On
n’y voit rien, déclare Daniel Arasse, intitulant
ainsi un ouvrage sur l’interprétation de tableaux
anciens.
On
n’y voit rien, alors que le discours iconique ne demande
qu’à faire sens pour qui veut bien en démonter
les mécanismes.
Une
lecture visuelle de la plastique de l’image numérique
ouvre effectivement, à propos des photos numériques,
régulièrement publiées par Bernard Obadia
sur le blog Quitter le Temps, d’intéressantes perspectives
d’analyseet de traduction, sans trop de trahisons sémiologiques.
Faire
appel à une approche visuelle pour étudier
les significations potentielles contenues dans le discours iconique
relève d’une démarche analogique, simple et
directe. L’approche visuelle retenue ici se base sur une
adaptation personnelle des définitions proposées
par Jacques Bertin pourla sémiologie de l’image monosémique.
Approche permettant de dresser des typologies plastiques et des
blocs de significations discursives. Quelles sont donc les typologies
de cadrages, sujets, formes plastiques plus évidentes dans
La Collection ?
Cadrages et choix des sujets
La
Collection, sous ce titre, l’auteur précise bien
d’entrée de jeu qu’il collecte des clichés.
Clichés compulsivement accumulés au cours de déplacements
personnels. Conjuguant les visites d’institutions culturelles
et de salles de spectacles avec les trajets quotidiens en train
ou métro…
Ces
clichés numériques témoignent en toute équanimité de
la parfaite insignifiance des lieux parcourus. Vues d’ensemble
d’espaces urbains des plus anonymes. Plans plus rapprochés
d’ombres et de reflets. Représentations urbaines spontanées,
accidentelles et éphémères perçues
presque par hasard.Close up et détails de fragments d’architecture
ou de décors intérieurs. Mais le plus souvent ce
sont des espaces dépeuplés ou simplement agrémentés
de rares personnages égarés dans ce désert
minéral.
Ces
photographies ne présentent donc à première
vue aucun intérêt documentaire précis. Nul
référent spectaculaire ou particulier.
Pour
identifier le lieu ou le sujet photographié ici, il
faut posséder une certaine connaissance des villes et lieux
parcourus par l’auteur…. Mais là n’est
pas le problème. Ni l’intérêt de cette
démarche photographique.
On
n’y voit rien, si l’on s’en tient aux dénotations.
Car ellessont anodines. Minimalistes. Volontairement abstraites, épurées
et décantées de toute anecdote superflue.
L’exploration systématique de la plastique de l’image
affine ces grandes catégories et décrypte les modalités
discursives.
Lecture
visuelle de la plastique de l’image photo numérique
La
Collection se compose principalement d’images d’une
grande simplicité plastique. Elles offrent ainsi une réelle
lisibilité. La structuration de la plastique iconique peut être
décrite en termes de surfaces, lignes et points.
Selon
cette approche, on découvre en premier l’utilisation
pratiquement constante de larges surfaces géométriques.
Le plus souvent quadrangulaires, correspondant à des aplats
de couleur très saturés. Ces structurations très
picturales et très contemporaines confèrent à l’image
une véritable force expressive. Détails de façades
ou fragments d’espaces urbains écrasés d’ombre
et de soleil suivent plastiquement le même processus de structuration.
La
ligne droite, en qualité d’élément
graphique, intervient très souvent pour rythmer la surface
de l’image, définir des zones discursives distinctes
et organiser la lecture et l’interprétation du message
visuel. Cette mise en scène plastique et narrative conduit
le lecteur aux frontières entre le domaine de l’art
et celui de la communication visuelle. L’efficacité de
l’image fonctionnelle (publicité ou information) renforce
les qualités graphiques ou picturales de l’image plasticienne
sans pour cela faire verser la proposition photographique de l’auteur
dans l’un ou l’autre registre.
Les éléments ponctuels de ce lexique photographique
interviennent comme récit(s) dans le récit ; composition(s)
dans la composition, cadre(s) dans le cadre de l’image. Fenêtres
et ouvertures sur une façade expriment par leur nombre,
disposition, taille, valeur, couleur, forme et texture un univers
qui évolue parallèlement à l’action
perçue en premier sur l’image.
Simple à lire, mais moins simple à interpréter
; d’un contenu analogique facile à mémoriser,
mais plus difficile à identifier, la majorité des
pièces de La Collection restent des rébus visuels
et sémiotiques, même si l’on découvre
le où, quand et comment de la prise de vue initiale. Irréductible,
le pourquoi subsiste.
Selon
les séquences de La Collection, l’une ou l’autre
des six principales variables visuelles (définies par Jacques
Bertin en sémiologie graphique et ici adaptées à l’analyse
de la plastique du photo numérique fixe) est plus spécifiquement
exploitée pour contribuer à faire sens.
Ainsi
le grain, la couleur, la valeur, la forme, la taille et l’orientation (traduisant l’idée d’une
perspective linéaire) renforcent et soulignent le jeu des
signifiants iconiques.
Le
grain de l’image et le grain/ texture du référent
1)
Concernant la matérialité de l’image numérique,
l’ambition première du grain c’est sa propre
disparition par une atomisation toujours plus forte, garantissant
un degré d’iconicité maximum… Abandonnant
l’abominable pixel trop apparent aux expérimentations
plasticiennes.
La
spécificité du numérique c’est son étroite
interdépendance avec la lumière/écran à chaque
stade de réalisationde l’image. Depuis l’affichage
sur écran avant la prise de vue jusqu’à la
lecture- réception de l’image enregistrée.
Ceci
induit d’autres spécificités:
- obsolescence progressive des tirages papier dans le domaine
grand public ;
-
modification des modes de communication interpersonnels (Internet
et SMS), de réception et d’archivage des
images.
La
luminosité, la brillance, la taille et le scintillement
de l’écran, la distance de lecture (œil machine)
induite par l’interface confèrent aussi une aura particulière à l’image
numérique. Révolution numérique, selon André Rouillé qui
s’en explique avec pertinence sur www.paris-art.com . Mais
aussi évolution technologique incontournable et déterminante
pour la fin du XXème siècle.
Tout
comme le photographique argentique allait, selon Walter Benjamin,
déterminer, dès la fin du XIXème siècle,
des modalités nouvelles en matière de création,
d’utilisation et de réception des images.
2)
Traduction iconique du grain/texture du référent
:
Ici,
la matérialité de l’image photo numérique
de plus en plus performante conditionne donc parfaitement la matière
photographiée.
La
Collection, à travers les différents sujets présentés,
explore la dimension tactile des espaces et des formes.
Les
aspérités des façades architecturales
anciennes adoptent des connotations de peaux de reptiles antédiluviens
par opposition aux plans lisses et soyeux de l’aluminium
et du verre réfléchissant des constructions récentes.
La
couleur
Dans
la Collection, les teintes chaudes des gammes de rouges déclinées
sur les sièges et les murs des salles de spectacles s’opposent
d’un cliché à l’autre aux bleus d’acier
des constructions et aux reflets dans les façades vitrées.
Les
palettes saturées des baraques de chantier et les graffitis
urbains se démarquent des colorations altérées
des masures des quartiers anciens…
Les
lumières artificielles des néons, là où l’éclairage
des salles d’exposition tranche violement avec les gammes
pastelles des reflets captés sur les vitrages.
La
couleur, comme chaque variable visuelle considérée,
participeau discours iconique :
-
au niveau de chaque cliché affiché quotidiennement
dans Quitter le Temps,
- à l’intérieur
de chaque séquence
de La Collection, par adjonction,
-
dans La Collection, par opposition, similitude, ou proximité sémantique.
Eclairage,
valeurs, ombres et lumières
Bernard
Obadia recherche l’éclairage propice à renforcer
le propos iconique. Son propos iconique. Car le sens qui se construit à partir
de ses prises de vue adopte une trajectoire singulière et
autonome.
Les
valeurs de gris déconstruisent ici la forme et le sens
premier pour reconstruire un univers formel et conceptuel différent.
Construction / déconstruction, thématique récurrente,
sous-jacente à la production artistique, selon la formule
du Centre Georges Pompidou à Paris à propos de l’évolution
de l’art contemporain au XXème siècle.
Dans
La Collection, un fauteuil, dans une salle de spectacle, s’apparente, sous les jeux heurtés d’ombres
et de lumières ambiantes à un caractère alphabétique.
L’ombre projetée d’une toiture sur un mur pignon
sur fond de ciel méditerranéen prend visuellement
la matérialité d’une construction peinte en
trompe l’œil sur un sol de terre ocre au bord d’un
fleuve. Plus loin, les gammes de gris d’un rideau tamisent
lalumière du jour et transposent le paysage urbain en dessin à la
mine de plomb…. La ville se dissout et devient simplement
trame graphique en demi-teinte. A moins que cene soit l’écran
de veille en noir et blanc d’un moniteur de télévision.
Formes
abstraites et figuratives
Ici
la première étape de traitement de la couleur
intervient lors de la prise de vue avec le choix et la rigueur
de structuration des zones polychromes dans le plan de l’image.
Traitement donc de l’information visuelle sans retouche ni
post-production.
Mais
la recherche préalable de formes simples, pratiquement
schématiques ou élémentaires construit un
abécédaire visuel et sémantique spécifique.
Les formes quadrangulaires s’imposent. Cadre dans le cadre
de l’image, elles mettent le discours iconique en abîme.
Provoquant pour l’œil et l’esprit un vertigineux
effet de malaise, d’instabilité ou d’enferment
dans cette structuration phobique de l’espace.
Les
notations de tracés accidentels, éphémères
et fugitifs, d’ombres de coulures et autres drippings introduisent
dans cet univers minéral et orthogonal une touche de vie.
Vie intime et organique du corps urbain qui souffre entre les contraintes
d’une urbanisation envahissante et une volonté interne
d’explosion dévastatrice socialement incontrôlable.
Taille
et surface des composantes de l’image
Le
monumental des espaces et des constructions côtoie le
minimalisme des proportions des quelques rares personnages égarés
dans ce décor inhumain.
L’ambiguïté des rapports de proportions de certains
détails souvent symétriques, observés sur
les murs et façades : portes, fenêtres ou drains,
confère une physionomie particulière, pratiquement
hypnotique à ces portraits de villes.
L’échelle des proportions, habituellement perçues
in situ à travers quelques indices, est ici souvent absente,
volontairement éludée ou détournée
au profit d’une ambiguïté sémantique porteuse
d’interrogations déstabilisantes. L’immensité d’un
espace est d’autant plus angoissante qu’elle reste
supposée au profit du hors champs contextuel, indéterminé sur
le terrain comme sur l’image.
La
notation de la perspective
Quand
la couleur prime sur la plan de l’image se sont les
délimitations d’aplats saturés qui dessinent
la perspective interne et la structuration géométrique à l’intérieur
du cadre de l’image. Tant dans les compositions abstraites
que dans les représentations figuratives, l’animation
d’une séquence d’images construit un univers
tridimensionnel mouvantet virtuel, souvent même visuellement
intrigant ou déstabilisant pour l’observateur. Le
sens élaboré se détache alors totalement du
propos initial identifié au niveau du référent
perceptible sur le terrain.
La
plastique de l’image, le choix des lieux de prise de
vue et les modalités de cadrage ou le positionnement de
l’auteur face au sujet observé contribuent donc parfaitement à construire
le discours de l’image.
Un monologue en trois actes
Le
décryptage de la plastique numérique de La Collection
permet, au delà des titres des images et des séquences
des diaporamas, de considérer l’essentiel des trois
grands axes thématiques :
1)
vues générales d’espaces extérieurs,
2)
espaces de transition intérieur/extérieur,
3)
détails et objets dans des lieux clos,
Ces
trois typologies iconiques renvoient le public à trois
attitudes physiques, et psychologiques face à l’espace
urbain. Trois modalités distinctes de perception et d’expérimentation
du quotidien dans la ville.
Se
distinguent donc des clichés concernant
:
-
En premier lieu des espaces urbains extérieurs, grands
volumes vides traçant d’angoissants effets de perspective
(rues, escaliers monumentaux, passages et escalators). Là,
de grandes surfaces délimitent visuellement des volumes
fuyant dans l’espace de l’image. Les rares personnages
se sont que de fugitives silhouettes.
-
Ensuite apparaissent les murs, écrans de verre, de béton,
de pierre, d’acier ou de bois : translucides, opaques, colorés,
texturés ou ajourés. Ils reflètent ou affichent
l’image déformée du paysage urbain. Ces surfaces
simples, animées de couleurs, trames ou d’éléments
ponctuels suggèrent des espaces de transition entre le public
et le semi privé, l’intérieur et l’extérieur, écran
vivant et révélateur d’une urbanité déformée,
factice, éphémère. Surfaces tantôt saturées,
tantôt délavées, elles traduisent les différents
aspects qualitatifs de l’ambiance urbaine. Des personnages,
apparitions fantomatiques, traversent ou longent ces pans de constructions
dans le flux continu de l’urbanisation.
-
En dernier lieu, l’on découvre des artefacts isolés
et des espaces intérieurs, des éléments ponctuels
colorés occupant un univers semi privé, collectif
mais convivial, intimiste ou ludique. L’évocation
de l’art contemporain : installations, mises en espace de
la lumière ou espaces de projections priment dans cette
catégorie thématique et plastique. Evocation d’espaces
feutrés, désertés par les foules bruyantes.
Refuge ou isoloir du corps et de l’esprit, loin des rumeurs
de la ville.
Sur
l’ensemble de ce travail de notation de l’espace,
on relève : rupture d’échelle, de repère
et de références logiques. Le discours visuel documentaire
devient poème surréaliste.
Cut
up d’observations, d’interprétations et
de significations. Reconstruction ouverte et libre, laissée à l’interprétation
polysémique de chacun.
L’ambiguïté d’interprétation d’un
message rédactionnel ou de supers graphismes provient de
la même démarche. Un non-dit visuel qui en dit long
sur les potentialités d’ouvertures de lecture et d’interprétations
que l’auteur propose dans son travail.
En
fait ici ce qui se donne à voir c’est avant tout
le regard de l’auteur, sa perception de la ville et de la
vie urbaine. Ville qu’il arpente sans rechercher le sensationnel.
Un regard intime en quête d’expression, d’idées
et de concepts si personnels qu’ils finissent bien par faire écho
avec de la subjectivité d’un public indéfinissable
qui découvre ces images derrière l’écran
de son ordinateur.
Mais,
dans ce corpus évolutif, certaines images restent
inclassables. Préfigurant d’autres productions et
d’autres approches, ultérieurement envisagées
au profit d’une diversification thématique et plastique
ou tout simplement abandonnées. Dans l’univers clos
de l’urbain, Obadia procède comme un photographe voyageur.
Voyageant dans une quotidienneté privée et privilégiée
où le sens et le non sens du discours de l’image construisent
et se déconstruisent à volonté.
A
l'opposé du reporter traquant le scoop. Aux antipodes
de l’artiste recherchant le beau ou le singulier. Le photographe
part à la découverte du sens. Sens construit en toute
liberté. Sens élaboré, via un regard d’auteur
photographe personnel aux cadrages sélectifs et ultra rigoureux.
Bernard Obadia est auteur, côté cour, pour le théâtre.
Et côté jardin (secret) il garde la ville pour objectif.
Ou l’inverse, pour brouiller les pistes d’une interprétation
trop linéaire.
La
souplesse de l’outil numérique témoigne
ici de toute son efficacité dans l’évolution
rapide d’une production conséquente.
Car
bien que La Collection soit un projet récent, elle
laisse entrevoir une volonté d’écriture très
personnelle, originale et surtout dépourvue d’a priori
formels ou conceptuels. L’évolution de La Collection
de Bernard Obaldia reste à suivre au fil des jours derrière
l’écran.
C.
ZIOLKO, plasticienne, enseignante en sémiologie
des arts visuels (2005)
Liens
brisés
© C.
Ziolko
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