou de " conscrits " dans la vie courante : le gros numéro par excellence est un individu bedonnant, docile et niais, à qui vous pouvez faire croire qu'à l'infirmerie on distribue des chaussures en cuir pour pieds sensibles, et qui est capable sur votre instigation d'y courir séance tenante en vous laissant sa gamelle de soupe " à garder " ; vous pouvez lui vendre une cuillère pour trois rations de pain ; vous pouvez même l'envoyer demander (comme cela m'est arrivé !) au Kapo le plus féroce du camp si c'est bien lui qui commande le Kartoffelschälkommando, le Kommando d'Epluchage de Patates, et s'il est possible de s'y faire enrôler.


(*) : prisonnier.

                                                      ******

La Buna, elle, n'a pas changé : la Buna est désespérément et intrinsèquement grise et opaque. Cet interminable enchevêtrement de fer, de ciment, de boue et de fumée est la négation même de la beauté. Ses rues et ses bâtiments portent comme nous des numéros ou des lettres, ou des noms inhumains et sinistres. Nul brin d'herbe ne pousse à l'intérieur de son enceinte, la terre y est imprégnée des résidus vénéneux du charbon et du pétrole et rien n'y vit en dehors des machines et des esclaves, et les esclaves moins encore que les machines.

La Buna est aussi grande qu'une ville. Outre les cadres et les techniciens allemands, quarante mille étrangers y travaillent, et on y parle au total quinze à vingt langues. Tous les étrangers habitent dans les différents Lager qui entourent la Buna : le Lager des prisonniers de guerre anglais, le Lager des Ukrainiennes, le Lager des travailleurs volontaires français, et d'autres que nous ne connaissons pas. Notre propre Lager (Judenlager, Vernichtungslager, Kazett) fournit à lui seul dix mille travailleurs qui viennent de tous les pays d'Europe ; et nous, nous sommes les esclaves des esclaves, ceux à qui tout le monde peut commander, et notre nom est le numéro que nous portons tatoué sur le bras et cousu sur la poitrine.

La Tour du Carbure, qui s'élève au centre de la Buna et dont le sommet est rarement visible au milieu du brouillard, c'est nous qui l'avons construite. Ses briques ont été appelées Ziegel, mattoni, tegula, cegli, kamenny, bricks, téglak, et c'est la haine qui les a cimentées ; la haine et la discorde, comme la Tour de Babel, et c'est le nom que nous lui avons donné : Babelturm, Bobelturm. En elle nous haïssons le rêve de grandeur insensée de nos maîtres, leur mépris de Dieu et des hommes, de nous autres hommes.

Aujourd'hui encore comme dans l'antique légende, nous sentons tous, y compris les Allemands, qu'une malédiction, non pas transcendante et divine, mais immanente et historique, pèse sur cet insolent assemblage, fondé sur la confusion des langues et dressé comme un défi au ciel, comme un blasphème de pierre.

 

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