Les
installations vidéo, que Michal Rovner présente
au Jeu de Paume à Paris dans le cadre du Festival d’Automne
2005, intriguent, interrogent et déstabilisent le public.
Bien que les différentes pièces exposées reflètent à première
vue une grande sérénité, le traitement de
l’image et les interprétations qui en découlent
procurent un surprenant et salutaire malaise physique et intellectuel.
Fields
est à traduire et à considérer ici
dans tous les sens du terme : champs, étendues, territoires,
cultures. Et même encore plus largement pour un public francophone.
L’évocation des champs de pétrole du Kazakhstan
côtoie simultanément celle de la culture du livre
et de l’écrit et des mathématiques, la culture
scientifique des bacilles, les cultures populaires et danses collectives
traditionnelles. Hymne à l’humanité en marche à travers
les siècles, les modes d’expression et de représentation
les plus variés, les plus abstraits et les plus symboliques.
Chant silencieux de la lecture des pierres millénaires trouvées
dans le désert ou cri assourdissant qui monte des flammes
et de la nuit des temps.
Ce
qui intrigue ici, c’est avant tout l’usage du traitement
numérique de l’image vidéo que Michal Rovner
décline d’une proposition thématique à l’autre à travers
l’exposition. Un traitement numérique qui s’attaque
principalement à la représentation de personnages.
Mis en scène par l’artiste, ils
exécutent différents déplacements et mouvements
simples, structurés, voire élémentaires. Leur
réduction numérique en post production vidéo
modifie totalement notre approche perceptive et réceptive
de l’image et de l’œuvre proposée.
Ces
personnages sont, dans leur forme, réduits à leur
plus simple expression. Devenus silhouettes filiformes et lilliputiennes,
ils s’apparentent sous notre regard à des molécules
observées au microscope. Interprétations erronées
induites par leur mise en situation. Position déstabilisante
offerte par ce voyage dans le temps et l’espace de la connaissance
où tout n’est en fin de compte qu’artifice,
relativité et leurre visuel.
Projetées sur des pierres brutes, pour la série
Cabinet Stones, 2004 et Tablets, 2004, ces images évoquent
un texte dont les caractères s’animent sans jamais
quitter la page où ils s’inscrivent par vidéo
projection. Référence à la lecture, à la
mémoire, à l’interprétation du texte
dans toute son ambiguïté. Evocation, derrière
le signe abstrait de l’écrit figé sur la page,
de l’écrivant, vivant dans son contexte social, culturel
et humain. Vertigineuse mise en abîme des niveaux de perception
et de représentation par l’image de la culture et
de la transmission par l’écrit.
Pour
Data Zone, Cultures Tables, 2003, les déplacements
d’homoncules, emprisonnés dans des boîtes de
Pétri, évoquent visuellement l’univers des
cultures de laboratoire.
Au-delà du rapport entre art et science évoqué par
l’aspect formel de ces dispositifs humains, c’est la
notion de manipulation qu’autorise une certaine distanciation
spatiale ou intellectuelle qui est avancée et qui place
le spectateur en porte à faux.
Dans
The Well, 2004, les personnages, projetés sur le sable, à l’intérieur
d’un puits en calcaire, sont animés de mouvements
plus organiques. Ils deviennent magma sanglant ou métal
en fusion selon le traitement coloré de l’image.
Surplombant la margelle, le regard de l’observateur découvre
avec répulsion un grouillement organique et sanguinolent
que le fond sablonneux du puits ne peut absorber. La vérité que
referme ce puits est dure à avaler.
Projetés simultanément sur les quatre murs d’une
salle obscure, les homoncules, parcourent l’installation
vidéo sonore Time Left, 2002, sur plus d’une vingtaine
de lignes parallèles. Chaîne humaine interminable
avançant main dans la main. Mus par la magie d’un
minutieux montage numérique projeté en boucle. Papier
peint cauchemardesque, cette projection en huis clos immerge totalement
le spectateur dans un univers concentrationnaire dont il devient
le pivot central ou, par déplacement, une ombre projetée
géante en surimpression.
Le
son intervient non pas de manière accessoire ou secondaire
mais comme matériau plastique et signifiant à part
entière pour Time Left ou pour Fields of Fire, 2005, conçu
en collaboration avec Heiner Goebbels pour le traitement numérique
du son. Dans cette dernière proposition plastique, Michal
Rovner soumet l’image vidéo d’une flamme jaillissant
d’un puits de pétrole du Kazakhstan à un traitement
numérique très plastique. Le déroulement continu
de la flamme visionnée à l’horizontal s’apparente
alors à des formes humaines ou des paysages tracés
au fusain ou à l’encre. Magie des formes qui trompe
notre perception. Abuse nos sens. Perturbe nos facultés
d’interprétation.
Pour
le spectateur, le malaise est complet. La prise de conscience
est d’autant plus rude que la qualité plastique des
images est admirable. Séduisante. Fascinante. Il est rare
de voir une proposition artistique poser simultanément et
clairement autant d’interrogations fondamentales sur l’objet
même qui fonde sa réalité.
Ces installations questionnent aussi les différentes modalités
de perception et de réception du public. Situation type
ou métaphore plastique, chaque série nous renvoie à nos
pratiques et perceptions contemporaines de l’image, de l’image
du corps et du sens des messages quotidiennement reçus.
Ces
situations types induites par ces installations retracent au
fil de l’exposition notre rapport culturel, social et
intime à l’image animée.
Le
plan image d’une route, Border, 1967-1997, vue de face
en contre plongée, marque le degré zéro de
ce processus. La position physique et frontale de l’observateur
donne à l’image de cette route l’allure d’une
cascade. L’effet visuel induit par l’objectif de la
caméra, modifie du premier à l’arrière
plan de la scène la largeur de la route. Position centrale
de l’observateur au premier plan. Point de vue unique déterminé par
les codes de perspective. Code de perception et de représentation
du réel donnant de l’espace une vision déformée.
Plaçant le promeneur comme un minuscule pion au centre de
l’image.
Partant
de là, les installations de Michal Rovner expérimentent
quatre différents type de mise en situation du public.
Les deux premières concernent les installations vidéo
purement visuelles.
La distance œuvre - spectateur est déterminée selon
les règles muséales par le dispositif (vitrines pour
les stèles de Cabinet Stones, tables de présentation
pour les boîtes de Pétri de Data Zone). Ces premières
données posent une mise à distance physique et psychologique
conditionnant la réception de l’oeuvre. Mais cette
mise à distance invite paradoxalement le public à plus
de curiosité. Avec la recherche matériellement impossible
d’une plus grande proximité avec l’œuvre,
le public tire satisfaction et frustration. Allusion métaphorique à la
position du public face aux médias audiovisuels de grande
diffusion.
La
satisfaction du visiteur est ici d’ordre intellectuel.
Elle correspond à la découverte de l’objet
de ce mystérieux grouillement graphique sur les stèles
de Cabinet Stones; ou sur le sable du puits asséché au
niveau du sol dans The Well; ou encore à l’intérieur
des boîtes de Pétri de Data Zone.
Les différentes chorégraphies de foules très
structurées, montées en boucle continue constituent
un univers clos ou le para normal côtoie en toute liberté selon
la libre interprétation de l’observateur, le mythologique,
le scientifique, l’onirique ou le conte pour enfants.
La
frustration est physique. L’impossibilité de palper
ces surfaces et de manipuler, bloquer ou désorganiser ces
grouillements continus replace le spectateur à son rang
de consommateur impuissant. Le sentiment de toute puissance procuré par
le choix de l’échelle dans les représentations
de ces personnages/signes est en partie annihilé.
De
moindre incidence, la frustration intellectuelle relative au
comment ça marche est plus facilement surmontable. Même
pour un auditoire peu spécialisé en matière
de nouvelles technologies de l’information
Michal
Rovner décline les composants traditionnels de la
création artistique : l’eau, le sable, le verre, la
pierre, le feu, le papier et les adapte aux possibilités
et contraintes d’ outils contemporains de représentation
: l’image et le son en vidéo numérique. Evoquant
ainsi simultanément : la problématique art et science,
notre approche sensible du réel, de l’imaginaire,
du vrai et du faux. Immergeant le spectateur dans ces dispositifs,
l’artiste le situe par rapport à ses choix et ses
pratiques dans sa vision du monde d’hier et d’aujourd’hui.
Le caractère hautement symbolique des installations de Michal
Rovner impose à la perception visuelle du spectateur des
images réelles ou mentales d’une très prégnante
persistance. Il est bon dans un univers quotidien submergé d’images
insipides et vides de sens de trouver une proposition artistique
qui fasse sens et résonne durablement dans nos mémoires.
Ou tout simplement les réveille.
Caroline
Ziolko, Professeur et Photographe.
Liens
brisés
© Caroline
Ziolko
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