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Tzvetan Todorov

Disparition : Tzvetan Todorov, héraut de l’humanisme par Nicolas Truong (février 2017)

« Ne déshumanisons pas l’ennemi » (décembre 2015)

L’épilogue littéraire de Tzvetan Todorov (« Le Triomphe de l’artiste ») février 2017

 

Disparition : Tzvetan Todorov, héraut de l’humanisme


L’historien des idées, essayiste, sémiologue est mort à 77 ans. Il a notamment beaucoup travaillé sur le totalitarisme.

LE MONDE | 08.02.2017 | Par Nicolas Truong
C’est un grand intellectuel humaniste qui vient de mourir à Paris, le 7 février, à l’âge de 77 ans, victime des complications d’une maladie neurodégénérative. Sémiologue, critique littéraire, historien, anthropologue et essayiste, Tzvetan Todorov a traversé les tourments et les tournants intellectuels de l’ère postcommuniste. En dépit de sa discrétion, il est une mémoire du XXe siècle et une vigie du XXIe.
Né en 1939 à Sofia, en Bulgarie, Tzvetan Todorov passe son enfance sous un régime communiste qui le vaccinera durablement contre tout ce qui relève de la politique. Ancien chef des « petits pionniers » de son école, il perd sa « foi » militante au lycée bilingue russe de la capitale, en 1953, l’année de la mort de Staline. En 1956, au moment du rapport Khrouchtchev et de la répression de l’insurrection de Budapest, il entre à l’université et se forme, comme tous les jeunes étudiants bulgares et soviétiques, aux rudiments du « diamat » (abréviation de « matérialisme dialectique ») et de la doctrine stalinienne. Pour son mémoire, il choisit d’étudier la littérature (bulgare). Une habile façon de se tourner vers la stylistique afin d’échapper aux carcans idéologiques. Il se passionne pour la poétique du folklore, des contes et des chansons populaires, loin des censeurs du parti.
Au sein d’un cercle d’amitiés savantes, il se grise de réflexions sur la vie et la mort, le bien et le mal, le sens de l’existence qui se finissent au bout de la nuit et d’interminables beuveries. Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov et les poètes russes comme Maïakovski nourrissent son imaginaire et son esprit prompt à vouloir « éclaircir le mystère de l’art d’écrire ». Comme il l’explique dans Devoirs et délices, une vie de passeur (entretiens avec Catherine Portevin, Seuil, 2002), « c’est ce besoin d’éviter l’idéologie qui est à l’origine de mon intérêt, au lendemain de mon arrivée en France, pour les formalistes russes ». Car Tzvetan Todorov parvient, en 1963, à quitter la Bulgarie, grâce à la générosité d’une tante paternelle.
Une passion pour la littérature
Admirateur de Piaf et de Montand davantage que de Sartre et Barthes, dont il ignorait presque tout, Tzvetan Todorov convertit sa passion en profession. Il cherche à savoir comment se fabrique la littérature. Non ce qu’elle dit, mais comment elle se fait. Et les formalistes russes, comme Chklovski, Tomachevski ou Propp, auxquels il consacre son premier livre, Théorie de la littérature (Seuil, 1965) lui permettent d’ouvrir tous les verrous et tous les ressorts des grands romans.
Rencontré à la Sorbonne, Gérard Genette devient son complice et le présente au groupe Tel Quel, dirigé par Marcelin Pleynet et Philippe Sollers qui le publient. Influencé par Emile Benveniste, Roman Jacobson et Roland Barthes, il s’adonne à la sémiologie, cette science qui suppose que le langage n’est qu’un système de signes. Tzvetan Todorov analyse les techniques narratives, la syntaxe, la grammaire plutôt que le sens moral des œuvres littéraires (Poétique, 1968). C’est la grande ère du structuralisme où l’on cherche le sens caché dans les codes, les signes, les structures de l’écriture ou des systèmes de parenté.
Dans sa thèse de troisième cycle, soutenue en 1966, il étudie ce que le choix de la forme épistolaire apportait aux Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos. Charmé par le « grain de la voix » de Roland Barthes de La Chambre claire, dans lequel le célèbre professeur au Collège de France écrit vingt pages d’une rare émotion sur la mort de sa mère, Tzvetan Todorov le fréquente au sein de dîners réguliers avec Sollers et Derrida. Ses études formelles sur les genres et registres d’écriture, comme Introduction à la littérature fantastique (Seuil, « Points », 2015) ou son Dictionnaire encyclopédique des sciences de langage (1972), écrit avec Oswald Ducrot, deviennent vite des classiques.
L’expérience de l’altérité
L’effervescence de Mai 68 se cristallise à l’université expérimentale de Vincennes, où il n’enseigne pas – il fera sa carrière au CNRS où il sera directeur de recherche –, mais où son approche de la littérature trouve un point d’ancrage. Tout comme au sein de la revue Poétique, qu’il crée avec l’indéfectible Gérard Genette. Quant aux voluptés de la radicalité politique, si prisée par les intellectuels de ces années-là, Tzvetan Todorov n’y goûte pas, immunisé par son enfance passée de l’autre côté du Mur. La doxa marxiste-léniniste est une « chape de plomb » qui pèse sur les « trente désastreuses » (1945-1975) de la pensée française, pense-t-il, n’hésitant pas à qualifier le mouvement politique de Mai 68 « d’arrière-garde ».
A PARTIR DES ANNÉES 1980, EN EFFET, TZVETAN TODOROV S’INTÉRESSE À L’EXPÉRIENCE DE L’ALTÉRITÉ. CAR IL EST LUI-MÊME UN « HOMME DÉPAYSÉ »
Sur le plan universitaire, le risque de remplacer les œuvres par le méta-discours sur celles-ci guette. A partir de Théorie du symbole (1977), Tzvetan Todorov s’éloigne peu à peu du structuralisme et de son scientisme. Et il n’est pas surprenant que figure dans le livre phare de sa période humaniste, Nous et les autres (Seuil, 1989), une critique du relativisme de Claude Lévi-Strauss. A partir des années 1980, en effet, Tzvetan Todorov s’intéresse à l’expérience de l’altérité. Car il est lui-même un « homme dépaysé » et non pas déraciné, explique-t-il dans un ouvrage au même titre, un « paysan du Danube » plongé dans un autre monde, un étranger naturalisé français en 1973 qui porte un regard neuf et perçant sur son pays d’accueil (L’Homme dépaysé, Seuil, 1996).
C’est avec La Conquête de l’Amérique (1982), où figure un Cortés peint en fils spirituel de Machiavel mais aussi la Malinche, interprète aztèque du conquistador, que Tzvetan Todorov impose son anthropologie philosophique, ici du métissage culturel. Son universalisme de l’altérité – le philosophe Emmanuel Levinas disait « humanisme de l’autre homme » – culmine certainement avec Nous et les autres, ouvrage qui combat à la fois le relativisme culturel et le culturalisme nationaliste qui commence à imposer son agenda.
Douceur et scepticisme
Car Tzvetan Todorov préfère la modération à la radicalité, la mesure à véhémence, le dépaysement à l’enracinement. Au risque de se voir reprocher une certaine fadeur. Or, ce serait une erreur. Ceux qui le côtoient connaissent tous sa légendaire douceur, mais aussi son scepticisme critique et son regard aiguisé, voire acéré. « Permettez-moi d’être un peu sceptique » est sans doute son expression favorite, assure la romancière et essayiste Nancy Huston, qu’il rencontra dans les années 1978-1979, et avec qui il a deux enfants, Léa et Sacha après avoir eu, d’une autre union, son premier fils, Boris.
« SI ON AVAIT ENSEIGNÉ À MA FILLE SEULEMENT À FAIRE LA DIFFÉRENCE ENTRE MÉTAPHORE ET MÉTONYMIE, ELLE AURAIT PU ÊTRE DÉFINITIVEMENT DÉGOÛTÉE DE LA POÉSIE ! »
Todorov préfère les récits aux théories, et mêle portraits et essais. Côté littérature, le changement ressemble pour beaucoup à un revirement. La littérature n’est pas un discours, mais une pensée qui véhicule des valeurs, explique Tzvetan Todorov. « Si on avait enseigné à ma fille seulement à faire la différence entre métaphore et métonymie, elle aurait pu être définitivement dégoûtée de la poésie ! », s’exclame celui qui fut membre du Conseil national des programmes lorsque celui-ci était dirigé par le philosophe Luc Ferry. Mais sans jamais céder à la « démagogie » des républicains conservateurs qui veulent avant tout sauver les lettres plus que se soucier des êtres. Todorov I contre Todorov II, donc, comme il s’en amusait lui-même : « Ce n’est pas grave si un élève sort du lycée sans connaître la différence entre focalisation interne et externe, c’est grave s’il ignore Les Fleurs du mal », déclare-t-il.
Adieu la sémiologie que seul son ami italien Umberto Eco, ou presque portera jusqu’au bout avec panache et humour, s’intéressant à tous les signes et mythologies de notre modernité, comme les superhéros ou les smartphones. Au fond, s’il y a une continuité dans l’œuvre et le parcours de Tzvetan Todorov, elle est sans doute à chercher dans sa volonté de comprendre la « signature humaine ».
De l’esthétique à l’éthique
Dans l’écriture vernaculaire, dans la littérature universelle, dans la peinture flamande, dans ses réflexions sur la naissance de l’individu, dans ses chapitres sur Montaigne, Rousseau ou Benjamin Constant, mais aussi et peut-être avant tout dans les parcours de vie. C’est ce qui le conduit à portraiturer ses contemporains exemplaires qui, comme Germaine Tillion ou Etty Hillesum, Nelson Mandela ou même Edward Snowden, sont capables d’insoumission et savent dire « non » (Insoumis, Robert Laffont-Versilio, 2015). En somme, Tzvetan Todorov passe de l’esthétique à l’éthique et s’attache au « sens moral de l’histoire » des œuvres et des vies. La résistante française – qu’il connut et dont il défendit l’entrée au Panthéon – incarne au mieux à ses yeux cette façon de considérer que « la vie humaine n’a pas de drapeau », comme elle l’écrivait dans Combats de guerre et de paix (Seuil, 2007). Cette morale par sombre temps qui se fait parfois jour dans les camps du nazisme et du communisme n’a cessé de l’intéresser, non seulement en raison de son passé, mais également afin de penser le présent (Face à l’extrême, Seuil, 1991).

Car son humanisme est critique, à n’en pas douter. Et l’épilogue de son dernier livre, Le Triomphe des artistes (Flammarion, à paraître le 14 février) dont Le Monde publie un extrait en exclusivité, ne laisse aucun doute à ce sujet. Comme un retour à ses premiers amours, Tzvetan Todorov revient sur ces écrivains et artistes qui tels, Pasternak et Malevitch, Maïakovski et Mandelstam, ont été pris dans le tourbillon de l’élan soviétique et les ravages du stalinisme.
Fort de son expérience et de sa critique des systèmes totalitaires, Tzvetan Todorov met au jour certes les différences irréductibles, mais surtout les continuités entre le totalitarisme et le néolibéralisme. Car il y a dans l’uniformisation et le conformisme des sociétés occidentales des ressorts autoritaires, sans oublier ce messianisme politique dont témoigne la démesure interventionniste de l’Occident, mettant une partie du monde à feu et à sang.
« IL EST POSSIBLE DE RÉSISTER AU MAL SANS SUCCOMBER À LA TENTATION DU BIEN »
Cette critique globale du régime démocratique était déjà présente dans Mémoire du mal, tentation du bien (Robert Laffont, 2000) : « Vouloir éradiquer l’injustice de la surface de la Terre ou même seulement les violations des droits de l’homme, instaurer un nouvel ordre mondial dont seraient bannies les guerres et les violences, est un projet qui rejoint les utopies totalitaires dans leur tentative pour rendre l’humanité meilleure et établir le paradis sur Terre », écrivait-il. Avant de conclure avec sa morale provisoire d’humaniste sceptique : « Il est possible de résister au mal sans succomber à la tentation du bien. »
Ainsi Tzvetan Todorov fait-il écho, cinquante ans après son premier livre sur les formalistes russes, à ces auteurs et artistes qu’il a tant lus, écoutés ou regardés. Pour en tirer une magnifique méditation sur l’histoire. Et une morale en forme d’autoportrait éthique et politique : « Si l’on veut défendre l’être humain contre les forces sociales qui le détruisent, il ne suffit pas de l’imaginer comme produit uniquement par des principes abstraits, mais qu’il faut accepter de le voir porter les traces de son destin. »

Tzvetan Todorov en dix dates

1er mars 1939 Naissance à Sofia (Bulgarie)
1963 Arrivée à Paris
1965 Il publie Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes (Seuil, 1965)
1973 Il obtient la nationalité française
1989 Nous et les autres (Seuil, 1989)
1996 L’Homme dépaysé (Seuil, 1996)
2002 Mémoire du mal, tentation du bien (Robert Laffont, 2002)
2012 Les Ennemis intimes de la démocratie (Robert Laffont, 2012)
7 février 2017 Mort à Paris.
14 février Publication du Triomphe de l’artiste. La révolution et les artistes. Russie 1917-1941 (Flammarion)

 

L’épilogue littéraire de Tzvetan Todorov

Dans son ouvrage à paraître le 14 février, « Le Triomphe de l’artiste », et dont nous publions l’épilogue, Tzvetan Todorov opère une critique du néolibéralisme à partir de sa critique du totalitarisme.

LE MONDE | 08.02.2017 à 12h18

La révolution russe a donné naissance au premier Etat totalitaire de l’histoire. Après avoir été nié avec virulence par une partie de l’opinion publique européenne, cet enchaînement fait l’objet d’un consensus assez général. Aucun courage particulier n’est nécessaire aujourd’hui pour évoquer les conséquences désastreuses de la révolution d’Octobre. Le constater
est même à la source d’un certain orgueil : nos démocraties ont beau être imparfaites, se dit-on, elles sont quand même préférables aux régimes totalitaires – comme aussi aux théocraties ou aux dictatures militaires qui prospèrent ailleurs. Cette page de l’histoire
n’est-elle pas, pour nous, définitivement tournée ? Le totalitarisme n’est-il pas bien mort et enterré, en tout cas dans nos contrées cette expérience infernale ne recommencera jamais ! Nous serons plus avisés que nos prédécesseurs, nous ne laisserons jamais s’installer
un tel régime pernicieux. Nous sommes contents de vivre en démocratie, nous en sommes fiers, nous plaignons les autres, ceux qui en manquent, qui sont en retard dans la marche vers le bien. Alors, pourquoi revenir sur ce moment du passé, mérite-t-il encore l’attention des habitants des démocraties libérales de l’Occident ?

Si je me suis engagé dans cette évocation, ce n’est pas (seulement) parce que je trouve le destin de mes personnages émouvant ou parce qu’il forme des histoires dramatiques, ce n’est pas seulement par intérêt pour mon histoire d’ancien sujet d’un pays totalitaire, ou pour le passé de quelques proches plus âgés que moi ; c’est aussi parce que je pense que ce passé vieux de près d’un siècle qui s’est déroulé dans un pays disparu (l’Union soviétique) a quelque chose à nous apprendre à nous, citoyens du monde occidental du XXIe siècle. Or, affirmer cette possibilité de lecture, c’est admettre en même temps une certaine continuité ou ressemblance entre ces deux types d’Etat si différents, les régimes communistes du passé et les démocraties libérales du présent.
Prison miséreuse
Cette conclusion – qui pour moi ne va pas du tout de soi – demande quelques explications. Non seulement elle ne va pas de soi, mais si je l’avais lue ou entendue il y a cinquante ans, peu après mon arrivée (de Bulgarie) en France, elle m’aurait indigné. Elle aurait heurté d’abord une sensibilité d’ancien sujet totalitaire. On nous apprenait, à l’école et dans les médias, que « là-bas », à l’Ouest, tout était mauvais, et que « chez nous », tout allait bien ; mais le résultat de cette propagande était que, pour de nombreuses personnes, c’est tout le contraire qui paraissait vrai : là-bas, c’était l’opulence, et en même temps la liberté, alors que chez nous, on vivait dans une prison – certes vaste, mais miséreuse.

Nous désirions si fort nous retrouver de l’autre côté du rideau de fer qu’on aurait jugé de fort mauvais goût toute remarque laissant supposer une continuité quelconque entre les deux mondes. Chacun de nous connaissait en plus le destin tragique d’autres sujets de pays totalitaires, proches ou lointains ; oublier leurs souffrances, les assimiler à l’expérience des habitants insouciants des pays occidentaux, tels que nous les imaginions, eût été un acte de mépris inadmissible envers eux et leur destin, une trahison.
Evidemment, une fois arrivé dans une de ces démocraties libérales, on se rendait bien compte que le contraste n’était pas aussi fort, que tout n’était pas parfait dans nos pays d’accueil, mais l’opposition des deux régimes politiques me paraissait toujours aussi tranchée, et mes sympathies politiques se trouvaient toutes du même côté. Au cours des premières années de mon séjour en France, mon travail professionnel n’avait aucun point commun avec la question évoquée ici (mais seulement avec l’architecture interne des œuvres littéraires).
Entre totalitarisme et démocratie, une opposition extrême
Toutefois, à partir du début des années 1980, ce travail s’ouvrait à des « questions de société » et je faisais l’apprentissage de catégories d’analyse politique et morale. Ces analyses me semblaient confirmer mes intuitions antérieures, je voyais toujours une opposition frontale entre totalitarisme et démocratie, aussi bien dans la structure des sociétés concernées que dans les jugements de valeur portés sur elles.
Dans les années 1990, j’ai consacré plusieurs études aux régimes totalitaires, en m’appuyant sur le même découpage conceptuel : j’ai présenté ces deux formes de société comme des extrêmes opposés, même si j’y introduisais quelques nuances concernant la séduction que pouvaient exercer les régimes totalitaires ou certaines faiblesses des démocraties. Et dans un ouvrage de réflexion, consacré à l’histoire du XXe siècle sur le continent européen, Mémoire du mal, tentation du bien [Laffont, 2000], j’ai proclamé le conflit entre totalitarisme et démocratie comme l’événement le plus important dans l’histoire de ce siècle, et décrit d’autre part le totalitarisme, soviétique ou nazi, comme une nouveauté radicale, surgie à ce moment.
J’avais pris connaissance de quelques opinions différentes de la mienne, mais elles n’emportaient pas mon adhésion, bien qu’elles vinssent de personnes ayant connu personnellement les rigueurs du régime communiste. Ainsi, Alexandre Soljenitsyne formulait à mes yeux des équivalences inadmissibles, lorsqu’il disait, dans son discours de Harvard : « A l’Est, c’est la foire du parti qui foule aux pieds notre vie intérieure, à l’Ouest, la foire du commerce. » Il voyait la source de cette équivalence dans leur origine commune, la décrivant ainsi : « On pourrait l’appeler “humanisme rationaliste”, qui proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport à toute force placée au-dessus de lui. » De même, le pape « polonais » Jean Paul II, dans son dernier ouvrage, Mémoire et identité, fondait de manière semblable son amalgame entre société libérale et société totalitaire : « Si l’homme peut décider par lui-même, sans Dieu, de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, il peut aussi disposer qu’un groupe d’hommes soit anéanti » (autrement dit, autoriser aujourd’hui l’avortement équivaut aux chambres à gaz de Hitler). Ces deux formes de société se sont affranchies d’une référence fondatrice au dieu chrétien, c’est vrai, mais cela suffit-il pour les déclarer équivalentes ? Ma réaction viscérale était : non. Les mailles de ce filet me paraissaient décidément trop larges.
Une critique du régime démocratique actuel
Pourtant, c’est dans ce même ouvrage de l’an 2000 que j’ai été amené à formuler une critique globale du régime démocratique sous lequel nous vivons. J’y ai été conduit par des événements contemporains, dont le déclencheur a été un bouleversement que j’appelais depuis longtemps de mes vœux : la fin de la guerre froide, symbolisée par la chute du mur de Berlin, autrement dit par l’effondrement des régimes communistes, d’abord en Europe de l’Est, puis en Russie même. Il est vrai que cet événement semblait, à première vue, confirmer l’opposition irréductible de ces deux types de régime, puisque l’un d’eux a abandonné toutes ses ambitions, alors que l’autre n’a eu à renoncer à aucun élément de son programme ; l’événement a été interprété par de nombreux observateurs comme une victoire du bien sur le mal.
Cependant les suites de ce bouleversement ont produit – au moins sur moi – un effet contraire. Il a été suivi par deux réactions que je n’avais pas tout à fait prévues. D’une part, celle de la population des anciens pays communistes qui, il fallait bien le constater, n’a pas vécu le passage du régime antérieur aux formes plus démocratiques de gouvernance et à
l’économie de marché comme un grand pas vers le bonheur, ainsi qu’elle (et beaucoup d’observateurs bienveillants) l’espérait : visiblement, ces transformations entraînaient avec elles d’autres conséquences, qui n’étaient pas jugées satisfaisantes.
Et, d’autre part, celle des grands pays occidentaux, Etats-Unis en tête, qui ont profité de cette fin de « l’équilibre de la terreur » et de la concurrence entre deux « camps », celui du « socialisme » et celui du « capitalisme », pour mener une nouvelle politique offensive. Son but déclaré était de promouvoir les grandes valeurs démocratiques et les droits de l’homme, mais son unique résultat palpable était de renforcer l’emprise de ces pays sur le reste du monde. Ce faisant, ils se rapprochaient – dangereusement – des pratiques totalitaires honnies.
Dérives proches de celles de pays totalitaires
De telles actions – des interventions musclées dans les affaires intérieures d’autres pays – n’avaient pas manqué de se produire dans la période antérieure, celle de la guerre froide, mais elles semblaient limitées à une zone voisine (pour les Etats-Unis, à l’Amérique latine), et, par ailleurs, elles faisaient partie d’une politique d’endiguement du rival communiste, lui-même passablement agressif. La chute du Mur a révélé que cette politique n’avait pas besoin de tels prétextes. Contemporaine à l’écriture de ce livre, la guerre de l’OTAN en Yougoslavie me révélait également une nouveauté : les démocraties étaient capables d’autres dérives proches de celles des pays totalitaires.
TOUT SE PASSE COMME SI L’UTOPISME, JUSQUE-LÀ PRÉROGATIVE DE LA GAUCHE, ET QU’ON POUVAIT CROIRE MORT APRÈS L’EFFONDREMENT DES RÉGIMES COMMUNISTES, S’ÉTAIT DÉPLACÉ À DROITE
Ce rapprochement me rendait, non pas plus conciliant envers les pratiques totalitaires, mais plus méfiant envers certaines évolutions de la démocratie. Dans son principe, celle-ci n’est pas une doctrine de salut, elle ne promet pas l’avènement du paradis terrestre, elle n’aspire pas à conduire ses sujets à la perfection. Mais elle aussi peut être frappée d’hubris, de démesure, en particulier lorsqu’elle est triomphante. Tout se passe comme si l’utopisme, jusque-là prérogative de la gauche, et qu’on pouvait croire mort après l’effondrement des régimes communistes, s’était déplacé à droite dans les doctrines dites (à tort) néoconservatrices, adoptées notamment aux Etats- Unis sous la présidence Bush, et qui ont laissé une trace sur la politique conduite depuis ici ou là.
Cette politique a d’ailleurs souvent été revendiquée par d’anciens gauchistes qui, ne croyant plus que la gauche transformerait le monde, se tournaient vers la droite (ainsi mon ancien camarade André Glucksmann, qui était étudiant prometteur d’Aron et de Barthes au moment où je l’ai rencontré, leader maoïste à la fac de Vincennes en 1968, plus tard encore « nouveau philosophe » et néoconservateur).
La fin de l’équilibre de la terreur
C’est cette posture que j’identifiais dans mon ouvrage déjà ancien comme la « tentation du bien ». J’écrivais donc : « Vouloir éradiquer l’injustice de la surface de la Terre ou même seulement les violations des droits de l’homme, instaurer un nouvel ordre mondial dont seraient bannies les guerres et les violences, est un projet qui rejoint les utopies totalitaires dans leur tentative pour rendre l’humanité meilleure et établir le paradis sur Terre. » Et je concluais : « Il est possible de résister au mal sans succomber à la tentation du bien. »
Or, c’est précisément ces intentions qui ont justifié la guerre d’Irak de 2003, dont les conséquences néfastes pèsent encore aujourd’hui sur le Moyen-Orient mais aussi sur le reste du monde. C’est ainsi que présentait ses projets le président américain de l’époque, G. W. Bush, dans un discours de septembre 2002 : « Notre responsabilité devant l’histoire est claire : répondre à ces attaques [du 11 septembre 2001] et libérer le monde du mal » ; et quelques jours plus tard, dans une brochure officielle de la Maison Blanche, on pouvait lire : « L’importante mission » dont est chargé le gouvernement des Etats-Unis est d’« assurer le triomphe de la liberté sur ses ennemis ».
Depuis qu’il n’y a plus d’équilibre de la terreur, les guerres conduites par l’Occident sous la houlette des Etats-Unis se suivent quasiment sans interruption, de la Yougoslavie à l’Ukraine, de l’Afghanistan à la Syrie, de la Somalie à la Côte d’Ivoire. La France et le Royaume-Uni, anciens empires coloniaux, ont suivi le mouvement ; en France, les thèses des néoconservateurs sont adoptées tant à gauche qu’à droite. Ainsi donc, une forme de messianisme politique peut être observée aussi bien sous les régimes communistes que dans les démocraties libérales d’aujourd’hui.
Besoin de la figure d’un ennemi
Cette pratique est loin d’être la seule qui révèle une continuité entre les totalitarismes du XXe siècle et l’histoire européenne qui les précède et suit. Continuité qui intervient non dans les seules relations entre pays, qu’on est habitué de voir échapper à toute régulation (relever d’un « état de nature »), mais également dans celles qui s’établissent à l’intérieur du pays, entre ses sujets et son gouvernement. Ces régimes communistes ne sont pas tombés parmi
nous à partir de la planète Mars, ils sont liés par de nombreux traits aux idées qui ont agité les esprits au cours des siècles précédents, et plusieurs de leurs caractéristiques se perpétuent dans le monde que nous habitons depuis leur disparition.
LA TYRANNIE DES INDIVIDUS PEUT AVOIR DES CONSÉQUENCES AUSSI GRAVES QUE CELLE DE L’ETAT.
Aujourd’hui, nous continuons de nous réclamer de la doctrine chrétienne et de celle des Lumières, de Marx et de Nietzsche, de la science et de la foi. Nous rêvons toujours d’améliorer l’espèce humaine, même si nous comptons moins sur la force de l’éducation et l’influence du milieu et plus sur la manipulation du code génétique. Les détenteurs du pouvoir aspirent toujours à contrôler intégralement leur population, même s’ils s’appuient moins sur la police
omniprésente et les réseaux d’informateurs que sur la technologie qui recueille les « grosses données » de tous nos échanges électroniques.
Comme leurs prédécesseurs, les démocraties libérales d’aujourd’hui ont besoin de la figure d’un ennemi pas tout à fait humain, qu’il faut combattre et, si possible, anéantir (pas de liberté pour les ennemis de la liberté !) – mais, à la place des capitalistes et des bourgeois, on trouve les terroristes et les islamistes. Par bien des côtés, l’ultralibéralisme contemporain ressemble plus au totalitarisme communiste qu’au libéralisme classique du XVIIIe et du XIXe siècle. La tyrannie des individus peut avoir des conséquences aussi graves que celle de l’Etat.
Le prométhéisme, l’utopisme, la tentation du bien sont des manières de penser et d’agir présentes dans notre monde depuis la Renaissance et les Lumières, y compris dans les sociétés totalitaires du XXe siècle et dans les démocraties ultralibérales du XXIe. Le monde contemporain, non moins que les sociétés totalitaires, nous pousse dans tous les domaines, travail, justice, santé, éducation, vers ce qu’Alain Supiot appelle « la gouvernance par les nombres » – une direction décrite naguère par Engels comme un idéal, celui de substituer « l’administration des choses au gouvernement des hommes ». Se poursuit, maintenant comme naguère, le processus d’uniformisation, de standardisation, de mise en conformité de la population au même modèle de comportement – le tout conduisant au contrôle de l’individu par la société et par là même à la déshumanisation des êtres. Constater ces faiblesses de la démocratie ne signifie pas qu’on renonce à son idéal. Bien au contraire, ce premier geste doit nous inciter à la « démocratiser » davantage.
« Le Triomphe de l’artiste. La révolution et les artistes. Russie 1917-1941 », Flammarion, à paraître le 14 février, 20 euros, 336 pages.

 

 

« Ne déshumanisons pas l’ennemi »
Tzvetan Todorov


C’est une erreur de qualifier de « monstres » nos agresseurs, qui restent des êtres humains comme nous, estime l’essayiste et historien des idées Tzvetan Todorov.


Au cours de mon enfance et adolescence en Bulgarie, pays qui appartenait alors au « camp communiste », soumis donc à un régime totalitaire, la notion d’« ennemi » était l’une des plus nécessaires et des plus usitées. Elle permettait d’expliquer l’énorme décalage entre la société idéale, où devaient régner la prospérité et le bonheur, et la terne réalité dans laquelle nous étions plongés.
Si les choses ne marchaient pas aussi bien que promis, c’était la faute des ennemis. Ceux-ci étaient de deux grandes espèces. Il y avait d’abord un ennemi lointain et collectif, ce que nous appelions « l’impérialisme anglo-américain » (une formule figée), responsable de ce qui n’allait pas bien dans le vaste monde. A côté de lui apparaissait un ennemi proche, pourvu d’un visage individuel et identifié au sein d’institutions familières : l’école où l’on étudiait, l’entreprise où l’on travaillait, les organisations dont on faisait partie. La personne désignée comme ennemi avait des raisons d’être inquiète : une fois que lui était collée cette étiquette infamante, elle pouvait perdre son emploi, son inscription scolaire, le droit d’habiter telle ville, autant de mesures qui pouvaient être suivies par l’enfermement en prison ou plutôt en camp de redressement, une institution dont la Bulgarie d’alors était généreusement pourvue.
En adoptant cette attitude, les représentants des autorités se comportaient en accord avec les préceptes laissés par les stratèges de la révolution, et notamment par Lénine, fondateur du régime totalitaire communiste, qui interprétait la vie sociale en termes militaires. Une telle situation de combat justifie toutes les mesures répressives. Une personne manquant d’enthousiasme pour la construction du communisme est perçue comme un adversaire, mais tout adversaire devient un ennemi, or les ennemis ne méritent qu’un sort : l’élimination. Lénine recommandait donc d’« exterminer sans merci les ennemis de la liberté », de mener « une guerre exterminatrice sanglante ». Le totalitarisme est un manichéisme qui divise la population terrestre en deux sous-espèces mutuellement exclusives, incarnant le bien et le mal, par conséquent aussi les amis et les ennemis.
On retrouve la même répartition rigide chez les théoriciens du fascisme nazi, et donc la même importance attachée à la notion d’ennemi. Le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt (1888-1985) réduit la catégorie même du politique à « la discrimination de l’ami et de l’ennemi », assimilant à son tour la vie de la cité à la guerre. Il s’oppose à ce qu’il appelle les utopies pacifistes et libérales, qui entretiennent l’espoir d’une extinction progressive des guerres ; son rôle à lui, c’est d’être l’ennemi de ceux qui ne veulent plus se reconnaître d’ennemi…
La guerre n’est pas la manifestation la plus fréquente du politique, mais c’en est la manifestation la plus extrême, car la seule où l’individu met entièrement son existence entre les mains de l’Etat et la seule qui le conduit à accepter de mourir comme de tuer. Pour cette raison, elle en révèle la vérité. La conviction de Schmitt n’est pas appuyée sur une analyse historique ou anthropologique, mais sur le dogme chrétien du péché originel, auquel il adhère par un acte de foi.
Infléchir le sens
Consubstantielle aux conceptions totalitaires de l’histoire, la notion d’ennemi ne joue pas un rôle de premier plan dans la vie des pays démocratiques, mais elle est utilisée sporadiquement dans le même sens. En temps de guerre, ce vocable désigne, par convention, le pays ou l’organisation que l’on combat. Au moment de la guerre froide, l’ennemi était le communisme dans sa version soviétique, et ceux qui, chez soi, lui réservaient leur sympathie.
L’ennemi est invoqué aussi dans le discours populiste démagogique, qui aime désigner à la vindicte populaire un personnage coupable de tous les maux qui nous accablent. On identifie parfois l’ennemi avec une population spécifique : les immigrés des pays pauvres, les musulmans. L’effet de ces propos est d’instiller dans la population le sentiment de peur et donc d’inciter un nombre important d’électeurs de voter pour le parti formulant cette accusation et promettant de faire disparaître cet ennemi. Nous touchons là aux marges du cadre démocratique.
Faudrait-il alors, fuyant le voisinage de ses précédents utilisateurs compromettants, renoncer à se servir de ce terme ? Une telle conclusion paraît inacceptable, surtout dans un contexte comme celui que nous traversons, où nous n’avons aucun mal à identifier l’ennemi, puisque celui-ci nous menace de mort. L’observation candide du monde autour de nous n’incite pas à penser que toute hostilité ait disparu de la surface de la terre, pas plus entre les peuples qu’entre les individus : nos sociétés ne sont pas habitées par des tribus d’anges.
Pour maintenir l’usage de la notion d’ennemi en régime démocratique, il conviendrait cependant d’en infléchir le sens. On ne peut adhérer aux postulats de base de la pensée totalitaire, qu’expriment des formules du genre « la guerre dit la vérité de la vie », ou invoquer le caractère déterminant du « péché originel ». Un certain consensus s’est établi aujourd’hui parmi ceux qui s’interrogent sur la spécificité de l’espèce humaine : il est devenu impossible d’affirmer que le combat, la violence, la guerre représentent la caractéristique dominante de notre espèce. S’il fallait réserver cette place à une activité unique, ce serait bien plus la coopération que la lutte à mort. Et cette caractéristique touche toutes les populations du globe.
LE TOTALITARISME EST UN MANICHÉISME QUI DIVISE LA POPULATION TERRESTRE EN DEUX SOUS-ESPÈCES MUTUELLEMENT EXCLUSIVES, INCARNANT LE BIEN ET LE MAL
On se trouve alors amené non à identifier l’ennemi à un groupe humain mais à traquer son origine dans une idéologie ou un dogme, dans une émotion ou une passion. Les individus ne deviennent « ennemis » que partiellement et provisoirement. Dans tous les cas que j’ai évoqués, l’ennemi était identifié à un ensemble de personnes occupant une place fixe dans le temps et dans l’espace : à un moment donné, les Américains pour les Soviétiques, et inversement, à un autre moment, les immigrés de certains pays pour les autochtones, à un troisième tels terroristes aux yeux de tels pouvoirs légaux.
Si l’on renonçait à faire de l’ennemi une substance à part, on pourrait y voir plutôt un attribut, un état ponctuel et passager, qui se retrouve en tout un chacun. Plutôt que d’éliminer les ennemis, on se donnera comme tâche d’empêcher les actes hostiles. Telle est la leçon que nous enseigne le parcours de ce combattant exemplaire qu’a été Nelson Mandela : il réussit à terrasser un ennemi de taille, le système de l’apartheid, sans verser une goutte de sang, ayant découvert chez ses ennemis potentiels une« lueur d’humanité », ayant compris les raisons de leur hostilité et parvenant ainsi à les transformer en amis.
Or les pays occidentaux qui ont souffert d’agressions « terroristes », tels les Etats-Unis ou d’autres à leur suite, ne se sont pas engagés dans cette voie. Leurs dirigeants ont préféré adopter la maxime de Lénine, selon laquelle on doit « exterminer sans merci les ennemis de la liberté ».
Au lendemain du 11 septembre 2001, le président Bush avait donné pour tâche à son pays d’assurer, par tous les moyens possibles, le triomphe de la liberté sur ses ennemis. Une nouvelle catégorie avait même été créée à cette occasion, celle de « combattants ennemis » qui ne jouissaient ni du statut du criminel, jugé selon les lois du pays, ni de celui du prisonnier de guerre, protégé par les conventions de Genève ; ce sont eux qui peuplent le camp de Guantanamo. Le résultat de ces diverses mesures a été, on le sait, une extension du terrorisme.
Etiquettes aveuglantes
Il ne s’agit pas ici d’une simple inflexion sémantique dans l’usage d’un mot, ni d’un pur débat philosophique. Il faudrait se dépêcher d’abandonner les étiquettes aveuglantes dont continuent de se servir les dirigeants politiques qui, face à une agression, invoquent « l’ennemi barbare », « les actes monstrueux » ou « les personnages diaboliques ». Une compréhension de l’ennemi fait découvrir des moyens spécifiques pour le combattre. L’usage de la force, militaire ou policière, doit toujours rester possible, une attaque imminente doit être parée par les armes.
Mais à cela s’ajoute une autre conséquence : comprendre l’agent agressif de son propre point de vue devient le préalable indispensable de toute lutte contre lui. Car derrière les actes physiques, il y a toujours des pensées et des émotions, sur lesquelles il est également possible d’agir. L’hostilité peut être motivée par un sentiment d’humiliation, ou par l’injustice subie, ou par la colère, ou par des rêves de puissance, ou être résultat de l’ignorance. Les ennemis sont des êtres humains, comme nous. Pour les neutraliser, on ne se servira pas nécessairement de bombes ni de missiles mais le courage et la persévérance seront toujours exigés.
Tzvetan Todorov, né en 1939 à Sofia (Bulgarie), est essayiste et historien des idées. Théoricien de la littérature, il a mené de nombreuses recherches sur le rapport des Occidentaux à l’altérité et sur l’expérience totalitaire. Il a notamment publié Les Ennemis intimes de la démocratie (Ed. Robert Laffont-Versilio, 2012) et Insoumis (Ed. Robert Laffont-Versilio, 288 pages, 20 euros).

 

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