"Mais
si sa vision du monde est unique, son œil sait aussi
repérer le sujet et sait comment l’utiliser, le structurer
dans le cadre obligé de l’espace photographique. […].
Reste que ses photos n’on rien à voir avec la politique.
Il aime avant tout montrer les gens des rues, des bazars, des rivages,
les paysans des montagnes… Ce qui l’intéresse,
c’est l’ordinaire, voire l’insignifiant."
(Satyajit Ray 1985), dans Henri Cartier-Bresson en Inde, Paris,
Photo copies, CNP.
Ces
lignes posent, en filigrane, par rapport à la structure
de l’espace photographique, la question du rapport de la
forme et du sens dans l’œuvre de HCB. En focalisant
l’observation sur les photographies prises dans la rue, c'est-à-dire
celles relevant de la catégorie Street Photography, cette
question peut s’adresser rétrospectivement, à l’ensemble
de l’abondante production de ce photographe atypique qui,
entre art et photoreportage, observa inlassablement, au fil de
ses voyages, la vie et les gens.
Partant des principales publications, c’est à dire: D’une
Chine à l’autre, 1954, Les Européens, Vive la France, A
propos de l’Urss, Henri Cartier-Bresson en Inde, L’Amérique
furtivement, Les Carnets mexicains 1934-1964, une sélection de cinquante
clichés, souligne, dans une perspective sémiologique, le profil
du regard photographique de Cartier-Bresson dans ses constantes, ses écarts
et son originalité par rapport à l’état de l’art
et productions contemporaines. L’idée étant de dégager,
d’une observation plus approfondie, ce qui, au-delà de « l’ordinaire,
voire de l’insignifiant », fait, à long terme, forme et
sens dans cette production et inscrit cette démarche dans une perspective
originale particulièrement novatrice.
Les écrits du photographe, concernant sa pratique, sont clairs, synthétiques
et peu nombreux. Ce qui dégage simultanément les grandes lignes
de sa production et, en filigrane, ce qui, pour ces scènes de rues,
au-delà du titre ou de la légende, fait sens. Emergent alors,
de l’ensemble des clichés retenus une logique narrative qui structure
l’espace photographique ; et décline, au-delà de l’évènementiel,
les thématiques privilégiées de HCB pour aborder des questions
plus universelles ou évoquer métaphoriquement quelques aspects
de son mythique parcours d’auteur photographe.
1.
Le leica, la rue et le regard d’auteur
Partant
de la matérialité même de l’image,
comprise ici comme structure iconique, c’est le rapport du
photographe à la technique qui est interrogé. Or,
les cas observés ici précisent que HCB ne privilégie
pas plus la forme au sens que le sens à la forme. La structure
de l’image, loin de faire l’objet d’une recherche
esthétique pure et gratuite, contribue activement au sens
du visuel. Et c’est bien là que réside, en
premier lieu, la force de ces clichés. La force d’une
composition rigoureusement ajustée, mais cependant sans
systématique ni emphase. D’ailleurs, le photographe
affirme, en 1952 : « Une photographie est pour moi la reconnaissance
simultanée, dans une fraction de seconde, d’une part
de la signification d’un fait, et de l’autre, d’une
organisation rigoureuse des formes perçues visuellement
qui expriment ce fait ». (Cartier-Bresson, 1952 : 20).
Caractéristique des grands peintres classiques, un tel souci de composition
introduit, dans le reportage sur le terrain une dimension nouvelle. Et témoigne
d’un regard et d’une pratique d’auteur qui s’adapte,
d’un sujet à l’autre, d’un lieu à l’autre,
d’une décennie à l’autre, à chaque scène
cadrée. La réussite d’une telle démarche suppose
un matériel de prise de vue adéquat et performant.
1.1
L’outil au service de l’intention
photographique
Le Leica, petit, léger, discret, est précisément
adapté à la vivacité du regard et à l’exigence
technique formulée par d’un jeune plasticien qui souhaite,
via la photographie, pouvoir s’exprimer avec le maximum de
réalisme et le minimum de contraintes. Le Leica, c’est
alors : « cette nouvelle caméra qui ouvrira vraiment
la voie du photojournalisme moderne. […] Il est présenté pour
la première fois au public en 1925 sous le nom de Leica à la
foire industrielle de Leipzig où il fait sensation. [...]
Le film utilisé permet d’exposer 36 vues sans le recharger.
C’est une révolution dans le travail professionnel ».
(Freund, 1974 : 117-118). Pour HCB, cet outil devient « le
prolongement de son œil » et ne le quitte plus. Prothèse
visuelle incontournable pour enregistrer, « La photographie
ouvre des perspectives jusqu’alors inconnues, elle capte
les jeux de « chiaroscuro », emprisonne la lumière
sur un morceau de papier sans interférence d’un appareil,
découvre la beauté d’une image négative. » (Freund,
1974 : 117-118).
En optant pour cet outil, HCB s’inscrit dans l’avant-garde
d’une réflexion artistique, et non dans la fascination
pure et simple pour une technologie nouvelle. Concernant la photographie
(comme) expression artistique, Gisèle Freud précise également
: « Dans son livre, la « Nouvelle Vision » qui
paraît en 1929, Moholy explique sa théorie de la graduation
de la lumière, sa découverte d’angles de vues
et de perspectives nouvelles qui correspondent à la technique
des machines. […] Ce qui est important est notre participation à des
expériences nouvelles sur l’espace. » (Freund,
1974 : 190-191). C’est bien à quoi s’emploi
HCB, sous couvert de reportages documentaires.
La structuration de l’image contribue à la compréhension
du lieu et, partant de l’action observée, à l’articulation
d’un micro récit. La caméra légère
est aussi un plus.
1.2
La rue prétexte discursif
Certaines compositions photographiques vont ainsi resurgir d’un
reportage à l’autre. C’est le cas avec les cadrages
de rues où les volumes réels des constructions et
les surfaces planes d’ombres portées, signalant d’autres édifices,
se font écho en une structuration géométrique,
voire abstraite du plan de l’image. Seule la présence
d’un personnage vient ici animer l’espace, suggérant
simultanément une échelle de grandeur et l’amorce
d’un propos narratif ouvert et pluriel. De tels clichés
sont réalisés à Salerne et à Séville
en 1933 ; au Mexique en 1934 et 1964 ; à Rome en 1959 et
1965 ; et même avec un portrait de son ami Alberto Giacometti,
photographié dans une rue de Stampa en 1961; à Sifnos
en 1962 ; à Sarajevo et Prinzen en 1965. Et même,
dans des sites moins urbanisés, comme à Taos, au
Nouveau Mexique, en 1947.
Par des jeux d’ombres très graphiques qui déconstruisent
le plan de l’image à la manière des toiles
cubistes. Ou des scènes bien de la vie quotidienne qui sous
le regard du photographe font directement référence à l’esprit
surréaliste. Les scènes de rues, prises au Mexique
ou en Espagne participent à cette orientation, principalement
dans les premières œuvre de HCB.
Cette
allusion à la composition picturale, la plus élaborée
qui soit, confère à ces clichés une plus value
symbolique et les inscrits dans l’une des plus ancienne et
des plus riche problématique des arts visuels. Celle du
rendu des ombres et de la lumière. Par ce souci extrême
de construction géométrique signifiante, HCB, s’inscrit également
dans une optique moderniste nouvelle par rapport au pictorialisme
et même au simple réalisme convenu du photographique.
Dans cette perspective, sa production trouve naturellement audience
au-delà du journalisme.
1.3
La photo, du journal au musée
Exposé à New York en 1933, à la Galerie Julien
Levy, HCB, impose, dès son premier voyage au Mexique, alors
jeune photographe, un regard d’auteur dans la Street Photography,
c'est-à-dire : le reportage. Ses travaux sont exposés
au Palacio de Bellas Artes de Mexico en1935. Et la même année à New
York, chez Julien Levy.
Il a déjà voyagé en Afrique en 1931 et en
Europe en 1932. Mais, au Mexique, la rue lui fournit un terrain
d’expérimentation privilégié pour définir
les grands traits d’une démarche professionnelle atypique,
entre création et documentaire. Edité et consacré dans
le monde entier, HCB est l’un des premiers photographes à avoir
parallèlement conduit, une démarche d’auteur
et de photoreporter sur deux fronts. Celui des musées et
galeries internationales d’une part ; et celui de la presse à grand
tirage, en collaborant avec Harper’s Bazaar, Vogue, Paris
Match, etc. L’agence Magnum, dont il est un des cofondateurs,
s’inscrit toujours dans une recherche qualitative qui, au-delà du
pur documentaire, cible l’œuvre d’auteur.
Aujourd’hui, les meilleurs reporters exposent de grands tirages
de leurs travaux dans les plus grandes institutions muséales,
considérant même cette possibilité comme une
heureuse alternative au désengagement progressif des médias
dans le vrai reportage, au profit d’une imagerie générique
moins élaborée ciblant un public quelque peu saturé d’information.
En 1935, seule une galerie d’avant-garde pouvait prendre
le risque d’un tel engagement, principalement en exposant
une photographe français. La dynamique des échanges
artistiques et plus particulièrement photographiques, entre
Paris et New York, a connu avec Henri Cartier-Bresson un développement
porteur pour les deux continents. Une exposition aux côtés
de Walker Evans, en 1935, à New York, témoigne d’une
réelle proximité intellectuelle et d’un regard
partagé porté sur le réel et, au-delà,
sur la production artistique. Le réalisme objectif, caractéristique
de la photographie nord-américaine du début du siècle
dernier, aura une forte répercussion sur le parcours photographique
de HCB.
Mais, le photographe s’inscrit également dans une
problématique d’ethno reportage et de constitution
d’archives visuelles, tels que : Les Archives de la Planète,
projet initié par Albert Kahn, et scientifiquement supervisé par
le géophotographe Jean Brunhes. L’œuvre d’Atget
joue aussi un rôle prépondérant. Dans mentionne
: « Il y avait aussi le cinéma […], les grands
films de Griffith […], ceux d’Eisenstein […],
de Dreyer ; ils m’ont appris à voir. Plus tard, j’ai
connu des photographes qui avaient des épreuves d’Atget.
Elles m’ont beaucoup impressionné. » (Cartier-Bresson,
1952 : 9).
Cependant, sa démarche personnelle sera distincte de celle
d’Atget. Car il adopte un compromis judicieux entre l’approche
scientifique et distancée des géophotographes, au
propos fonctionnaliste très circonscrit, et le photojournalisme
pratiqué par exemple par Weegee. Ses affinités avec
les milieux artistiques d’Outre Atlantique ont certes contribué à forger
le trait incisif de son regard. Mais c’est avant tout en
Européen qu’il observe le monde ; au-delà des
frontières qui se font et se défont devant son objectif.
Il n’envisage jamais le médium photographique comme
outil de création à part entière, comme le
font Làszlo Moholy-Nagy, Man Ray, ou André Kertéz.
Il recherche, à travers l’objectivité d’un
regard réaliste, le sens et l’expression plastique
cachée dans la réalité la plus triviale. Intégrant
toujours une part de subjectivité à ses observations
directes sur le terrain. Rejoignant ainsi l’esprit surréaliste
dont il était si proche.
2.
Le réalisme subjectif et l’ethno-documentaire
La
Street Photography s’inscrit dans une option intellectuelle
en phase avec les idées les plus novatrices de cette époque,
car : « Grâce à la photographie, l’humanité a
acquis le pouvoir d’apercevoir son entourage et son existence
avec des yeux neufs. Le vrai photographe a une grande responsabilité sociale.
[…]. La valeur en photographie ne doit pas être mesurée
seulement d’un point de vue esthétique, mais par l’intensité humaine
et sociale de sa représentation optique. […]. La nature
vue par la caméra, est différente de la nature vue
par l’œil humain. La caméra influence notre manière
de voir et crée la nouvelle vision (Moholy-Nagy, 1970).
Des théoriciens comme Mc Luhan se sont largement inspirés
des idées de Moholy–Nagy et deux générations
de photographes ont été influencés par lui,
même s’ils ne connaissent pas son nom.» (Freund,
1974 : 191). Pour sa part HCB affirme à propos de l’instant
décisif : « En photographie, il y a une plastique
nouvelle, fonction de lignes instantanées ; nous travaillons
dans le mouvement, une sorte de pressentiment de la vie, et la
photographie doit saisir dans le mouvement l’équilibre
expressif. » (Cartier-Bresson, 1952 : 15)
2.1
La rue : décor privilégié de
communication sociale
Derrière les portraits, les attitudes, les compositions
et les cadrages des corps que dénotent ces clichés
? C’est la description du contenu de l’image, selon
ses composantes figuratives: constructions, personnages, véhicules,
signes graphiques permet de repérer ce qui ici fait sujet
et narration. A partie des années 1950, Magnum contribua
activement à initier un regard humaniste dans le photojournaliste.
Mais, dès ses premiers voyages, HCB adopte cette approche
du sujet. Tout comme, pour ne citer que les plus connus, à la
même époque en Amérique, Walker Evans, Berenice
Abbott, Margaret Bourke-Withe, et, par la suite, Robert Franck
et Diane Arbus, ou en France, Robert Doisneau.
C’est pour cela que, chez lui, la rue, d’un point de
vue purement architectural et même urbanistique, est la grande
absente. Seul un détail ou fragment indique éventuellement
la présence d’un véhicule contemporain. Rarement
plus. La référence au temps et au lieu passe par
le détail vestimentaire des personnages, leur coupe de cheveux,
les affiches et autres indications murales, qui, pour peur part,
ne figurent jamais gratuitement dans le cadrage. La marchandise
est omniprésente. Signe d’un nouveau rapport à l’objet
et à la consommation. C’est ce qui distingue la ville
du village, plus traditionnel et modeste dans ses potentialités.
Ce passage, à l’ère de la consommation de masse,
HCB l’observe attentivement dans les pays qu’il traverse.
Avec humour et candeur il note, avant et après la seconde
guerre mondiale, ce passage du rural à l’urbain et
de l’urbain au planétaire. En cela ces documents prennent
un intérêt historique encore plus évident.
2.2
La rue : théâtre de la consommation et de l’image
Pour HBC, la Street photography, c’est un décor générique évoquant
avant tout le milieu urbain. Ville ancienne ou contemporaine, sans
plus. Ce décor pratiquement neutre est le théâtre
où se déclinent, par lieu, date et conditions économiques
et sociales les rapports entre les hommes. Avec pour toile de fond
le rapport à l’Autre et la communication sociale ou
interpersonnelle, à travers la notation des attitudes et
comportements humains
Commerces ambulants, marchés, boutiques et enseignent renseignent
méticuleusement sur le niveau économique et le stade
de développement local.
Mais ces clichés évoquent aussi l’image dans
l’espace urbain. L’image information, communication,
signalétique et publicitaire à l’échelle
monumentale, ou massivement présente dans les kiosques,
les vitrines et sur le sol. C’est la presse, l’édition,
et les grands quotidiens. Ce rapport à l’image dénote
un regard particulièrement attentif sur ce passage à l’ère
du visuel, sur la présence massive des médias et
de la photographie dans la vie quotidienne.
Le journal, ou l’imprimé sont déclinés
selon leur usage et leur rôle social en termes de valeur
d’usage ou d’échange différé.
L’image publicitaire introduit une réflexion sur le
rapport à l’information dans un contexte de consommation
de grande envergure. Sur l’ensemble des archives c’est
aujourd’hui une réflexion un siècle d’expression
et de communication visuelle quasi planétaire qui est abordée.
2.3
La ville : regard surréaliste et métaphore
autobiographique
Outre l’intrusion, rare, mais évidente d’un
regard empreint de concepts surréalistes, les clichés
pris dans les rues peuvent faire allusion, au fil des publications
observées, aux préoccupations professionnelles du
photographe, voire à sa légendaire autobiographie.
Souvent les deux approches se superposent. L’originalité de
HCB s’affirme dans cette double capacité à formuler
un propos documentaire, reposant sur une mise en image réaliste,
mais opérant dans un registre et des concepts surréalistes.
Comme dans les exemples suivants :
Photographe de rue, Old Delhi, prise en 1966, cette photo définit
parfaitement, en négatif, la démarche professionnelle
de HCB. Sur cette vue, digne d’un récit surréaliste,
le photographe de rue attend en somnolant, allongé devant
un mur, d’éventuels clients. Il propose, dans cette
rue de Old Delhi, un décor onirique en trompe l’œil
qui masque un mur défraîchi. Peint avec naïveté et
application sur une grande toile, d’environ 3 m x 4 m, ce
décor crée l’illusion d’une perspective,
où palais et jardins féeriques se succèdent
dans un parfait alignement. Le photographe, couché sur les
tabourets prévus pour ses clients s’est endormi. Il
s’inscrit parfaitement dans cet illusoire tracé perspectif,
sous l’objectif de sa caméra placée sur un
trépied, dans le hors champs de ce paysage onirique qui
masque un mur de briques.
Peinture murale à Ahmedabad, de 1966, présente l’autre
versant de la profession. Celle qui motive et occupe jour après
jour HCB. Cette image, prise à la sauvette, cadre un homme
endormi devant sa maison. Ses deux chiens, blottis sous une charrette
destinée à un quelconque négoce ambulant.
Une fillette passe en courant vers la gauche. Aucun des personnages
ne prête attention à la scène épique,
peinte sur la façade de la masure. Entre histoire et mythologie,
art populaire et effigie dévote, un dieu s’élance
sur un char, tiré par quatre lions rugissants à la
poursuite d’un cavalier, sabre au clair, qui galope devant
un château fort entouré d’assaillants. Histoire,
religiosité, vie quotidienne se télescopent en plein
imaginaire surréaliste. Le temps de la narration, du conte
merveilleux et le temps du sommeil, de la vie et de la mort se
confondent avec l’instantané photographique. Le hasard
offre l’occasion de composer avec rigueur une scène
où le réel et l’imaginaire s’enchevêtrent
et s’interpellent, ouvrant les pistes d’une lecture
plurielle.
3. Intentions et contenu discursif
L’interprétation du sens dénoté ou
du propos narratif, de ces photographies de rues, révèle,
toutes régions et dates de prise de vue confondues trois
axes majeurs. L’intention d’une médiatisation
cohérente et diversifiée ; l’ouverture plus
large du propos discursif sur une réflexion post-évènementielle
; et l’introduction, en seconde lecture, d’une parenthèse
métaphorique plus autobiographique.
3.1
Médiatisation et vie des images
En premier lieu, c’est l’intention de faire collection
qui renvoie au sens donné à l’exploitation
et à la médiatisation des clichés. Outre l’utilisation
ponctuelle et première pour la presse la diffusion de ce
travail photographique suit trois axes complémentaires.
Une gestion privée, assurée aujourd’hui par
la Fondation Henri Cartier-Bresson et la gestion d’expositions,
selon un archivage qui développe et entretient une mémoire
d’ordre biographique. La médiatisation par les différentes éditions
et rééditions d’ouvrages qui synthétisent, à moyen
termes un certain regard sur : l’Europe, l’Amérique,
la Chine, etc. Enfin l’intégration de ces clichés
dans les Archives de Magnum Photo qui assure, sur la longue durée,
une diffusion internationale très diversifiée, avec
une classification et des légendes précises.
Une démarche aussi concertée, aussi cohérente
et efficace d’un point de vue médiatique est rare.
La notoriété de Magnum est historiquement liée à cette
perspective de respect de la propriété intellectuelle
des photographes.
Cartier-Bresson est l’un des pionniers qui marque de sa volonté d’auteur
l’esprit de la gestion photographique en vue de leur diffusion
dans la presse et l’édition.
L’esprit même dans lequel, très tôt, il
fait collection se distingue d’autres démarches pratiquement
contemporaines. Telle que celle des Archives de la planète, élaborée
selon des paramètres scientifiques précise par et
pour des géophotographes ; ou encore celle d’Atget.
Concernant ce dernier on sait aujourd’hui que : « La
raison pour laquelle nombre de ses images de rues ressemblent étrangement
aux photographies prises par Charles Marville un demi-siècle
plus tôt est que les unes comme les autres furent produites
suivant le même plan directeur documentaire. […] le
travail d’Atget est le « produit » d’un
catalogue que le photographe n’a pas inventé et pour
lequel le concept d’auteur est sans objet. » (Krauss,
1990 : 52).
HCB introduit donc parallèlement le concept de séries
ou de reportages d’auteur, donc de micro récits, pour
constituer une collection personnelle, puis plus accessible. Où les
micro- récits se constituent en axes narratifs plus largement
thématiques. Mais sa production, comme son regard restent
entièrement autonomes. La distinction qu’il établit
entre ces catégories est significative d’une démarche
d’auteur.
3.2
La lecture post-évènementielle
Ces instantanés, sensés témoigné hier
de l’actualité, laissent percevoir aujourd’hui,
chez le photographe, une évidente capacité à dépasser
l’évènementiel pour aborder, en seconde lecture,
des problèmes sociaux, économiques, ou tout simplement
humains.
Une scène, prise à Leningrad en 1973, propose une
allusion directe à la condition du photographe, tiraillé entre
commande officielle et création autonome. Le regard posé par
HCB sur ce photographe de mode, opérant devant le musée
de l’Ermitage avec un gigantesque portrait de Lénine
en toile de fond prend, un quart de siècle plus tard, une
résonnance particulière.
Le film à parfaitement fixé, via la structure de
l’image, la transition de ce pays vers une économie
de grande consommation. Evolution dans laquelle l’image photographique
et les médias allaient jouer un rôle médiatique
important et nouveau. L’impact de la photographie, comme
support d’information et moyen de communications d’images
et d’idées nouvelles est ici parfaitement décrit.
Son rôle sur l’économie, la culture et l’histoire
est clairement mais toutefois allusivement souligné.
Ce qui fait écho aux parole du photographe lorsqu’il
affirme : «C’est en vivant que nous nous découvrons,
en même temps que nous découvrons le monde extérieur,
il nous façonne, mais nous pouvons aussi agir sur lui. Un équilibre
doit être établi entre ces deux mondes, l’intérieur
et l’extérieur, qui dans un dialogue constant, n’en
forment qu’un, et, c’est ce monde qu’il nous
faut communiquer.»
Pour bon nombre de photographes, la performance technique ou esthétique,
alliée au scoop est la finalité professionnelle unique et suffisante à atteindre.
Cartier-Bresson, pour sa part, est beaucoup plus conscient du pouvoir de ce
médium et de celui qui l’utilise, quand il écrit : «Le
raccourci de la pensée qui est le langage photographique a un grand
pouvoir, mais nous portons un jugement sur ce que nous voyons et ceci implique
une grande responsabilité. »
3.3
Lecture intimiste et métaphorique
En dernier lieu, apparaît l’intention plus discrète d’évoquer,
par la métaphore visuelle, avant tout, une option personnelle et un
modus vivendi développés au cours des voyages et séjours
sur le terrain, mais aussi, en arrière plan, une filiation à l’univers
artistique classique (matérialisé par la structuration de l’image)
ou résolument contemporaine.
Ses reportages ne sont pas réalisés entre deux avions, il réside
sur le terrain. Un an au Mexique, trois ans en Asie. D’ailleurs il précise
: « J’ai beaucoup circulé, bien que je ne sache pas voyager.
J’aime le faire avec lenteur, ménageant les transitions entre
les pays. Une fois arrivé, j’ai presque toujours le désir
de m’y établir pour mieux encore mener la vie du pays. Je ne suis
pas un globe-trotter. » (Cartier-Bresson, 1952 : 11).
Inaugurant ainsi simultanément un regard d’ethno touriste et une
approche en accord avec l’anthropologie visuelle, HCB va contribuer très
tôt à modifier dans la presse, via la photographie, le regard
du lecteur sur l’Autre. Dépourvues de tout exotisme ou de voyeurisme,
ses photos présentent le réel tel qu’il est sans emphase,
mais avec le souci de la forme et du sens de l’image. Et seule une réelle
immersion sur le terrain peut conduire à réussir un tel projet.
Cette proximité lui offre même l’opportunité de réfléchir
comparativement sur sa propre image, celle de photographe par exemple. Ainsi
plusieurs clichés montrent des photographes locaux potentiellement ou
effectivement au travail. Bien que relativement rare, ce sujet resurgit d’une
région parcourue à l’autre. Et, au fils des publications,
ce type de sujet, toujours retenu dans ce qu’il présente de plus
insolite et de plus surprenant, ne manque pas d’interpeller le lecteur.
[India, photographe de rue à Old Dehli, 1966] ; Ce type de métaphore
visuelle est rare mais pertinente, car les différents niveaux de lecture
de l’image se croisent et se complètent avec simplicité,
mais humour pour qui prend le temps d’en explorer toute la portée.
Une fable intemporelle : La rue, l’artiste, la société.
En marge du corpus relevant directement de l’approche Street Photography,
une photographie, prise en 1985, semble synthétiser parfaitement la
démarche et la volonté d’expression de HCB en matière
de métaphore photographique. Cette métaphore à caractère
intemporel pose, sur la longue durée, la question de la place et du
rapport de l’artiste et de l’individu dans la société.
Photographié dans son atelier, l’artiste est agenouillé devant
une composition monochrome intitulée La Foule illuminée. Il relève
le visage en direction du photographe, qui est placé très au-dessus
de cet ensemble monumental, surplombant ainsi plus de quinze personnages et
leur auteur. Cette surprenante sculpture figurative est aujourd’hui visible
au centre ville de Montréal, entre de hautes tours de bureaux de verre
et d’acier. Cette photographie s’affirme ainsi comme une adéquation
réussie entre portrait d’atelier et reportage de rue. C’est
aussi, pour HCB, l’ultime synthèse d’une volonté de
composition classique, rigoureusement maîtrisée, mais très
dynamique, laissant ouvertes les pistes narratives les plus complexes. Et ceci,
via le choix d’un instant décisif hautement signifiant pour la
prise de vue.
4. Archives et journal intime
Tout
comme Les Carnets mexicains, les publications consultées
ne sont pas des carnets de voyage, mais un long récit, autobiographique
sur la façon, pour un jeune artiste français fasciné par
le surréalisme, de séjourner, de vivre et de travailler
en voyageant. Le regard porté sur le Mexique revoie l’observateur
européen à sa différence économique,
culturelle, et géographique. Ce lieux n’est pas perçu
par HCB comme exotique, mais comme le théâtre de scènes
surréalistes mais cependant quotidiennes et banales pour
les autochtones.
Entre rêve et réalité, le reportage offre à HCB
différentes occasions de mettre indirectement sa propre
histoire en perspective et en image. Ainsi : Le cabinet d’un
astrologue à Parel, le quartier des meuniers Bombay, Inde,
1947, fait référence, au delà de son contenu
ethnographique premier, à un évènement personnel
vécu par HCB : le jour où, en 1932, la mère
de son ami Pierre Colle lui tire les cartes et prédit son
avenir. Cet évènement, est souvent mentionné dans
ses biographies ; plus métaphoriquement des prises de vues, à la
sauvette montrent des vitrines et des enseignes d’astrologues
et de voyantes. L’influence des idées issues du Surréalisme
n’est sans doute pas étrangère, chez HCB, à l’importance
accordée au hasard dans la création. Ce qui constitue
aussi une attitude originale pour un photoreporter d’actualité
Le reportage photographique prend, avec HCB, une place à part
entière entre expression artistique et communication visuelle.
Et s’il est permis de désigner HCB comme franc-tireur
de la Street Photography, c’est parce que en se plaçant à l’avant-garde
même de cette pratique documentaire, il a su prendre le risque
de l’élever au rang d’art visuel à part
entière, avec une rhétorique et une plastique spécifiques.
Chez HCB, une dialectique permanente articule une démarche
tendue entre le choix de l’efficacité technique et
son approche du réel. Ce qu’il traduit à travers
la métaphore du tir à l’arc chez l’archer
zen. Approche en rupture avec les contraintes même du photojournalisme.
L’observation des cadrages prouve combien la plupart d’entre
eux sont régis par une structuration signifiante qui, outre
professionnalisme et sens artistique, exige calme et concentration
face à l’évènement, voire même
face au non évènement.
Choix technologique, choix thématique, position personnelle
et quête du sens singularisent la démarche du photographe
au sein même de cette thématique et définissent
les axes d’une contribution novatrice.
Caroline ZIOLKO
---------------------
Bibliographie
Assouline,
P. 2005, Cartier-Bresson L’œil du siècle,
Paris, Gallimard, Folio.
Autour du monde, Jean Brunhes, 1993, Paris, Musée Albert
Kahn, Vilo
De qui s’agit-il ?, 2003, textes de Philippe Arbaïzar,
Jean Clair, Claude Cookman, Robert Delpire, Peter Galassi, Jean-Noël
Jeanneney, Jean Leymarie, Serge Toubiana, réalisé par
Robert Delpire / Idéodis Création, Paris, Gallimard
/ Bnf.
Cartier-Bresson H., 1952, Images à la sauvette, Paris, Verve.
-, 1954, D’une Chine à l’autre, texte de Jean-Paul
Sartre, Paris, Delpire éditeur.
-, 1955, Les Européens, conçu et réalisé par
Tériade, texte de Henri Cartier-Bresson. Paris, Verve.
-, 1970, Vive la France, texte de François Nourissier, Paris,
Robert Laffont, Sélection du Reader ‘s Digest.
-, 1973, A propos de l’Urss, texte de Henri Cartier-Bresson,
Paris, du Chêne.
-, 1985, Henri Cartier-Bresson en Inde, texte de Satyajit Ray et
Yves Véquaud, Coll. « Photos Copies », Paris,
Centre national de la Photographie [Catalogue d’exposition].
-, 1991, L’Amérique furtivement, textes de Gilles
Mora, Paris, Le Seuil.
-, 1995, Carnets mexicains 1934-1964, texte de Carlos Fuentes,
Paris, Hazan.
Freund G., 1974, Photographie et société, Paris,
Seuil.
Krauss R., 1990, Le Photographique, traduction, Paris, Macula,
Montier J.-P., 1995, L’Art sans art d’Henri Cartier-Bresson,
Paris, Flammarion.
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Abstract
En
focalisant l’observation sur les photographies prises
par Henri Cartier- Bresson dans la rue, c'est-à-dire celles
relevant du genre Street Photography, on découvre précisément
ce qui constitue un regard et une écriture photographiques
totalement innovants dans l’univers visuel de son époque.
Et ceci, à travers l’ensemble de ses clichés
publiés dans des ouvrages qui évoquent ses voyages
en Amérique, en Inde, en Europe, au Mexique ou en Urss…
Rétrospectivement émergent alors, plus qu’un
style ou une manière de photographier, une logique narrative
structurant, dans le viseur et sur l’image, l’espace
photographique pour décliner, au-delà de l’évènementiel,
des thématiques privilégiées chez HCB ; et
aborder métaphoriquement des questions plus universelles
ou faire référence à un moment connu et mythique
de son parcours personnel d’auteur et de photographe. En
initiant un nouveau regard sur le monde et sur l’Autre, en
utilisant de manière subjective un matériel miniaturisé,
en circulant constamment entre art et communication, HCB a contribuer à ouvrir
la voie à une nouvelle pratique et compréhension
de l’image et du visuel qui marque son siècle et les
siècles à venir.
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Visuels correspondants au texte (références Agence
Magnum et Fondation HCB) :
[Raymond Mason, 1985] (PAR 88591)
[India, Maharastra, Bombay, An astrologer’s shop, 1947] (Magnum
184176)
[SOVIET UNION, Mannequins, Place de L’Ermitage, 1973] (98579)
[USA, NYC, 1947] (PAR 35132)
Liens
brisés
© Caroline
Ziolko
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