Littérature
Philosophie
Psychanalyse
Sciences humaines
Arts
Histoire
Langue
Presse et revues
Éditions
Autres domaines
Banques de données
Blogs
Éthique, Valeurs
Informatique, Média
Inclassables
Pays, Civilisations
Politique, Associatif
Sciences & techniques
Mélanges
Textes en ligne
Compagnie de la Lettre

Au Temps, Dictionnaire
Patrick Modiano


Quitter le Temps Blog

Quitter le Temps 2

Décoller du Temps

re présentations

Ressources universitaires

Plan du site
Presentation in english
Abonnement à la Lettre

Rechercher

© LittératureS & CompagnieS
1999-2018

 

DIDEROT

Admiration ; Mélancolie ; Sur le génie ; Bête, animal, brute

 

Admiration, s. f. (Morale). 

C'est le sentiment qu'excite en nous la présence d'un objet, quel qu'il soit, intellectuel ou physique, auquel nous attachons quelque perfection. Si l'objet est vraiment beau, l'admiration dure; si la beauté n'était qu'apparente, l'admiration s'évanouit par la réflexion; si l'objet est tel, que plus nous l'examinons, plus nous y découvrons de perfection, l'admiration augmente. Nous n'admirons guère que ce qui est au-dessus de nos forces ou de nos connaissances. Ainsi l'admiration est fille tantôt de notre ignorance, tantôt de notre incapacité: ces principes sont si vrais, que ce qui est admirable pour l'un, n'attire seulement pas l'attention d'un autre. Il ne faut pas confondre la surprise avec l'admiration. Une chose laide ou belle, pourvu qu'elle ne soit pas ordinaire dans son genre, nous cause de la surprise; mais il n'est donné qu'aux belles de produire en nous la surprise et l'admiration: ces deux sentiments peuvent aller ensemble et séparément. Saint-Évremond dit que l'admiration est la marque d'un petit esprit : cette pensée est fausse; il eût fallu dire, pour la rendre juste, que l'admiration d'une chose commune est la marque de peu d'esprit; mais il y a des occasions où l'étendue de l'admiration est, pour ainsi dire, la mesure de la beauté de l'âme et de la grandeur de l'esprit. Plus un être créé et pensant voit loin dans la nature, plus il a de discernement et plus il admire. Au reste, il faut un peu être en garde contre ce premier mouvement de notre âme à la présence des objets, et ne s'y livrer que quand on est rassuré par ses connaissances, et surtout par des modèles auxquels on puisse rapporter l'objet qui nous est présent. Il faut que ces modèles soient d'une beauté universellement convenue. Il y a des esprits qu'il est extrêmement difficile d'étonner : ce sont ceux que la métaphysique a élevés au-dessus des choses faites, qui rapportent tout ce qu'ils voient, entendent, etc., au possible, et qui ont en eux-mêmes un modèle idéal au-dessous duquel les êtres créés restent toujours.

 

Mélancolie


C'est le sentiment habituel de notre imperfection. Elle est opposée à la gaieté qui naît du contentement de nous-mêmes : elle est le plus souvent l'effet de la faiblesse de l'âme et des organes : elle l'est aussi des idées d'une certaine perfection, qu'on ne trouve ni en soi, ni dans les autres, ni dans les objets de ses plaisirs, ni dans la nature; elle se plaît dans la méditation qui exerce assez les facultés de l'âme pour lui donner un sentiment doux de son existence, et qui en même temps la dérobe au trouble des passions, aux sensations vives qui la plongeraient dans l'épuisement. La mélancolie n'est point l'ennemie de la volupté, elle se prête aux illusions de l'amour, et laisse savourer les plaisirs délicats de l'âme et des sens. L'amitié lui est nécessaire, elle s'attache à ce qu'elle aime, comme le lierre à l'ormeau. Le Féti la représente comme une femme qui a de la jeunesse et de l'embonpoint sans fraîcheur. Elle est entourée de livres épars, elle a sur la table des globes renversés et des instruments de mathématiques jetés confusément : un chien est attaché aux pieds de sa table; elle médite profondément sur une tête de mort qu'elle tient entre ses mains. M. Vien l'a représentée sous l'emblème d'une femme très-jeune, mais maigre et abattue : elle est assise dans un fauteuil, dont le dos est opposé au jour; on voit quelques livres et des instruments de musique dispersés dans sa chambre, des parfums brûlent à côté d'elle; elle a sa tête appuyée d'une main, de l'autre elle tient une fleur, à laquelle elle ne fait pas attention; ses yeux sont fixés à terre, et son âme toute en elle-même ne reçoit des objets qui l'environnent aucune impression.

 

Sur le génie

Il y a dans les hommes de génie, poètes, philosophes, peintres, orateurs, musiciens, je ne sais quelle qualité d'âme particulière, secrète, indéfinissable, sans laquelle on n'exécute rien de très grand et de beau. Est-ce l'imagination? Non. J'ai vu de belles et fortes imaginations qui promettaient beaucoup, et qui ne tenaient rien ou peu de chose. Est-ce le jugement? Non. Rien de plus ordinaire que des hommes d'un grand jugement dont les productions sont lâches, molles et froides. Est-ce l'esprit? Non. L'esprit dit de jolies choses et n'en fait que de petites. Est-ce la chaleur, la vivacité, la fougue même? Non. Les gens chauds se démènent beaucoup pour ne rien faire qui vaille. Est-ce la sensibilité? Non. J'en ai vu dont l'âme s'affectait promptement et profondément, qui ne pouvaient entendre un récit élevé sans sortir hors d'eux-mêmes, transportés, enivrés, fous; un trait pathétique, sans verser des larmes, et qui balbutiaient comme des enfants, soit qu'ils parlassent, soit qu'ils écrivissent. Est-ce le goût? Non. Le goût efface les défauts plutôt qu'il ne produit les beautés; c'est un don qu'on acquiert plus ou moins, ce n'est pas un ressort de nature. Est-ce une certaine conformation de la tête et des viscères, une certaine constitution des humeurs? J'y consens, mais à la condition qu'on avouera que ni moi, ni personne n'en a de notion précise, et qu'on y joindra l'esprit observateur. Quand je parle de l'esprit observateur, je n'entends pas ce petit espionnage journalier des mots, des actions et des mimes, ce tact si familier aux femmes, qui le possèdent dans un degré supérieur aux plus fortes têtes, aux plus grandes âmes, aux génies les plus vigoureux. Cette subtilité, que je comparerais volontiers à l'art de faire passer des grains de millet par le trou d'une aiguille, c'est une misérable petite étude journalière dont toute l'utilité est domestique et minutieuse, à l'aide de laquelle un valet trompe son maître, et son maître trompe ceux dont il est le valet, en leur échappant. L'esprit observateur dont je parle s'exerce sans effort, sans contention; il ne regarde point, il voit; il s'instruit, il s'étend sans étudier; il n'a aucun phénomène présent, mais ils l'ont tous affecté, et ce qui lui en reste c'est une espèce de sens que les autres n'ont pas; c'est une machine rare qui dit : cela réussira… et cela réussit; cela ne réussira pas… et cela ne réussit pas; cela est vrai ou cela est faux… et cela se trouve comme il l'a dit. Il se remarque et dans les grandes choses et dans les petites. Cette sorte d'esprit prophétique n'est pas le même dans toutes les conditions de la vie; chaque état a le sien. Il ne garantit pas toujours des chutes, mais la chute qu'il occasionne n'entraîne jamais le mépris, et elle est toujours précédée d'une incertitude. L'homme de génie sait qu'il met au hasard, et il le sait sans avoir calculé les chances pour ou contre; ce calcul est tout fait dans sa tête.

Bête, animal, brute (Grammaire). 

Bête se prend souvent par opposition à homme; ainsi on dit : l'homme à une âme, mais quelques philosophes n'en accordent point aux bêtes. Brute est un terme de mépris qu'on n'applique aux bêtes et à l'homme qu'en mauvaise part. Il s'abandonne à toute la fureur de son penchant comme la brute. Animal est un terme générique qui convient à tous les êtres organisés vivants : l'animal vit, agit, se meut de lui-même, etc. Si on considère l'animal comme pensant, voulant, agissant, réfléchissant, etc., on restreint sa signification à l'espèce humaine; si on le considère comme borné dans toutes les fonctions qui marquent de l'intelligence et de la volonté, et qui semblent lui être communes avec l'espèce humaine, on le restreint à la bête : si l'on considère la bête dans son dernier degré de stupidité, et comme affranchie des lois de la raison et de l'honnêteté selon lesquelles nous devons régler notre conduite, nous l'appelons brute.

On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particulière : l'un et l'autre sentiment a ses difficultés. Si elles agissent par une motion particulière, si elles pensent, si elles ont une âme, etc., qu'est-ce que cette âme? On ne peut la supposer matérielle : la supposera-t-on spirituelle? Assurer qu'elles n'ont point d'âme, et qu'elles ne pensent point, c'est les réduire à la qualité de machines; à quoi l'on ne semble guère plus autorisé qu'à prétendre qu'un homme dont on n'entend pas la langue est un automate. L'argument qu'on tire de la perfection qu'elles mettent dans leurs ouvrages est fort; car il semblerait, à juger de leurs premiers pas, qu'elles devraient aller fort loin; cependant toutes s'arrêtent au même point, ce qui est presque le caractère machinal. Mais celui qu'on tire de l'uniformité de leurs productions ne me paraît pas tout à fait aussi bien fondé. Les nids des hirondelles et les habitations des castors ne se ressemblent pas plus que les maisons des hommes. Si une hirondelle place son nid dans un angle, il n'aura de circonférence que l'arc compris entre les côtés de l'angle; si elle l'applique au contraire contre un mur, il aura pour mesure la demi-circonférence. Si vous délogez les castors de l'endroit où ils sont, et qu'ils aillent s'établir ailleurs, comme il n'est pas possible qu'ils rencontrent le même terrain, il y aura nécessairement variété dans les moyens dont ils useront, et variété dans les habitations qu'ils se construiront.

Quoi qu'il en soit, on ne peut penser que les bêtes aient avec Dieu un rapport plus intime que les autres parties du monde matériel; sans quoi, qui de nous oserait sans scrupule mettre la main sur elles, et répandre leur sang? Qui pourrait tuer un agneau en sûreté de conscience? Le sentiment qu'elles ont, de quelque nature qu'il soit, ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre elles, ou avec d'autres êtres particuliers, ou avec elles-mêmes. Par l'attrait du plaisir elles conservent leur être particulier; et par le même attrait elles conservent leur espèce. J'ai dit attrait du plaisir, au défaut d'une autre expression plus exacte; car si les bêtes étaient capables de cette même sensation que nous nommons plaisir, il y aurait une cruauté inouïe à leur faire du mal; elles ont des lois naturelles, parce qu'elles sont unies par des besoins, des intérêts, etc.; mais elles n'en ont point de positives, parce qu'elles ne sont point unies par la connaissance. Elles ne semblent pas cependant suivre invariablement leurs lois naturelles; et les plantes, en qui nous n'admettons ni connaissance ni sentiment, y sont plus soumises.

Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous avons; elles en ont que nous n'avons pas : elles n'ont pas nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes; elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la connaître; la plupart même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.

 

 

Liens brisés

 © LittératureS & CompagnieS