Du ravissement, – ce
mot nous fait énigme. Est-il objectif ou subjectif à ce que Lol
V. Stein le détermine ?
Ravie. On évoque
l’âme, et c’est la beauté qui opère. De ce sens à portée de main,
on se dépêtrera comme on peut, avec du symbole.
Ravisseuse est
bien aussi l’image que va nous imposer cette figure de blessée,
exilée des choses, qu’on n’ose pas toucher, mais qui vous fait
sa proie.
Les deux mouvements
pourtant se nouent dans un chiffre qui se révèle de ce nom savamment
formé, au contour de l’écrire : Lol V. Stein.
Lol V. Stein :
ailes de papier, V ciseaux, Stein, la pierre, au jeu de la mourre
tu te perds.
On répond :
O, bouche ouverte, que veux-je à faire trois bonds sur l’eau,
hors-jeu de l’amour, où plongé-je ?
Cet art suggère
que la ravisseuse est Marguerite Duras, nous les ravis. Mais
si, à presser nos pas sur les pas de Lol, dont son roman résonne,
nous les entendons derrière nous sans avoir rencontré personne,
est-ce donc que sa créature se déplace dans un (8)espace
dédoublé ? ou bien que l’un de nous a passé au travers de
l’autre, et qui d’elle ou de nous alors s’est-il laissé traverser ?
Ou l’on voit que
le chiffre est à nouer autrement car pour le saisir, il faut
se compter trois.
Lisez plutôt.
La scène dont le roman n’est tout entier que la remémoration,
c’est proprement le ravissement de deux en une danse qui les
soude, et sous les yeux de Lol, troisième, avec tout le bal, à y
subir le rapt de son fiancé par celle qui n’a eu qu’à soudaine
apparaître.
Et pour toucher à ce
que Lol cherche à partir de ce moment, ne nous vient-il pas de
lui faire dire un « je me deux », à conjuguer douloir
avec Apollinaire ?
Mais justement
elle ne peut dire qu’elle souffre.
On pensera à suivre
quelque cliché, qu’elle répète l’événement. Mais qu’on y regarde
de plus près.
C’est à voir gros
qu’il est reconnaissable dans ce guet où Lol désormais maintes
fois reviendra, d’un couple d’amants dans lequel elle a retrouvé comme
par hasard, une amie qui lui fut proche avant le drame, et l’assistait à son
heure même : Tatiana.
Ce n’est pas l’événement,
mais un nœud qui se refait là. Et c’est ce que ce nœud enserre
qui proprement ravit, mais là encore, qui ?
Le moins à dire
est que l’histoire met ici quelqu’un en balance, et pas seulement
parce que c’est lui dont Marguerite Duras fait la voix du récit :
l’autre partenaire du couple. Son nom, Jacques Hold.
Car lui non plus,
n’est pas ce qu’il paraît quand je dis la voix du récit. Bien
plutôt est-il son angoisse. Où l’ambiguïté revient encore :
est-ce la sienne ou celle du récit ?
Il n’en est en
tout cas pas simple montreur de la machine, mais bien l’un de
ses ressorts et qui ne sait pas tout ce qui l’y prend.
(9)Ceci
légitime que j’introduise ici Marguerite Duras, y ayant au reste
son aveu, dans un troisième ternaire, dont l’un des termes est
le ravissement de Lol V. Stein pris comme objet dans son nœud
même, et où me voici le tiers à y mettre un ravissement, dans
mon cas décidément subjectif.
Ce n’est pas là un
madrigal, mais une borne de méthode, que j’entends ici affirmer
dans sa valeur positive et négative. Un sujet est terme de science,
comme parfaitement calculable, et le rappel de son statut devrait
mettre un terme à ce qu’il faut bien désigner par son nom :
la goujaterie, disons le pédantisme d’une certaine psychanalyse.
Cette face de ses ébats, d’être sensible, on l’espère, à ceux
qui s’y jettent, devrait servir à leur signaler qu’ils glissent
en quelque sottise : celle par exemple d’attribuer la technique
avouée d’un auteur à quelque névrose : goujaterie, et de
le démontrer comme l’adoption explicite des mécanismes qui en
font l’édifice inconscient : sottise.
Je pense que,
même si Marguerite Duras me fait tenir de sa bouche qu’elle ne
sait pas dans toute son œuvre d’où Lol lui vient, et même pourrais-je
l’entrevoir de ce qu’elle me dit la phrase d’après, le seul avantage
qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui
fût-elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec
Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il
n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie
la voie.
C’est précisément
ce que je reconnais dans le ravissement de Lol V. Stein, où Marguerite
Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne.
En quoi je ne
fais pas tort à son génie d’appuyer ma critique sur la vertu
de ses moyens.
Que la pratique
de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient, est tout
ce dont je témoignerai en lui rendant hommage.
J’assure ici celui
qui lit ces lignes à la lumière de la rampe (10)près
de s’éteindre ou revenue, voire de ces rives du futur où Jean-Louis
Barrault par ces Cahiers entend faire aborder la conjonction
unique de l’acte théâtral, que du fil que je vais dérouler, il
n’est rien qui ne se repère à la lettre, au ravissement de Lol
V. Stein, et qu’un autre travail fait à ce jour à mon école ne
lui permette de ponctuer. Au reste je ne m’adresse pas tant à ce
lecteur que je ne m’excuse de son for pour m’exercer au nœud
que je détords.
Il est à prendre à la
première scène, où Lol est de son amant proprement dérobée, c’est-à-dire
qu’il est à suivre dans le thème de la robe, lequel ici supporte
le fantasme où Lol s’attache le temps d’après, d’un au-delà dont
elle n’a pas su trouver le mot, ce mot qui, refermant les portes
sur eux trois, l’eût conjointe au moment où son amant eût enlevé la
robe noire de la femme et dévoilé sa nudité. Ceci va-t-il plus
loin ? oui, à l’indicible de cette nudité qui s’insinue à remplacer
son propre corps. Là tout s’arrête.
N’est-ce pas assez
pour que nous reconnaissions ce qui est arrivé à Lol, et qui
révèle ce qu’il en est de l’amour ; soit de cette image,
image de soi dont l’autre vous revêt et, qui vous habille, et
qui vous laisse quand vous en êtes dérobée, quoi être sous ?
Qu’en dire quand c’était ce soir-là, Lol toute à votre passion
de dix-neuf ans, votre prise de robe et que votre nudité était
dessus, à lui donner son éclat ?
Ce qui vous reste
alors, c’est ce qu’on disait de vous quand vous étiez petite,
que vous n’étiez jamais bien là.
Mais qu’est-ce
donc que cette vacuité ? Elle prend alors un sens :
vous fûtes, oui, pour une nuit jusqu’à l’aurore où quelque chose à cette
place a lâché : le centre des regards.
Que cache cette
locution ? Le centre, ce n’est pas pareil sur toutes les
surfaces. Unique sur un plateau, partout sur une sphère, sur
une surface plus complexe ça peut faire un drôle de nœud. C’est
le nôtre.
Car vous sentez
qu’il s’agit d’une enveloppe à n’avoir plus ni (11)dedans,
ni dehors, et qu’en la couture de son centre se retournent tous
les regards dans le vôtre, qu’ils sont le vôtre qui les sature
et qu’à jamais, Lol, vous réclamerez à tous les passants. Qu’on
suive Lol saisissant au passage de l’un à l’autre ce talisman
dont chacun se décharge en hâte comme d’un danger : le regard.
Tout regard sera
le vôtre Lol, comme Jacques Hold fasciné se dira pour lui-même
prêt à aimer « toute Lol ».
Il est une grammaire
du sujet où recueillir ce trait génial il reviendra sous une
plume qui l’a pointé pour moi. Qu’on vérifie, ce regard est partout
dans le roman. Et la femme de l’événement est bien facile à reconnaître
de ce que Marguerite Duras la dépeint comme non-regard.
J’enseigne que
la vision se scinde entre l’image et le regard, que le premier
modèle du regard est la tache d’où dérive le radar qu’offre la
coupe de l’œil à l’étendue.
Du regard, ça
s’étale au pinceau sur la toile, pour vous faire mettre bas le
vôtre devant l’œuvre du peintre.
On dit que ça
vous regarde, de ce qui requiert votre attention.
Mais c’est plutôt
l’attention de ce qui vous regarde qu’il s’agit d’obtenir. Car
de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez
pas l’angoisse.
C’est cette angoisse
qui saisit Jacques Hold quand, de la fenêtre de l’hôtel de passe
où il attend Tatiana, il découvre, à la lisière du champ de seigle
en face, Lol couchée.
Son agitation
panique, violente ou bien rêvée, aurez-vous le temps de la porter
au registre du comique, avant qu’il se rassure significativement,
de se dire que Lol le voit sans doute. Un peu plus calme seulement, à former
ce second temps qu’elle se sache vue de lui.
Encore faudra-t-il
qu’il lui montre, propitiatoire à la fenêtre Tatiana, sans plus
s’émouvoir de ce que celle-ci n’ait rien remarqué, cynique de
l’avoir déjà à la loi de Lol sacrifiée, puisque c’est dans (12)la
certitude d’obéir au désir de Lol qu’il va, d’une vigueur décuplée,
besogner son amante, la chavirant de ces mots d’amour dont il
sait que c’est l’autre qui ouvre les vannes, mais de ces mots
lâches dont il sent aussi qu’il n’en voudrait pas pour elle.
Surtout ne vous
trompez pas sur la place ici du regard. Ce n’est pas Lol qui
regarde, ne serait-ce que de ce qu’elle ne voit rien. Elle n’est
pas le voyeur. Ce qui se passe la réalise.
Là où est le regard,
se démontre quand Lol le fait surgir à l’état d’objet pur, avec
les mots qu’il faut, pour Jacques Hold, encore innocent.
« Nue, nue sous
ses cheveux noirs », ces mots de la bouche de Lol engendrent
le passage de la beauté de Tatiana à la fonction de tache intolérable
qui appartient à cet objet.
Cette fonction
est incompatible avec le maintien de l’image narcissique où les
amants s’emploient à contenir leur énamoration, et Jacques Hold
aussitôt en ressent l’effet.
Dès lors il est
lisible que, voués à réaliser le fantasme de Lol, ils seront
de moins en moins l’un et l’autre.
Ce n’est pas,
manifeste dans Jacques Hold, sa division de sujet qui nous retiendra
plus longtemps, c’est ce qu’il est dans l’être à trois où Lol
se suspend, plaquant sur son vide le « je pense » de mauvais
rêve qui fait la matière du livre. Mais, ce faisant, il se contente
de lui donner une conscience d’être qui se soutient en dehors
d’elle, en Tatiana.
Cet être à trois
pourtant, c’est bien Lol qui l’arrange. Et c’est pour ce que
le « je pense » de Jacques Hold vient hanter Lol d’un
soin trop proche, à la fin du roman sur la route où il l’accompagne
d’un pèlerinage au lieu de l’événement, – que Lol devient
folle.
Dont en effet
l’épisode porte des signes, mais dont j’entends faire état ici
que je le tiens de Marguerite Duras.
C’est que la dernière
phrase du roman ramenant Lol dans le champ de seigle, me paraît
faire une fin moins décisive que cette (13)remarque.
Où se devine la mise en garde contre le pathétique de la compréhension. Être
comprise ne convient pas à Lol, qu’on ne sauve pas du ravissement.
Plus superflu
reste mon commentaire de ce que fait Marguerite Duras en donnant
existence de discours à sa créature.
Car la pensée
même où je lui restituerais son savoir, ne saurait l’encombrer
de la conscience d’être dans un objet, puisque cet objet, elle
l’a déjà récupéré par son art.
C’est là le sens
de cette sublimation dont les psychanalystes sont encore étourdis
de ce qu’à leur en léguer le terme, Freud soit resté bouche cousue.
Seulement les
avertissant que la satisfaction qu’elle emporte n’est pas à prendre
pour illusoire.
Ce n’était pas
parler assez fort sans doute, puisque, grâce à eux, le public
reste persuadé du contraire. Préservé encore, s’ils n’en viennent
pas à professer que la sublimation se mesure au nombre d’exemplaires
vendus pour l’écrivain.
C’est que nous
débouchons ici sur l’éthique de la psychanalyse, dont l’introduction
dans mon séminaire fut la ligne de partage pour la planche fragile
de son parterre.
C’est devant tous
pourtant qu’un jour je confessais avoir tenu, toute cette année,
la main serrée dans l’invisible, d’une autre Marguerite, celle
de l’Heptaméron. Il n’est pas vain que je rencontre ici cette éponymie.
C’est qu’il me
semble naturel de reconnaître en Marguerite Duras cette charité sévère
et militante qui anime les histoires de Marguerite d’Angoulême,
quand on peut les lire, décrassé de quelques-uns des préjugés
dont le type d’instruction que nous recevons a pour mission expresse
de nous faire écran à l’endroit de la vérité.
Ici l’idée de
l’histoire « galante ». Lucien Febvre a tenté dans
un ouvrage magistral d’en dénoncer le leurre.
(14)Et
je m’arrête à ce dont Marguerite Duras me témoigne d’avoir reçu
de ses lecteurs, un assentiment qui la frappe unanime à porter
sur cette étrange façon d’amour : celle que le personnage
dont j’ai marqué qu’il remplit ici la fonction non du récitant,
mais du sujet, mène en offrande à Lol, comme tierce assurément
loin d’être tierce exclue.
Je m’en réjouis
comme d’une preuve que le sérieux garde encore quelque droit
après quatre siècles où la momerie s’est appliquée à faire virer
par le roman la convention technique de l’amour courtois à un
compte de fiction, et masquer seulement le déficit, à laquelle
cette convention parait vraiment, de la promiscuité du mariage.
Et le style que
vous déployez, Marguerite Duras, à travers votre Heptaméron,
eût peut-être facilité les voies où le grand historien que j’ai
nommé plus haut, s’efforce à comprendre l’une ou l’autre de ces
histoires qu’il tient pour ce qu’elles nous sont données ;
pour être des histoires vraies.
Tant de considérations
sociologiques qui se réfèrent aux variations d’un temps à l’autre
de la peine de vivre sont de peu auprès de la relation de la
structure qu’à être de l’Autre, le désir soutient à l’objet qui
le cause.
Et l’aventure
exemplaire qui fait, se vouer jusqu’à la mort l’Amador de la
nouvelle X, qui n’est pas un enfant de chœur, à un amour, pas
du tout platonique pour être un amour impossible, lui fût parue
une énigme moins opaque à n’être pas vue à travers les idéaux
de l’happy end victorien.
Car la limite
où le regard se retourne en beauté, je l’ai décrite, c’est le
seuil de l’entre-deux-morts, lieu que j’ai défini et qui n’est
pas simplement, ce que croient ceux qui en sont loin : le
lieu du malheur.
C’est autour de
ce lieu que gravitent, m’a-t-il semblé pour ce que je connais
de votre œuvre Marguerite Duras, les personnages (15)que
vous situez dans notre commun pour nous montrer qu’il en est
partout d’aussi nobles que gentils hommes et gentes dames le
furent aux anciennes parades, aussi vaillants à foncer, et fussent-ils
pris dans les ronces de l’amour impossible à domestiquer, vers
cette tache, nocturne dans le ciel, d’un être offert à la merci
de tous…, à dix heures et demie du soir en été.
Sans doute ne
sauriez-vous secourir vos créations, nouvelle Marguerite, du
mythe de l’âme personnelle. Mais la charité sans grandes espérances
dont vous les animez n’est-elle pas le fait de la foi dont vous
avez à revendre, quand vous célébrez les noces taciturnes de
la vie vide avec l’objet indescriptible.
Jacques
Lacan
Paru dans les Cahiers
Renaud-Barrault, Paris, Gallimard, 1965, n° 52, pp.
7-15, puis dans Marguerite
Duras, Paris, Albatros, 1975, pp. 7-15.
Liens
brisés
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