Il a eu le culot de se lever et de demander une minute de silence
en hommage aux combattants du peuple tchétchène.
Il fallait voir la tête des officiels et du chef d’état-major
des armées russes, ce jour de l’année 2000
dans une salle de conférence au centre de Moscou. Empêtrés
dans l’hésitation, les représentants de la
Russie de Vladimir Poutine se sont sentis obligés de se
lever à leur tour. André Glucksmann est resté
de marbre face à eux, tenant la minute debout avec ses
amis Bernard-Henri Lévy, Romain Goupil et Gilles Herzog.
Le culot et l’engagement physique, c’était
une marque de « Glucks », comme l’appelaient
ses intimes, l’ex-« nouveau philosophe », pamphlétaire
et homme de terrain, obsédé qu’il était
par l’obligation de combattre le mal et de défendre
les droits humains.
Lire aussi Hommages à André Glucksmann, un homme
qui « guidait les consciences »
C’est
un très grand monsieur qui vient de mourir à Paris
dans la nuit du 9 novembre, à l’âge de 78 ans
(il était né en juin 1937). Il a fini par rendre
les armes, lui qui était toujours prêt à monter
au front et à se rendre sur le terrain, y compris en clandestin
en Tchétchénie, avec l’esprit de résistance
que lui avait insufflé sa mère, déjà
rebelle dans le camp de concentration où les rafles de
Vichy et les nazis l’avaient envoyée. Il est mort
entouré de sa femme, Fanfan, de son ami Romain Goupil et
de son fils Raphaël, infatigable militant comme lui, dans
son appartement bizarrement bourgeois et vieillot de l’ancien
quartier des fourreurs, rue du Faubourg-Poissonnière, à
Paris, où l’immense salon avait pris l’habitude
d’accueillir sur des matelas toutes sortes de réfugiés
et d’opposants aux guerres et aux dictateurs.
En pensant à Glucksmann, on revoit ce visage si particulier,
ses cheveux qu’il gardait obstinément taillés
en bol comme un chanteur des années 1970, avec toutes les
nuances de gris apportées par l’âge, et ces
sourcils blancs, dans les dernières années, qui
lui donnaient encore plus un air de vieux sage. La douceur très
particulière de son visage et de ses yeux bleus tranchait
avec ses prises de parole emportées, ses fureurs héroïques
et son intransigeance dans ses combats, autant qu’avec ces
restes de gouaille populaire qu’il cultivait et qui le différenciaient
de ses homologues, tel son distingué ami BHL. Entre ses
lèvres, le « P » de Poutine prenait des allures
particulièrement explosives et, de rage, devenait «
Ppfoutine ».
Il
était devenu une icône. Claire Brétécher
l’avait mis en scène dans Ia bande dessinée
qui faisait le bonheur des lecteurs du Nouvel Observateur dans
les années 1970 : Les Frustrés, sortes d’ancêtres
des bobos d’aujourd’hui, dont Glucksmann était
l’un des gourous, figure de proue de ces intellectuels bizarres,
aussi brillants que beaux gosses et sexy. Un chercheur au CNRS
à la frange si célèbre qu’elle faisait
même le bonheur des magazines de luxe.
La France entière le découvre dans une fameuse émission
d’« Apostrophes » en 1977, aux côtés
de Bernard-Henri Lévy, à l’occasion de l’apparition
publique et télévisée de l’ensemble
du groupe des « nouveaux philosophes ». Il est en
effet l’inspirateur de ce groupe d’anciens gauchistes
formé notamment de BHL, Jean-Marie Benoist, le spécialiste
de mystique islamique Christian Jambet ou encore Guy Lardreau
et Jean-Paul Dollé, qui provoque le mouvement de rupture
intellectuelle avec le marxisme, à une époque où
le Parti communiste dépasse les 20 % de l’électorat.
Dans les milieux de gauche « qui lisaient peu Aron, mais
faisaient confiance à Glucks », confie au Monde l’écrivain
Pascal Bruckner, son ami depuis les années 1980, sa voix
porte. André Glucksmann provoque alors une « véritable
révolution », selon le cinéaste Romain Goupil
: « Il fallait désespérer Billancourt. »
André Glucksmann, marqué par la lecture de Soljenitsyne,
victime du Goulag soviétique, estima plus tard que vingt
ans avant l’effondrement du communisme, il avait «
fait tomber le Mur dans les têtes ».
Une photo légendaire le montre en 1979 aux côtés
de Jean-Paul Sartre, Raymond Aron et Michel Foucault, sur le perron
de l’Elysée dont Valéry Giscard d’Estaing
était alors le locataire, pour soutenir les réfugiés
vietnamiens au nom de l’entreprise « Un bateau pour
le Vietnam ». Ce moment préfigure symboliquement
une diplomatie d’interventionnisme dépassant les
clivages gauche-droite, menée au nom des droits de l’homme
après la guerre froide, dont il est le héraut. Il
introduit une idée nouvelle à laquelle sont associés
Bernard Kouchner et la création de Médecins sans
frontières : face au totalitarisme, à la torture
et la souffrance, il n’y a pas à choisir son camp.
« Un homme intransigeant »
La bande à Glucks. André Glucksmann est un homme
qui fait le lien entre les époques et les générations.
Il fédère autour de lui un groupe d’intellectuels
intervenant régulièrement dans toutes les causes
où le droit leur paraît violé : par exemple,
lors de l’annulation des élections algériennes,
en 1992, après la victoire du Front islamique du salut
(FIS), ou lors des guerres dans l’ex-Yougoslavie. André
Glucksmann n’hésite pas à aller haranguer
les étudiants de Belgrade contre le président serbe
Slobodan Milosevic. De même n’hésite-t-il pas
à se retrouver avec les Tchétchènes en 2000
qu’il va soutenir jusque dans leurs tranchées, alors
qu’ils sont massacrés par Vladimir Poutine qui veut
mater leurs velléités d’indépendance.
« C’était un homme intransigeant, qui avait
transposé l’intransigeance du communisme dans l’anticommunisme
», note Pascal Bruckner. Cette intransigeance, il l’avait
aussi héritée de ses parents, originaires d’Europe
de l’Est et de culture autrichienne, militants sionistes
de gauche devenus communistes, qui s’étaient rencontrés
à Jérusalem à la fin des années 1920.
André Glucksmann, parfait germaniste, aimait raconter comment
sa mère avait été séduite par son
père, en repérant dans la poche de son veston un
exemplaire du célèbre journal satirique viennois
de Karl Kraus, Die Fackel. Tous les deux retournent ensemble en
Allemagne en 1933 pour créer des cellules de résistance
au nazisme, puis se réfugient à Paris où,
tout en s’engageant dans l’Internationale communiste,
ils évitent le dangereux retour en URSS. Au risque de se
retrouver coincés par les troupes hitlériennes qui
envahissent la France en 1940.
« Protester, c’est efficace, mieux vaut l’ouvrir
»
Sur une photo, le petit André a la mine fâchée
et les poings fermés, enfant caché pendant la guerre,
tandis que sa mère s’engage dans la Résistance
avec une énergie telle qu’elle réussit, lors
des rafles de l’été 1942, à impressionner
les gendarmes de Vichy. Ceux-ci préfèrent la laisser
partir du camp où elle est internée avec ses deux
filles. André, seul de la fratrie à être né
sur le territoire français, en dégage un précepte
de vie : « La leçon que j’en ai tirée
plus tard, a-t-il confié au Monde, c’était
que protester, c’est efficace. Mieux vaut l’ouvrir.
»
Dans l’après-guerre, le théâtre de sa
jeunesse est la banlieue lyonnaise et le lycée La Martinière
des faubourgs de Lyon. Le même que celui fréquenté
des décennies plus tard par le terroriste Khaled Kelkal,
s’amusait-il à rappeler, lui qui aimait souligner
la familiarité qu’il entretenait avec les milieux
populaires, ce qui le singularisera parmi ses futurs collègues
normaliens tout en l’empêchant, ajoutait-il, de céder
trop facilement au « romantisme de la classe ouvrière
». Il évolue dans une galaxie communiste, celle où
les enfants lisent Pif le chien et où tout le monde vibre
à chaque succès soviétique. Il y fait de
bonnes études qui le mènent à l’Ecole
normale supérieure de Saint-Cloud, puis à l’agrégation
de philosophie, qu’il obtient en 1961, en bon produit qu’il
est de la méritocratie républicaine.
Dans les années 1960, tout en militant à l’Union
des étudiants communistes (UEC), il fréquente le
séminaire de Raymond Aron. Le théoricisme exacerbé
des marxistes althussériens de l’époque lui
inspire, en 1966, un de ses premiers articles scientifiques parus
dans le périodique Action, proche du PC : « Le structuralisme
ventriloque », consacré à Louis Althusser,
qu’il n’aimait guère. Le même souci de
l’actualité et des réalités l’amène
à délaisser les objets traditionnels de la métaphysique
pour s’intéresser philosophiquement à la géopolitique,
la guerre, la dissuasion nucléaire, ainsi qu’à
des penseurs de la stratégie militaire comme Sun Tzu ou
Clausewitz, d’ailleurs lus ardemment par les communistes
chinois.
Le maoïsme, auquel son nom est associé, il a préféré
s’en souvenir comme d’un épisode de quelques
années, celles de Mai et de l’après-Mai 68.
Lors des événements au quartier latin, il intervient
tout de même auprès de ses camarades pour éviter
des déboires à Raymond Aron. Il va alors parlementer
avec des révolutionnaires armés de jerricans d’essence,
décidés à « mettre le feu au séminaire
d’Aron », rue de Tournon. Il rencontre ensuite le
polémiste et philosophe chrétien et « gaullo-gauchiste
» Maurice Clavel. Sous l’influence de celui-ci à
qui il rend visite dans sa maison de Vézelay, il fréquente
un groupe d’intellectuels, parmi lesquels Michel Foucault,
qui ont en commun de commencer à mettre à distance
leur militantisme gauchiste. C’est pour lui une cure de
démaoïsation.
Soljenitsyne a changé ma vie
La
lecture d’Alexandre Soljenitsyne fait le reste. L’Archipel
du Goulag, somme de témoignages recueillis par l’écrivain
sur les camps soviétiques, est publié en russe,
à Paris, en 1973, et fait l’effet d’une bombe
dans les milieux intellectuels de gauche où il met à
mal un certain conformisme intellectuel vis-à-vis de l’idéal
communiste, que n’avaient pas suffi à ébranler
les anciens trotskistes critiques de Socialisme et barbarie, la
revue animée par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort.
« Soljenitsyne a changé ma vie », disait volontiers
Glucksmann, l’un des premiers à le déclarer
publiquement à une époque où la gauche n’était
pas unanimement prête à l’entendre.
Tout en se revendiquant toujours homme de gauche, ses engagements
futurs l’éloignent de plus en plus de l’atmosphère
soixante-huitarde et de la galaxie communiste. Au point de devenir
un soutien de l’intervention américano-britannique
en Irak en 2003 ou de la guerre franco-britannique en Libye en
2011, quitte à passer pour « un atlantiste »
ou même une figure de proue d’un certain néoconservatisme
à la française. Contrairement à Bernard-Henri
Lévy ou à Alain Finkielkraut, il reste toujours
relativement discret sur Israël et ne met jamais en avant
sa judéité, sinon dans les souvenirs qu’il
a rassemblés dans son livre autobiographique, Une rage
d’enfant (2006, Plon). C’était avant tout «
un internationaliste », estime Pascal Bruckner.
En 2007, la tribune qu’il publie dans Le Monde pour annoncer
son soutien à la candidature de Nicolas Sarkozy à
l’élection présidentielle n’en crée
pas moins la surprise. Une nouvelle « bande à Glucks
» se constitue alors, qui fait douter une partie des intellectuels
étiquetés à gauche et agit peut-être
sur un électorat qui n’était pas forcément
friand du challenger de la droite. Là encore, il joue le
rôle de lien entre des univers a priori incompatibles. Il
va jusqu’à assister ostensiblement à un meeting
électoral du candidat à Bercy au cours duquel Nicolas
Sarkozy déploie toute sa verve contre « l’esprit
Mai-68 ». Au premier rang, André Glucksmann sourit
et les caméras de télévision ne le ratent
pas.
A l’Elysée, en 2009, Nicolas Sarkozy lui décerne
la Légion d’honneur, trop fier de cette magnifique
prise de guerre. Sous les lambris, ses vieux copains Bernard-Henri,
Romain Goupil et Bernard Kouchner – ce dernier alors devenu
ministre des affaires étrangères d’un gouvernement
de droite – se moquent gentiment de la situation... Mais
l’idylle fait long feu : l’hostilité de Glucksmann
à Poutine l’emporte. Le rapprochement de Nicolas
Sarkozy avec le président russe lui fait vite passer l’envie
de devenir un conseiller du prince. Même pour ceux qui ont
désapprouvé ce soutien passager et insolite, André
Glucksmann laissera surtout le souvenir d’un homme habité
entièrement par ses convictions, lesquelles furent toujours
pour lui plus que des idées, des passions.
«
André Glucksmann, contemporain capital », par Bernard-Henri
Lévy
.
Depuis ce matin, dans ma tête, tous les
Glucksmann que j’ai connus se bousculent et me convoquent
dans des zones de ma mémoire que je ne pensais pas revisiter
de sitôt.
Il y a le beau jeune homme haranguant un peuple d’ouvriers
et d’étudiants, ils doivent bien être une dizaine,
la scène se passe rue du Bourg-Tibourg, à Paris,
en 1969 ou 1970, dans un appartement prêté par un
« camarade progressiste » pour cette rencontre «
clandestine » organisée par une cellule de la Gauche
prolétarienne.
Il y a le Glucksmann stratège et tacticien que je revois
prenant d’assaut une salle de Louis-le-Grand pour redessiner,
à la craie, sur le tableau noir où traînent
encore quelques caractères de grec ancien, les grandes
lignes de l’offensive du Têt et des recommandations
qu’il adresse, avec le plus grand sérieux, à
travers nous, les lycéens, au général vietnamien
Giap.
Il faisait « un peu peur » à Aron
Il y a le Glucksmann des temps bénis où l’on
pouvait encore croire que la cuisinière a forcément
raison contre le mangeur d’hommes et que l’œil
du peuple voit toujours juste. Il y a le Glucksmann qui faisait
un peu peur à Raymond Aron tant sa connaissance de Clausewitz
était à la fois parfaite et implacable, exhaustive
mais faite pour changer le monde : souvenir d’un déjeuner,
en 1978, dans un petit restaurant de la rue du Dragon qui ressemblait
à un wagon de chemin de fer – et, là, un très
vieux monsieur très courtois qui, s’avisant de l’usage
révolutionnaire qu’était en train de faire
de son enseignement le meilleur de ses étudiants, semblait
saisi de la même terreur sacrée que Gide rencontrant
pour la première fois Bernard Lazare et s’apercevant
que l’on pouvait mettre quelque chose au-dessus de la littérature.
Il y a le Glucksmann qui enchantait Michel Foucault voyant, lui,
dans ses fureurs, l’exacte traduction de son axiome selon
lequel au commencement est non le pouvoir, mais l’esprit
de résistance : le rire de Foucault ; la joie de Foucault
; et cet autre déjeuner, à peu près à
la même époque, où, André venant de
marier devant lui Sartre et Soljenitsyne, l’esprit de la
résistance française et celui des réfractaires
du goulag, l’auteur de Surveiller et punir (Gallimard, 1975)
écrivit sur un coin de table l’esquisse de l’article
sur Les Maîtres penseurs (Grasset, 1977) qu’il intitulera
« La grande colère des faits » et qu’il
allait donner à ce qui s’appelait encore Le Nouvel
Observateur.
La colère comme seconde nature
Il y a le Glucksmann qui a cessé de croire à la
révolution, mais qui n’a jamais cessé de se
mettre en colère. Il y a cet état de colère
qui lui était comme une seconde nature et qui donnait à
la moindre de ses déclarations le même ton d’anathème
et de rage.
Il y a le Glucksmann stratège et en colère, les
deux allaient de pair, c’était comme un double souffle
qui lui allait du cœur au cerveau et l’inverse –
je nous revois, un soir de mai 1977, marchant, rue Cognacq-Jay,
à Paris, vers le studio de Bernard Pivot : il y avait là
Françoise Verny, notre éditrice ; un Maurice Clavel
à bout de forces, titubant, et sur le point de lui passer
le flambeau ; je suis convaincu que c’est là, en
marchant, que lui est venue la fameuse formule qui, avant de faire
le tour du monde, va faire souffler un vent de révolte
inouï sur le sage plateau de l’émission littéraire
de référence : « Les tribunes du programme
commun sont vides. »
Il y a le Glucksmann fidèle à ses parents immigrés,
traversant l’Europe en flammes, dévastée par
les nazis – j’ai toujours pensé que c’était
là sa ligne de fidélité et de vie. Il y a
le Glucksmann intraitable sur les droits des humbles non moins
que sur cette moire infecte de l’orgueil qui lui faisait
horreur chez les puissants et les sachants – jamais une
once de populisme, mais le parti de ce petit, l’homme où
tenait, selon lui, la vraie grandeur. De certains écrivains,
on dit qu’ils inventent un cliché : lui, c’est
un peuple dont j’ai eu le sentiment, un jour de 1995, qu’il
était en train de l’inventer – car qui, à
part les lecteurs de Tolstoï, avait, à l’époque,
vraiment entendu parler du peuple tchétchène et
de la nouvelle saison en enfer où il était en train
de pénétrer ? N’avait-il pas l’étrange
habitude, d’ailleurs, de vous remercier quand vous écriviez
« tchétchène » dans un article ou de
m’envoyer un télégramme, jadis, quand je citais
Soljenitsyne ? Je le revois, dans un amphithéâtre
de Mexico, expliquant à une foule d’étudiants
encore castristes que c’est Castro qu’il fallait échanger
contre Pinochet : la foule gronde ; les insultes fusent ; des
projectiles arrivent jusque sur l’estrade et il a l’idée
de proposer l’instauration d’un « soviet de
salle » avec temps de parole égal et alterné
pour eux et pour nous ; au premier rang, sa femme, Fanfan, dont
je ne sais si elle boit ses paroles ou les lui souffle. J’entends
les goguenards trouvant qu’il s’occupait trop des
Tchétchènes, des Bosniaques, des Libyens, des Ukrainiens,
des Georgiens et autres damnés de la terre d’aujourd’hui
– et je le revois, lui, considérant avec tristesse
et perplexité ceux de ses pairs qui semblaient estimer,
en effet, que le monde tournait autour de nos élections
régionales et cantonales, de l’identité française
menacée ou d’un cosmos réduit aux frontières
de la province gauloise.
Il se trompait et le disait
Il y a le Glucksmann qui avait raison et le Glucksmann à
qui il arrivait, avec la même ferveur, et le même
sentiment d’être dans le vrai, de se tromper aussi
– la grande différence avec d’autres, beaucoup
d’autres, c’est qu’il le disait, qu’il
allait au bout de son égarement d’un moment et qu’il
avait la religion de l’erreur pensée, méditée,
retournée : j’ai les minutes de notre conversation,
le jour de janvier 2007, où il m’annonça sa
décision de soutenir Nicolas Sarkozy ; et j’ai celle
de notre autre conversation, quelques années plus tard,
quand la cause des Roms et autres hommes de peu le fit changer
d’avis.
Il y a le Glucksmann qu’aucun revers, aucune défaite,
aucune vérité prétendument révélée
par les prétendus experts n’a jamais dissuadé
de rester fidèle au même souci du monde : j’ai
également sous les yeux le texte magnifique qu’il
me confia un jour que nous avions projeté, l’an dernier,
de nous rendre ensemble sur la place Maïdan, à Kiev
– « Je m’appelle André Glucksmann, on
dit que je suis philosophe ; seule la maladie m’empêche
d’être parmi vous ; mais je vous ai donné le
meilleur de moi, mon fils Raphaël, qui est resté à
vos côtés, sur vos barricades, et qui est actuellement
chez vous, près de vous, pour vous accompagner sur votre
époustouflant chemin vers l’indépendance,
la liberté, la démocratie. » Et j’ai
ces images de lui, si poignantes, face à Mikhaïl Khodorkovski
juste sorti du goulag poutinien : je ne l’ai plus revu depuis
longtemps, je le trouve fragile, émacié, allant
à petits pas, un peu triste, ne sortant plus guère
de chez lui – mais il est beau, toujours très beau
et il a, surtout, cette révolte intacte, cette colère
froide inentamée contre les nouveaux moscoutaires de la
droite européenne et la honte qu’ils nous inspirent.
Il y a le Glucksmann avec qui il m’est arrivé de
me quereller – mais ce ne fut jamais, comme disaient nos
maîtres, qu’une autre façon de vivre ensemble.
Il y a le Glucksmann qui n’avait pas son pareil pour vouer
aux gémonies les hommes ou femmes qui ressemblaient, un
peu, à celui qu’il avait été et qu’il
pensait avoir congédié – mais est-ce si sûr
? Et cette véhémence était-elle autre chose
qu’une des voies de sa fidélité à soi
? De toutes ces images, je ne sais laquelle m’émeut
le plus. Quand un homme meurt, on ne sait jamais quelle est la
part de lui qui s’évapore, telle la part des anges
– et quelle est celle qui demeure et fait de lui votre contemporain
capital. »
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