Après la guerre gréco-turque de 1921, les Grecs implantés
en Asie Mineure depuis l'Antiquité et les Turcs implantés
en Macédoine depuis plusieurs siècles avaient dû quitter
leur terre natale, les uns et les autres subissant les premières épurations
ethniques de ce siècle. Ainsi la famille Castoriadis avait
dû quitter Istanbul pour Athènes peu après
la naissance de Cornelius. La seconde guerre mondiale allait orienter
son destin.
L'adolescent
Castoriadis rallie à Athènes, en 1944,
le parti trotskiste, qui subissait la répression gouvernementale
et la décision du comité central communiste d'opérer
sa liquidation physique. Il se réfugie en France en 1945
et, avec Claude Lefort, il anime une hérésie radicale
au sein de l'hérésie trotskiste ; l'URSS, considérée
non plus comme un Etat ouvrier seulement dégénéré,
mais comme l'Etat d'une nouvelle oppression de classe, perd tout
privilège révolutionnaire. « Union des Républiques
socialistes soviétiques », URSS, quatre lettres, quatre
mensonges, écrit-il. Il fonde en 1948, avec Claude Lefort,
le groupe Socialisme ou Barbarie, qui, sans cesser la critique
du monde capitaliste, dénonce inlassablement « le
présent d'une illusion », ce qui lui vaut le rejet
durable de « la » gauche officielle.
Nous
nous étions rencontrés pour soutenir la révolution
hongroise, au cours de la tumultueuse année 1956. Puis,
chacun à sa façon, nous avons cheminé vers
un dépassement intégrateur du meilleur de Marx dans
une conception plus complexe. Comme dit Castoriadis, la continuation
de Marx exige la destruction du marxisme, devenu dans son triomphe
une idéologie réactionnaire.
C'est
dans un cercle d'abord nommé péremptoirement
Saint-Just, ensuite plus modestement Cercle de recherche et de
réflexion sociale et politique (Cresp), que s'effectue une
grande ré-élaboration, chez Lefort et Castoriadis,
et où l'un et l'autre vont repenser, par des voies différentes,
le problème de la démocratie.
L'idée politico-sociale d'autogestion va s'approfondir
dans l'idée philosophique d'autonomie, laquelle conduira
Castoriadis à une grande mutation philosophique. L'autonomie
se donner à soi-même ses propres lois comporte par-là même
l'auto-création, et nous met en face du mystère de
la création elle-même, qui, pour Castoriadis, est
plus qu'une combinaison d'éléments préexistants
: le surgissement d'une nouveauté radicale, constituant
une discontinuité inattendue. Et, à la source de
toute création, il y a l'imaginaire, inventeur d'un monde
de formes et de significations, qui chez l'individu est imagination
radicale, et, dans la société, imaginaire social
instituant. Imagination et création sont liées, y
compris à la source de la pensée.
A
la différence des conceptions dominantes, pour qui l'imaginaire
n'est qu'illusions ou superstructures, Castoriadis le réintroduit à la
racine de notre réalité humaine, de même que, à la
différence des conceptions inaptes à concevoir la
notion de sujet, Castoriadis retrouve les constituants du sujet
(le « pour soi », le fait que chacun crée son
monde et est doté d'imagination) et il souligne l'importance
radicale de l'émergence du sujet autonome dans la démocratie
athénienne il y a deux mille cinq cents ans.
Sa
pensée, qui s'affirme à partir de L'Institution
imaginaire de la société (Le Seuil, 1975) jusqu'au
dernier volume des Carrefours du labyrinthe, Fait et à faire
(Le Seuil, 1997), prend forme épistémologique : rien
de ce qui est vivant, humain et social n'est exhaustivement et
systématiquement réductible à notre logique
classique, qu'il appelle ensembliste-identitaire. Castoriadis voit
dans ce qu'il appelle magma, substance sans forme mais créatrice
des formes, le substrat génésique de toute création.
Cette
reconstruction philosophique non seulement n'efface pas les critiques
radicales que Castoriadis porte, de
façon
différente, au totalitarisme et au néolibéralisme,
mais elle enracine la grande aspiration à laquelle il n'a
cessé d'être fidèle : celle d'une société autonome
constituée d'êtres autonomes. Et il voit de façon étonnamment
profonde que la conscience de notre mortalité est la condition
de cette autonomie : « Ce n'est qu'à partir de cette
conviction indépassable et presque impossible de la mortalité de
chacun d'entre nous et de tout ce que nous faisons que nous pouvons
vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres
autonomes et rendre possible une société autonome. » « Corneille » comme
nous l'appelions se ressourçait sans discontinuer dans les
textes de Platon et d'Aristote, mais il n'était pas philosophe
intra muros : il s'efforçait de penser les composantes de
la culture et du savoir de son temps. Il ne suffit pas d'ajouter
les uns aux autres les termes de philosophe, sociologue, psychanalyste, économiste,
politologue pour définir son esprit encyclopédique.
Il était encyclopédique non au sens additif du terme,
mais au sens originaire grec, qui articule les savoirs disjoints
en cycle. Il n'a pas fait que démontrer une compétence
professionnelle comme économiste à l'OCDE, puis comme
psychanalyste. Il a démontré de façon éclatante
que, contrairement au dogme établi, il est possible au XXe
siècle de se constituer une culture à condition d'aller
aux pensées génératrices, aux problèmes-clés,
aux grandes oeuvres. Il était homme de culture ample et épanouie,
amoureux de musique, de poésie et de lecture, lecteur de
revues scientifiques.
Penseur
de l'autonomie, il a traversé le siècle
d'une démarche autonome, étranger aux marxismes officiels,
au positivisme scientifique comme au positivisme logique, au lacanisme
(auquel il a consacré un pamphlet corrosif et désopilant,
aussitôt recouvert par les silences indignés ou consternés),
au structuralisme, au post-structuralisme, au post-modernisme.
D'une violence polémique que je jugeais parfois excessive,
il haïssait la foire aux vanités, les réputations
boursouflées. Il avait horreur de la futilité, de
la parisianité, et, dans un livre récent, il dénonça
la « montée de l'insignifiance ».
Que
de discussions de table tonitruantes n'avons-nous pas eues !
Que d'agapes plaisantes ! Quelle fraternité dans les révoltes
et les désespérances ! Et comment ne pas me rappeler
dans les larmes d'aujourd'hui nos rires à l'occasion de
son 70e anniversaire quand je récitais mon « Ode à Corneille ».
Et que d'affinités entre ses idées et les miennes
; comme lui, je crois en l'autonomie, que j'appelle auto-organisation
; comme lui, je refuse de laisser dissoudre l'idée de création
; comme lui, je crois au caractère réel et radical
de l'imaginaire ; comme lui, je crois en la possibilité d'une
culture qui mette en cycle le savoir ; comme lui, je crois en la
nécessité et en l'insuffisance de la logique classique
; comme lui, je crois en la vertu génésique de ce
qu'il nomme magma, et, ce qu'il appelle labyrinthe, je l'appelle
complexité. « Corneille » n'entra pas dans les
cadres qui semblent normaux à la majorité des intellectuels,
universitaires, politiques. Il était énorme, hors
normes. Lisez les Histoires comme-il-faut du monde intellectuel,
vous ne trouverez que marginalement cité ce grand penseur.
Il
tenait de la présence de ses ancêtres dans le
monde ottoman une démarche de paysan balkanique, mais c'était
bien un Athénien du siècle de Périclès, à considérer
l'alacrité de son intelligence ; c'était en même
temps un chaleureux Méditerranéen, un authentique
européen de culture, portant en lui l'Orient et l'Occident
; et cet immigré devenu français a contribué à la
richesse et à l'universalité de la culture française.
Il resta, jusqu'à la fin, bouillonnant, ardent, fougueux,
passionné, jeune : il aimait répéter le mot
de Wilde : « Ce qui est terrible quand on vieillit, c'est
qu'on reste jeune. »
Après trois mois d'une lutte incroyable de tout son être
contre la mort, ce titan s'est éteint, veillé par
sa compagne, Zoé, leur fille, Cybèle, sa fille, Sparta,
sa belle-fille, Dominique et Rilka, leur mère. Du fond de
l'amitié, du fond de la foi en la créativité humaine,
du fond de l'espérance et de la désespérance,
je salue l'oeuvre, la pensée, la personne de Cornelius Castoriadis.
Edgar Morin
Liens
brisés
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