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1999-2018

 

Caroline ZIOLKO

Fields

installations vidéo de Michal Rovner

 

Les installations vidéo, que Michal Rovner présente au Jeu de Paume à Paris dans le cadre du Festival d’Automne 2005, intriguent, interrogent et déstabilisent le public.
Bien que les différentes pièces exposées reflètent à première vue une grande sérénité, le traitement de l’image et les interprétations qui en découlent procurent un surprenant et salutaire malaise physique et intellectuel.

Fields est à traduire et à considérer ici dans tous les sens du terme : champs, étendues, territoires, cultures. Et même encore plus largement pour un public francophone.
L’évocation des champs de pétrole du Kazakhstan côtoie simultanément celle de la culture du livre et de l’écrit et des mathématiques, la culture scientifique des bacilles, les cultures populaires et danses collectives traditionnelles. Hymne à l’humanité en marche à travers les siècles, les modes d’expression et de représentation les plus variés, les plus abstraits et les plus symboliques. Chant silencieux de la lecture des pierres millénaires trouvées dans le désert ou cri assourdissant qui monte des flammes et de la nuit des temps.

Ce qui intrigue ici, c’est avant tout l’usage du traitement numérique de l’image vidéo que Michal Rovner décline d’une proposition thématique à l’autre à travers l’exposition. Un traitement numérique qui s’attaque principalement à la représentation de personnages. Mis en scène par l’artiste, ils exécutent différents déplacements et mouvements simples, structurés, voire élémentaires. Leur réduction numérique en post production vidéo modifie totalement notre approche perceptive et réceptive de l’image et de l’œuvre proposée.

Ces personnages sont, dans leur forme, réduits à leur plus simple expression. Devenus silhouettes filiformes et lilliputiennes, ils s’apparentent sous notre regard à des molécules observées au microscope. Interprétations erronées induites par leur mise en situation. Position déstabilisante offerte par ce voyage dans le temps et l’espace de la connaissance où tout n’est en fin de compte qu’artifice, relativité et leurre visuel.

Projetées sur des pierres brutes, pour la série Cabinet Stones, 2004 et Tablets, 2004, ces images évoquent un texte dont les caractères s’animent sans jamais quitter la page où ils s’inscrivent par vidéo projection. Référence à la lecture, à la mémoire, à l’interprétation du texte dans toute son ambiguïté. Evocation, derrière le signe abstrait de l’écrit figé sur la page, de l’écrivant, vivant dans son contexte social, culturel et humain. Vertigineuse mise en abîme des niveaux de perception et de représentation par l’image de la culture et de la transmission par l’écrit.

Pour Data Zone, Cultures Tables, 2003, les déplacements d’homoncules, emprisonnés dans des boîtes de Pétri, évoquent visuellement l’univers des cultures de laboratoire.
Au-delà du rapport entre art et science évoqué par l’aspect formel de ces dispositifs humains, c’est la notion de manipulation qu’autorise une certaine distanciation spatiale ou intellectuelle qui est avancée et qui place le spectateur en porte à faux.

Dans The Well, 2004, les personnages, projetés sur le sable, à l’intérieur d’un puits en calcaire, sont animés de mouvements plus organiques. Ils deviennent magma sanglant ou métal en fusion selon le traitement coloré de l’image.
Surplombant la margelle, le regard de l’observateur découvre avec répulsion un grouillement organique et sanguinolent que le fond sablonneux du puits ne peut absorber. La vérité que referme ce puits est dure à avaler.

Projetés simultanément sur les quatre murs d’une salle obscure, les homoncules, parcourent l’installation vidéo sonore Time Left, 2002, sur plus d’une vingtaine de lignes parallèles. Chaîne humaine interminable avançant main dans la main. Mus par la magie d’un minutieux montage numérique projeté en boucle. Papier peint cauchemardesque, cette projection en huis clos immerge totalement le spectateur dans un univers concentrationnaire dont il devient le pivot central ou, par déplacement, une ombre projetée géante en surimpression.

Le son intervient non pas de manière accessoire ou secondaire mais comme matériau plastique et signifiant à part entière pour Time Left ou pour Fields of Fire, 2005, conçu en collaboration avec Heiner Goebbels pour le traitement numérique du son. Dans cette dernière proposition plastique, Michal Rovner soumet l’image vidéo d’une flamme jaillissant d’un puits de pétrole du Kazakhstan à un traitement numérique très plastique. Le déroulement continu de la flamme visionnée à l’horizontal s’apparente alors à des formes humaines ou des paysages tracés au fusain ou à l’encre. Magie des formes qui trompe notre perception. Abuse nos sens. Perturbe nos facultés d’interprétation.

Pour le spectateur, le malaise est complet. La prise de conscience est d’autant plus rude que la qualité plastique des images est admirable. Séduisante. Fascinante. Il est rare de voir une proposition artistique poser simultanément et clairement autant d’interrogations fondamentales sur l’objet même qui fonde sa réalité.


Ces installations questionnent aussi les différentes modalités de perception et de réception du public. Situation type ou métaphore plastique, chaque série nous renvoie à nos pratiques et perceptions contemporaines de l’image, de l’image du corps et du sens des messages quotidiennement reçus.

Ces situations types induites par ces installations retracent au fil de l’exposition notre rapport culturel, social et intime à l’image animée.

Le plan image d’une route, Border, 1967-1997, vue de face en contre plongée, marque le degré zéro de ce processus. La position physique et frontale de l’observateur donne à l’image de cette route l’allure d’une cascade. L’effet visuel induit par l’objectif de la caméra, modifie du premier à l’arrière plan de la scène la largeur de la route. Position centrale de l’observateur au premier plan. Point de vue unique déterminé par les codes de perspective. Code de perception et de représentation du réel donnant de l’espace une vision déformée. Plaçant le promeneur comme un minuscule pion au centre de l’image.

Partant de là, les installations de Michal Rovner expérimentent quatre différents type de mise en situation du public.
Les deux premières concernent les installations vidéo purement visuelles.
La distance œuvre - spectateur est déterminée selon les règles muséales par le dispositif (vitrines pour les stèles de Cabinet Stones, tables de présentation pour les boîtes de Pétri de Data Zone). Ces premières données posent une mise à distance physique et psychologique conditionnant la réception de l’oeuvre. Mais cette mise à distance invite paradoxalement le public à plus de curiosité. Avec la recherche matériellement impossible d’une plus grande proximité avec l’œuvre, le public tire satisfaction et frustration. Allusion métaphorique à la position du public face aux médias audiovisuels de grande diffusion.

La satisfaction du visiteur est ici d’ordre intellectuel. Elle correspond à la découverte de l’objet de ce mystérieux grouillement graphique sur les stèles de Cabinet Stones; ou sur le sable du puits asséché au niveau du sol dans The Well; ou encore à l’intérieur des boîtes de Pétri de Data Zone.
Les différentes chorégraphies de foules très structurées, montées en boucle continue constituent un univers clos ou le para normal côtoie en toute liberté selon la libre interprétation de l’observateur, le mythologique, le scientifique, l’onirique ou le conte pour enfants.

La frustration est physique. L’impossibilité de palper ces surfaces et de manipuler, bloquer ou désorganiser ces grouillements continus replace le spectateur à son rang de consommateur impuissant. Le sentiment de toute puissance procuré par le choix de l’échelle dans les représentations de ces personnages/signes est en partie annihilé.

De moindre incidence, la frustration intellectuelle relative au comment ça marche est plus facilement surmontable. Même pour un auditoire peu spécialisé en matière de nouvelles technologies de l’information

Michal Rovner décline les composants traditionnels de la création artistique : l’eau, le sable, le verre, la pierre, le feu, le papier et les adapte aux possibilités et contraintes d’ outils contemporains de représentation : l’image et le son en vidéo numérique. Evoquant ainsi simultanément : la problématique art et science, notre approche sensible du réel, de l’imaginaire, du vrai et du faux. Immergeant le spectateur dans ces dispositifs, l’artiste le situe par rapport à ses choix et ses pratiques dans sa vision du monde d’hier et d’aujourd’hui.
Le caractère hautement symbolique des installations de Michal Rovner impose à la perception visuelle du spectateur des images réelles ou mentales d’une très prégnante persistance. Il est bon dans un univers quotidien submergé d’images insipides et vides de sens de trouver une proposition artistique qui fasse sens et résonne durablement dans nos mémoires. Ou tout simplement les réveille.

Caroline Ziolko, Professeur et Photographe.

 

Liens brisés

 © Caroline Ziolko