4.
Toutes mes hypothèses de fuite, je cherche à les
imaginer avec Faria comme protagoniste. Non que je tende à m'identifier à lui
: Faria est un personnage nécessaire pour la raison que
je peux, avec lui, me représenter à l'esprit l'évasion
sous un jour objectif, comme je ne le pourrais pas si je la vivais
moi-même: je veux dire, si j'y rêvais à la première
personne . A Présent, je ne sais plus si celui que j'entends
creuser comme une taupe est le Faria véritable ouvrant des
brèches dans les murs de la forteresse d'If, ou bien s'il
n'est pas l'hypothèse d'un Faria aux prises avec une hypothétique
forteresse. Quoi qu'il en soit, cela revient au même: C'est
cette forteresse-ci qu'il faut vaincre. C'est comme si, dans les
parties entre Faria et la forteresse, je poussais l'impartialité jusqu'à être
pour la forteresse contre lui... non, maintenant j'exagère
: la partie ne se joue pas seulement dans ma tête, mais entre
deux partenaires réels, indépendamment de moi; tout
mon effort tend à y assister en prenant mes distances, à me
la représenter sans angoisse.
Si je parviens à observer la forteresse e et l'abbé d'un
point de vue parfaitement équidistant, je parviendrai à cerner
non seulement les fautes particulières que Faria commet
de temps à autre, mais encore l'erreur de méthode
où il s'enfonce toujours et que quant à moi, par
un enregistrement correct de ces choses, je saurai éviter.
Faria
procède comme suit: il rencontre une difficulté,
il cherche une solution, il essaie sa solution, il bute contre
une nouvelle difficulté, il projette une nouvelle solution,
et ainsi de suite. Pour lui, une fois éliminés toutes
les erreurs possibles et les ùnprévus, l'évasion
ne peut pas ne pas réussir: tout tient dans le projet et
l'exécution d'une évasion parfaite.
Moi
je pars du présupposé contraire: il existe une
forteresse parfaite, dont on ne peut s'évader; et il n'y
a d'évasion possible que si dans le projet ou la construction
même de la forteresse on a commis une erreur ou oublié quelque
chose. Tandis que Faria persiste à démonter la forteresse
en y cherchant ses points faibles, je persiste à la remonter
en conjecturant des obstacles toujours plus insurmontables.
Les
images que Faria et moi nous faisons de la forteresse deviennent
de plus en plus dissemblables: parti d'une
figure simple, Faria
la complique à l'extrême afin d'y inclure chacun des
détails imprévus qu'il rencontre sur son chemin ;
moi, partant du désordre de ces données, je vois
en chaque obstacle pris à part l'indice d'un système
d'obstacles, je développe chaque segment selon une figure
régulière, je mets ensemble ces figures en qualité de
faces d'un même solide, polyèdre ou hyper-polyèdre,
j'inscris ces polyèdres dans des sphères ou des
hyper-sphères, et ainsi dans la mesure même où je
fais le tour de la forteresse je la simplifie, j'en donne une définition
sous l'espèce d'un rapport numérique ou encore dans
une formule algébrique.
Mais
pour penser de cette façon une forteresse j'ai besoin
que l'abbé Faria ne cesse pas de se battre avec les éboulements
de terre, boulons en acier, écoulements d'égouts,
guérites de sentinelles, sauts dans le vide, angles rentrants
des murs de fondation, parce que la seule façon de renforcer
la forteresse pensée est de la mettre continuellement à l'épreuve
de la véritable.
6-
Si dehors il y a le passé, peut-être que le futur
se concentre au point le plus intérieur de l'île d'If,
c'est à dire que l'issue est tournée vers le dedans.
Dans les graffitis dont l'abbé Faria recouvre les murs,
alternent deux cartes aux contours très découpés,
constellées de flèches et de marques : l'une devrait être
le plan d'If, l'autre d'une île de l'archipel toscan où est
enfoui un trésor : Monte-Cristo.
C'est
précisément afin d'aller chercher ce trésor
que l'abbé Faria veut s'évader. Pour réussir,
il doit tracer une ligne qui sur la carte d'If le conduise de lm'intérieur
vers l'extérieur, et sur la carte de l'île de Monte-Cristo
de l'extérieur jusqu'à ce pôint plus intérieur
que tout autre point qui est la grotte au trésor. Entre
uner île dont on ne peut sortir et une île où l'on
ne peut entrer, il doit y avoir une relation : c'est pourquoi dans
les hiéroglyphes de Faria les deux cartes se superposent
jusqu'à se confondre.
Mais
il est difficile à présent de savoir si maintenant
Faria creuse pour à la fin plonger dans la mer ou bien pour
pénétrer dans la grotte emplie d'or. Dans un cas
comme dans l'autre, à bien y regarder, il tend au même
point d'arrivée : le lieu de la multiplicité des
choses possibles. Parfois moi-même je me représente
cette multiplicité comme concentrée en une resplendissante
caverne souterraine, parfois je la vois comme une explosion irradiante.
Le trésor de Monte-Cristo et la fuite d'If sont deux phases
d'un même processus, peut-être successives, peut-être
périodiques comme dans une pulsation.
La
recherche du centre d'If-Monte-Cristo ne conduit pas à de
meilleurs résultats que la progression vers son inaccessible
circonférence: en quelque point que je me trouve l'hyper-sphère
se dilate tout autour de moi dans toutes les directions; le centre
est partout où je suis; aller plus loin, cela signifie descendre
en moi-même. Tu creuses, tu creuses, et tu ne fais jamais
que suivre à nouveau le même chemin.
7.
Une fois entré en possession du trésor, Faria compte
libérer l'Empereur de l'île d'Elbe, lui donner les
moyens nécessaires pour qu'il se remette à la tête
de son armée... Le plan de la fuite-et-recherche dans l'île
d'If-Monte-Cristo n'est donc pas complet si l'on n'y inclut la
recherche-et-fuite de Napoléon de l'île où il
est confiné. Faria creuse; une fois encore il pénètre
dans la cellule d'Edmond Dantès; il voit le prisonnier de
dos qui comme d'habitude regarde le ciel par la meurtrière;
au bruit du pic le prisonnier se retourne: et c'est Napoléon
Bonaparte. Faria et Dantès-Napoléon creusent ensemble
une galerie dans la forteresse. La carte d'If-Monte-Cristo-Elbe
est dessinée de telle sorte qu'en la faisant pivoter de
tant de degrés, on obtient la carte de Sainte-Hélène
: la fuite devient un exil sans retour.
Les
raisons obscures pour lesquelles aussi bien Faria qu'Edmond Dantès se sont trouvés emprisonnés ont, Par
des chemins divers, quelque chose à voir avec les hauts
et les bas de la cause bonapartiste. Cette hypothétique
figure géométrique qui a nom If-Monte-Cristo coïncide
en tous ses points avec une autre figure qui a nom ElbeSainte-Hélène.
Il y a des points du Passé et du futur où l'histoire
napoléonienne intervient dans notre propre histoire de pauvres
forçats, et d'autres point où moi et Faria pourrions
ou avons pu influer sur une éventuelle revanche de l'Empereur.
Ces
intersections rendent plus compliqué encore le calcul
des prévisions; il y a des points où la ligne que
l'un
ou
l'autre de nous suit, bifurque, se ramifie, s'ouvre en éventail;
chaque ramification peut rencontrer d'autres ramifications, parties
quant à elles d'autres lignes. Faria passe sur un tracé anguleux
en creusant; et à quelques secondes près, il rate
les fourgons et les canons de l'Armée impériale dans
sa reconquête de la France.
Nous
avançons dans le noir; seul un retour sur soi de nos
itinéraires nous avertit que quelque chose a changé
dans
les itinéraires des autres- Soit Waterloo le point
où le parcours de l'armée de Wellington pourrit croiser
le
parcours
de Napoléon; si les deux lignes se rencontrent,
les segments se trouvant au-delà de ce point sont éliminés;
sur la carte où Faria creuse son tunnel, la projection de
l'angle en Waterloo l'oblige à revenir sur ses pas.
8.
Les
intersections entre les diverses lignes hypothétiques
définissent une série de plans qui se disposent comme
les pages d'un manuscrit sur le secrétaire d'un romancier.
Appelons
Alexandre Dumas l'écrivain qui doit fournir auplus
vite à son éditeur un roman en douze volumes intitulé LeComte
de Monte-Cristo. Son travail se fait de la façon suivante:
deux nègres (Auguste Maquet et P.A. Fiorentino) développent,
l'une après l'autre, les diverses alternatives qui se posent à chaque
moment, et ils fournissent à Dumas la trame de toutes les
variantes possibles d'un hyper-roman démesuré. Dumas
choisit, écarte, retaille, recolle, mélange; si une
solution a sa préférence pour des raisons solides
mais exclut un épisode qu'il lui serait commode d'insérer,
il s'efforce de mettre ensemble des morceaux de différentes
provenances, il les rassemble par un lien approximatif, il s'ingénie à établir
une continuité apparente entre des segments de futur qui
divergent. Le résultat final sera le roman Le Comte de Monte-Cristo à envoyer à l'imprimeur.
Les
diagrammes que moi-même et Faria traçons sur
les murs de la prison s'apparentent à ceux que Dumas griffonne,
pour fixer l'ordre des variantes a priori retenues. Un paquet de
feuillets peut dès à présent être imprimé:
il contient le Marseille de ma jeunesse; parcourant les lignes
d'écriture serrée, je peux me prélasser sur
les quais du port, remonter la Canebière dans le soleil
du matin, aller jusqu'au village des Catalans perché sur
la colline, revoir Mercédès... Un autre paquet de
feuillets attend les ultimes retouches: Dumas en est encore à mettre
au point les chapitres sur l'emprisonnement au château d'If;
Faria et moi-même nous débattons là-dedans,
tout barbouillés d'encre, parmi les corrections emmêlées...
Sur les étagères du secrétaire s'entassent
les propositions pour la suite de l'histoire, que les deux nègres
méthodiquement compilent. Dans l'une, Dantès s'enfuit
de sa prison, trouve le trésor de Faria, se transforme en
comte de Monte-Cristo au sombre visage impénétrable,
consacre son implacable volonté et ses richesses infinies à sa
vengeance; et le machiavélique Villefort, l'avide Danglars,
le louche Caderousse paient pour leurs scélératesses;
de la même façon tout à fait qu'entre ces murs
je l'avais prévu dans mes élans rageurs d'imagination,
dans mes obsessions de revanche.
A
côté de ça, d'autres ébauches du
futur se trouvent sur la table. Faria ouvre une brèche dans
le mur, pénètre dans le bureau d'Alexandre Dumas,
jette un coup d'oeil impartial et dépourvu de passion sur
toute l'étendue des passés, présents et futurs
- comme moi-même je ne pourrais le faire, moi qui avec attendrissement
tenterais de me reconnaître dans le jeune Dantès,
avec commisération dans le Dantès forçat,
avec la folie des grandeurs dans le comte de Monte-Cristo quand
il fait sa solennelle entrée dans les salons les plus fermés
de Paris; moi qui avec effarement retrouverais à la place
de tous ceux-là autant d'étrangers -, il prend ici
une feuille, là une autre, comme un singe il remue de longs
bras pileux, il cherche le chapitre de l'évasion, la page
sans laquelle toutes les suites possibles du roman au-dehors de
la forteresse deviennent impossibles. La forteresse concentrique
If-Monte-Cristo-secrétaire de Dumas nous contient, nous,
prisonniers, et le trésor, et l'hyper-roman Monte-Cristo
avec ses variantes et combinaisons de variantes, de l'ordre des
milliards de milliards, et cependant en quantité finie.
Pour Faria, une page lui tient à coeur, entre toutes, et
il ne désespère pas de la trouver; quant à moi
ce qui m'intéresse c'est de voir grossir l'accumulation
des feuillets mis de côté, des solutions dont il n'y
a pas à tenir compte, qui déjà forment toute
une série de piles, un mur...
En
disposant l'une après l'autre toutes les suites qui
permettent d'allonger l'histoire, qu'elles soient probables ou
improbables, on obtient la ligne en zig zag du Monte-Cristo de
Dumas; tandis qu'en colligeant les circonstances qui empêchent
l'histoire de continuer, se dessine la spirale d'un roman en négatif,
d'un Monte-Cristo affecté du signe moins. Une spirale peut
tourner sur elle-même soit vers le dedans soit vers le dehors:
si elle s'enroule à l'intérieur d'elle-même,
l'histoire se clôt sans aucun prolongement possible; si elle
se déroule selon des spires de plus en plus grandes, elle
peut à chaque tour inclure un segment du Monte-Cristo affecté du
signe plus pour à la fin coïncider avec le roman que
Dumas donnera à l'imprimeur, ou à la limite pour
le dépasser quant à la richesse des occasions fructueuses.
La différence décisive entre les deux livres - permettant
de désigner l'un commevrai l'autre comme faux, même
s'ils sont identiques résidera tout entière dans
la méthode. Pour projeter un livre - ou une évasion
-, la première chose est de savoir exclure.
9.
Ainsi nous continuons à faire nos comptes avec la forteresse,
Faria en cherchant les points faibles de la muraille et en y rencontrant
de nouvelles résistances, moi-même, en réfléchissant
sur ses tentatives malheureuses afin de conjecturer de nouveaux
tracés de murailles à ajouter au plan de ma forteresse-conjoncture.
Si
par la pensée je réussis à construire
une forteresse d'où il est impossible de fuir, cette forteresse
pensée sera ou bien semblable à la véritable
- et en ce cas il est sûr que je ne m'enfuierai jamais d'ici;
mais du moins aurai-je trouvé la tranquillité de
qui se trouve où il est parce qu'il ne peut être ailleurs
-, ou bien ce sera une forteresse d'où la fuite sera plus
impossible encore que d'ici - et alors ce sera le signe qu'ici
une chance de fuir existe: il suffira de déterminer le point
où la forteresse pensée ne coïncide pas avec
la véritable, pour la trouver.
Liens
brisés
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