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1999-2018

 

Paul MORAND

Venises

 

Historique

Jadis, le Gazzettino de Venise publiait la liste des gens tombés à l'eau dans la journée ; cette rubrique a été supprimée. Choit-on moins ?

Les deux marchands chrétiens qui, à Alexandrie d'Égypte, dérobèrent le corps de saint Marc afin de le ramener à Venise, imaginèrent, pour éloigner les Musulmans, d'enfouir la relique dans une carcasse de porc salé.

Le vrai ennemi de Venise, ce ne fut pas le Turc, mais l'Italien de terre ferme ; la guerre contre l'Infidèle enrichit la République ; les guerres contre Milan ou le Pape la ruinèrent.

Inventions

Tout était original, ici : la Sérénissime avait son propre calendrier, commençant le 1er mars ; les jours étaient comptés à partir du coucher du soleil.

Les Vénitiens ont inventé l'impôt sur le revenu, la statistique, les rentes sur l'Etat, la censure des livres, la loterie, le ghetto, les miroirs de verre.

Fameuse, cette boîte aux dénonciations anonymes, placée à l'entrée du Palais des Doges, et qui s'ouvrait dans une bouche de lion ; ces bocche di leone, les inquisiteurs les avaient placées non seulement au Palais, mais dans chaque quartier. Ce ne sont pas des lions qu'il faudrait au blason de la Sérénissime, mais des vipères.

Perspectives

Venise est venue s'échouer là où l'on ne pouvait pas le faire : ce fut son génie.

Les palais du grand Canal avec leurs ceintures d'algues noires et de coquillages.

Enserrés dans les rii de Venise comme un signet entre les pages ; certaines rues de Venise sont si étroites que Browning se plaignait de ne pouvoir ouvrir son parapluie.

L'eau donne aux sons une profondeur, une rémanence veloutée qui durent au-delà d'une minute ; on croit descendre dans les grands fonds.

Ce canaletto noir ; au bout, tout en haut de la perspective, une maison d'un rouge amorti ; le soleil, en déclinant, atteint soudain la façade, l'éclaire comme on allume un cierge.

Le plus bel emplacement de cireur de bottes, c'est à la sortie de la Merceria. Pendant qu'il astique, voici le spectacle : lignes de fuite de Saint-Marc, allongées des ogives du Palais ducal ; au premier plan, les deux lions de porphyre polis par le trot sans étriers des petits Vénitiens, depuis mille ans ; à droite, le Campanile jette son ombre sur mon pied. Au bout de l'enfoncement perspectif, comme toile de fond, Saint-Georges-Majeur, immense... jusqu'à ce qu'un pétrolier s'interpose, en réduisant l'échelle à l'image d'une peinture au fond d'une assiette ; le vapeur, plus immense que l'église, a sa proue déjà au Danieli que la poupe dépasse à peine la Douane.

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Il semble inimaginable qu'à la fin de 1919 Proust rencontre encore de la difficulté à placer dans les journaux une chronique sur Venise, espérant humblement " qu'elle va être prise ". Toute sa vie, Proust se promit Venise ; il espérait, disait-il, à la fin de la Grande Guerre, pouvoir y retourner avec Vaudoyer ou avec moi son oeuvre terminée ; il y rêvait de loin depuis son enfance, pareil à sa grand-mère qui, elle, n'y alla jamais ; il y pensait lorsqu'il passait l'automne à Evian, en ces débuts de septembre où le Léman prend de doux accents lombards, semble se rapprocher des îles Borromées dont le Simplon le sépare à peine par sa masse, jadis infranchissable, aujourd'hui facilement enjambée ou trouée ; mêmes palais d'été, même transparence des rives, même couleur de truite au bleu des surfaces matinales.

Proust avait la vocation de Venise (et pas seulement celle des cravates d'Au Carnaval de Venise, boulevard des Capucines, où Charles Haas se fournissait). Comment fuir l'Exposition universelle, se demandait-il, comment arriver seul, si souffrant, jusqu'à la cité magique ? Il lui eût fallu un compagnon, il n'en trouvait pas ; une lettre de lui, datée d'octobre 1899, n'est qu'un cri vers Venise. Qu'attendaient, pour lui servir de guide, Emmanuel ou Antoine Bibesco, les deux neveux de la grande musicienne qui accueillit si souvent Proust dans sa villa Bessaraba, à Amphion ? L'Italie n'était qu'à trois heures... Au début de mai 1900, Proust apprend que Reynaldo Hahn et sa cousine Marie Nordlingen sont à Rome, qu'ils vont se rendre à Venise. Il n'y tient plus, décide Mme Proust à l'accompagner ; dès Milan, dans le train, elle lui traduit Ruskin...

Dans l'index de la Recherche, édition de la Pléiade, Venise revient cent fois ; on y suit l'ivresse de Proust pour la ville enfin conquise dont il oublie les fièvres redoutées, témoignage d'un jeune homme étourdi par la splendeur de Saint-Marc, d'un Marcel étonnant sa mère, car il trouve la force d'être debout à dix heures du matin, etc.

Le mois de mai se passe ; l'acide proustien se combine à merveille avec la base vénitienne. La Fugitive contient cent impressions diverses, où Venise se mêle, se confond avec Combray (rôle des maisons de la Grand-Rue comparé à celui des palazzi, rapports entre les jeux du soleil sur les stores du canal et sur ceux du magasin de nouveautés familial, confrontation de l'hôtel Danieli et de la demeure de tante Léonie, etc.). La Conversation avec Maman, dans Contre Sainte-Beuve, révèle d'autres récollections : " Quand ma gondole me ramenait, à l'heure du déjeuner, j'apercevais le châle de maman posé sur la balustrade d'albâtre ", etc.

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Lieux

" Comme une vieille sur ses béquilles, Venise s'appuie sur une forêt de pieux ; il en a fallu un million rien que pour soutenir la Salute ; et c'est insuffisant. "

" Par très mauvais temps, place Saint-Marc, l'eau sourd du joint des dalles ; cela me rappelle le Nouveau Cirque, rue du Faubourg-Saint-Honoré, qui à la fin du spectacle, devenait piscine. "

" Les palais du Grand Canal, avec leurs ceintures d'algues noires et de coquillages. "

" Les maisons de Venise sont des immeubles, avec des nostalgies de bateau : d'où leurs rez-de-chaussée souvent inondés. Elles satisfont le goût du domicile fixe et du nomadisme. "

Temps forts

" Au XIVe siècle pendant deux heures, le Grand Canal s'est retrouvé à sec, après un tremblement de terre. "

" Le printemps : que d'autres repeignent leurs façades ; en mars, le Vénitien gratte d'abord le ventre de sa gondole. "

" Midi ; personne ne parle plus ; les Vénitiens ont des spaghetti plein la bouche ; ils y ajoutent tant de fruits de mer que les nouilles deviennent algues. "

Moeurs

" Une vie ressemble souvent à ces palais du Grand Canal commencés en bas par un appareil de pierres orgueilleusement taillées en pointes de diamant, leurs étages supérieurs hâtivement achevés en boue séchée. "

" Venise est la ville la plus chère d'Italie, mais ses vrais plaisirs ne coûtent rien : cent lires le vaporetto, du Lido à la gare, par l'accelerato, c'est-à-dire par le service le plus lent. "

" A Venise, l'homme connaît une joie nouvelle : ne pas avoir de voiture, comme à Zermatt, comme jadis aux Bermudes, heureux dans une cité sans trottoirs, sans feux, sans sifflets, où la promenade à pied coule, pareille à l'eau : me voilà parti, sans poids spécifique, un vrai ballon. "

" Ici, les propriétaires prétentieux s'offrent un arbre. A l'entrée du ghetto, les soldats du Directoire plantèrent un arbre de la Liberté. "

" Una sposa, à Venise, ce n'est pas la femme mariée, mais la future ; on brûle les étapes
. "

 

Liens brisés

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