René Girard, ayant été élu à l'Académie
française à la place laissée vacante par la
mort du R.P. Carré, y est venu prendre séance le
jeudi 15 décembre 2005, et a prononcé le discours
suivant :
Pour
tout nouvel académicien, parler sous la Coupole pour
la première fois pose un dilemme redoutable. Les sentiments
qu'il éprouve sont intenses mais d'une banalité telle
qu'il se demande s'il ne ferait pas mieux de les taire que de les
exprimer. Dans mon cas, cependant, le silence serait injuste envers
l'Académie. Ma dette à son égard est exceptionnelle.
Le premier de mes livres qu'elle a couronnés est aussi le
premier que j'ai publié.
Cette
faveur ancienne fut suivie de plusieurs autres au cours de ma
carrière et finalement d'un prix magnifique de la
fondation Gal. Et le prix le plus magnifique de tous, c'est évidemment,
mon élection à l'Académie.
Je
peux dire sans exagération que, pendant un demi-siècle,
la seule institution française qui m'ait persuadé que
je n'étais pas oublié en France, dans mon propre
pays, en tant que chercheur et en tant que penseur, c'est l'Académie
française.
Comme
toute carrière d'académicien, la mienne commence,
aujourd'hui même, par ce discours dont une tradition aussi
sage que vénérable me dicte le sujet et même,
jusqu'à un certain point, la manière de le traiter.
Je vais faire l'éloge de mon prédécesseur
immédiat, le dernier occupant du fauteuil où les
académiciens m'ont fait le grand honneur de m'élire.
Il
s'agit du trente-septième fauteuil, dont le second titulaire
fut Bossuet et le dernier le R. P. Ambroise-Marie Carré,
un des deux seuls membres du clergé régulier jamais élus à l'Académie.
Tous deux étaient des orateurs célèbres qui, à Notre-Dame,
prêchèrent le carême avec un immense succès.
Tous deux étaient des dominicains. Le premier, le célèbre
Lacordaire, restaura son ordre en France après la Révolution.
Le
second fut le père Ambroise-Marie Carré. Il était
si zélé pour la prédication qu'il exerça
cet art jusque dans les théâtres, casinos et cinémas
dont l'amitié de nombreux artistes lui facilitait l'accès.
Il est aussi l'auteur d'une œuvre écrite dont le rôle
augmenta dans sa vie à mesure que diminuait, l'âge
venant, celui de la prédication orale.
Le
père Carré publia beaucoup d'ouvrages édifiants,
beaucoup d'œuvres de circonstance, beaucoup d'éloges
funèbres, beaucoup de préfaces, parmi lesquelles
il faut mentionner une introduction aux Écrits spirituels
du cardinal de Richelieu.
Même dans ses œuvres les plus mondaines, les quatre
volumes de son journal, le père Carré ne parle presque
jamais des affaires politiques de son siècle. Dès
1940, il joua un rôle glorieux dans la résistance à l'occupant
nazi. Plusieurs fois, il faillit être arrêté.
Pour lui, cet engagement allait de soi et il parlait plus volontiers
des prouesses des autres que des siennes.
Dans
le domaine religieux il était presque aussi discret.
Bien avant Vatican II, certes, il écrivait en faveur de
certaines réformes adoptées plus tard par le Concile. À la
différence de beaucoup d'ecclésiastiques, il n'attendit
pas que l'Église fût affaiblie pour critiquer son
conservatisme et sa bureaucratie. Dès que l'institution
ecclésiale lui parut menacée, en revanche, il fit
taire toutes ses revendications. Il n'y avait aucun opportunisme
en lui. La politique du coup de pied de l'âne n'était
pas son fort.
Pendant
les années troubles, le père Carré ne
fit guère parler de lui que par ses sermons et son intense
activité pastorale. Cette discrétion était
si rare à l'époque qu'elle attira sur lui l'attention
des catholiques lucides, inquiets pour l'avenir de leur Église.
Avec
le temps, la blancheur de sa robe devint emblématique
de tout ce que le chaos post-conciliaire dilapidait, le sens du
péché, l'engagement sans retour, l'amour du dogme
catholique, le mépris des polémiques vaines. Pour
s'assurer que ces vertus n'étaient pas mortes, les fidèles
se tournaient volontiers vers ce bloc immaculé de marbre
blanc, tels les Hébreux jadis vers le serpent d'airain.
Pendant
les années convulsionnaires, le Père fit
preuve d'une dignité exemplaire. Ce qui le détournait
de l'agitation post-conciliaire, c'était d'abord, je pense,
son sens de la fidélité. C'était aussi l'intensité de
ses activités pastorales. Toute sa vie, il a consacré un
temps considérable aux malades et aux mourants, notamment
dans le milieu des comédiens et des artistes dont il fut
le premier aumônier officiel. Ses innombrables amis ne cessaient
de solliciter ses conseils, et beaucoup de gens aussi qui le connaissaient à peine
et qui, d'instinct, lui faisaient confiance.
La
première cause de sa discrétion, c'était,
je pense, une forte dose d'indifférence. Pas pour les individus
concernés mais pour les activités brouillonnes auxquelles,
pendant la seconde moitié du xxe siècle, tout un
clergé s'adonna avec une passion que le recul du temps rend
mystérieux. À l'époque où tous les
ambitieux mettaient une majuscule au mot Contestation, la futilité de
ce que recouvre ce terme lui parut toujours évidente.
Sa
discrétion n'empêchait pas toujours le père
Carré d'attirer l'attention de ses lecteurs sur des expressions
caractéristiques du trouble dans l'Église, avec plus
d'humour d'ailleurs que de méchanceté. Plusieurs
fois, par exemple, il s'est interrogé sur l'expression " en
recherche ", très utilisée à l'époque
par les prêtres qui hésitaient indéfiniment
entre l'Église et le monde.
Il
lui arrive de signaler à ses lecteurs des fautes de
goût et même de langage que, dans la foulée
du Concile, l'Église multipliait. Voici, par exemple, l'entrée
de son Journal à la date du 25 mai 1996 :
" Jean-Paul II dit le Rosaire en français " :
tel est le titre d'une cassette où le pape récite
le Notre Père et le Je vous salue, Marie, d'une voix forte
et claire. […] " Pardonne-nous nos offenses comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Le
pape ne retient pas la formule actuelle : " …comme nous
pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. " Cet
aussi passe mal. Avec joie je vais le supprimer désormais
dans ma prière privée.
Dans
la rage de chambardement déclenchée par le
Concile, l'Église avait ajouté cet aussi à une
phrase jadis magnifique du Notre Père. Une forte odeur de " religieusement
correct " émane de la nouvelle traduction. Sa pâteuse
redondance affaiblit ce qu'elle prétend souligner, la réciprocité du
pardon, parfaitement exprimée dans la traduction ancienne.
Détruire l'harmonie d'une phrase n'est pas un bon moyen
d'en renforcer le sens. Le père Carré a raison : " Cet
aussi passe mal. "
Le
Père était trop discipliné pour désobéir à ses
supérieurs hiérarchiques. Depuis la réforme
du Notre Père, même dans ses prières privées,
il mastiqua courageusement l'adverbe réglementaire jusqu'au
jour trois fois béni où il entendit le pape lui-même
aligner toute une ribambelle de Notre Père débarrassés
de leurs aussi. Le pape n'est-il pas l'autorité suprême
en matière de liturgie ? N'est-ce pas sur lui qu'un humble
prêtre doit se modeler, au moins dans ses prières
privées ?
L'Église de France a parfois besoin du pape, on le savait
déjà, pour corriger des erreurs de doctrine. Ce qu'on
ne savait pas et le père Carré nous l'apprend, c'est
qu'elle a besoin du pape aussi, fut-il polonais, pour corriger
ses fautes de français.
Le
père Carré n'abusait pas de ce genre de satire.
Il avait d'autres soucis en tête. Et le plus important à ses
yeux, c'était le drame spirituel qui l'a accompagné toute
sa vie.
Ses
confidences à ce sujet sont peu nombreuses, fragmentaires,
pas toujours faciles à interpréter. Le Père
n'en a jamais fait un récit complet. C'est ce que je vais
essayer de faire maintenant.
Le
texte le plus important, je pense, sous le rapport qui nous intéresse, n'a qu'une vingtaine de pages. Il se trouve au
début d'un ouvrage intitulé Chaque Jour je commence,
publié en 1975. Il décrit une expérience très
remarquable qui remonte, pense l'auteur, à sa quatorzième
année, plus d'un demi-siècle avant le compte rendu
que je vais vous lire.
Après quelques mots affectueux mais rapides sur sa famille,
le Père annonce que les souvenirs d'enfance ne l'intéressent
pas. Il passera donc les siens sous silence, à l'exception
d'un seul, si important celui-là, qu'il le décrit
en grand détail. Voici cette description : " ... [Ce
souvenir] m'accompagne comme une présence à la fois
douce et exaltante. Il m'accompagnera jusqu'à la dernière
heure. Un regard suffit à le ranimer, un regard vers cette
fenêtre de l'immeuble où, à Neuilly, ma famille
habitait. Quel âge avais-je ? Quatorze ans, me semble-t-il.
Un soir, dans la petite pièce qui me servait de chambre,
je ressentis avec une force incroyable, ne laissant place à aucune
hésitation, que j'étais aimé de Dieu et que
la vie, [...] là devant moi, était un don merveilleux.
Suffoqué de bonheur, je suis tombé à genoux. "
Même à un demi-siècle de distance, le père
Carré ne peut pas évoquer cette soirée sans
réveiller en lui l'émotion de l'expérience
originelle. En règle générale, dans tout ce
que nous appelons souvenir, les traces de l'événement
remémoré sont tout juste suffisantes pour empêcher
l'oubli. Ici, en revanche, elles sont si profondes que le mot souvenir, à la
réflexion, semble inadéquat. Tout de suite après
le passage que je viens de lire, le Père retourne à l'expérience
de Neuilly et, sans signaler sa propre volte-face, il la définit
comme le contraire d'un souvenir : " Un commencement absolu
(ou ce qui s'en rapproche le plus) : voilà comment se caractérise
pour moi, à plus de cinquante ans de distance, le seul événement
qui ait jamais mis de l'évidence dans ma foi, l'événement
aussi qui m'apporta une joie qu'aucune autre joie n'a pu par la
suite surpasser. "
Dans
les pages suivantes, le Père évoque son éducation
supérieure, ses études de futur prêtre mais
sans jamais perdre de vue son expérience de Neuilly. Il
la tient pour responsable de tout ce qui lui arrive de bon dans
sa jeunesse. C'est elle, écrit-il, qui lui permit d'apprécier
l'enseignement de ces gloires dominicaines que furent les pères
Chenu et Sertillanges. Le positif dans son existence est la traînée
lumineuse derrière la comète qui illumina un soir
le ciel de son enfance : " J'ai souvent évoqué […]
l'instant miraculeux où une vie prend conscience de la réalité de
Dieu et de son lien avec lui, lorsque, plus tard sous la conduite
du père Chenu, j'étudiais avec enchantement la théologie
des Pères grecs. L'incarnation du Christ est pour eux comme
une recréation de l'humanité. Oui, j'avais été recréé ce
soir-là. "
À cette même expérience de " recréation ",
le père Carré rattache l'intérêt que
lui inspirera, quarante ans plus tard, le père Teilhard
de Chardin. Le bruit fait autour de cette œuvre était
souvent motivé par le désir d'en faire une arme contre
l'orthodoxie. Sans prêter attention à ces manœuvres,
le père Carré va droit à ce qui, dans l'œuvre
de Teilhard, lui rappelle son expérience de Neuilly : " Chaque
individu est créé à longueur de vie " :
cette phrase tomba sous mes yeux, il y a trois ou quatre ans à Washington.
Les lettres du père Teilhard — que je lisais avec
avidité entre deux sermons de semaine sainte pour la colonie
francophone — agissaient sur moi comme un révélateur.
Le dépaysement, le silence du matin favorisaient une telle
mise à jour, et aussi cet état étrange que
j'ai toujours connu avant de prêcher, (et) où se mêlent
l'inquiétude, le besoin quasi viscéral de me trouver
au plus vite sur le lieu de la parole et en même temps [...]
une indéniable fébrilité... "
Le
Père finit par rattacher à l'événement
de Neuilly, en somme, tout ce qui l'a passionné à un
moment ou l'autre de son existence, y compris l'éloquence
religieuse. Pour lui, nous dit-il, l'art oratoire fut une grande
cause de " fébrilité ". Ce dernier terme
désigne un état mental très éloigné de
la " présence douce et exaltante " qui émane
de Neuilly, inséparable pourtant de cette grande expérience,
enracinée dans un effort maladroit pour en tirer parti,
pour lui donner des suites.
Comment
définir ce qui s'est passé dans la chambrette
de Neuilly ? Il y a une réponse évidente et certains
d'entre vous, certainement, y ont déjà songé :
c'est une expérience mystique. Bien des gens se méfient
de cette expression qui, selon eux, n'a aucune signification précise.
Et pourtant les traits majeurs de cette énigme sont assez
bien dessinés, notamment dans la description qu'en donne
le père Carré, celle-là même que je
viens de vous lire...
Un
premier trait est le caractère passif, involontaire
de l'expérience mystique. Aucun avertissement ne la précède
et elle ne requiert aucun effort. Un second trait est la joie, " qu'aucune
autre joie ne put par la suite surpasser ". Un troisième
trait est l'impression d'éternité qu'elle donne,
inséparable de son pouvoir infini de renouvellement, de
son extraordinaire fécondité. Le dernier trait résume
tous les autres et c'est l'intuition d'une présence divine.
Pour
ceux qui se détournent de l'expérience mystique,
son " imprécision " n'est qu'un prétexte,
je pense, et la vraie raison ce sont les controverses que cette
notion inévitablement suscite. Pour les incroyants fermes
dans leur incroyance, il s'agit forcément d'une illusion
ou d'une imposture. Sans exclure ces possibilités, les croyants
en ajoutent une autre : l'expérience mystique réelle,
authentique. Elle est alors la perle de grand prix dont parle l'Évangile,
si précieuse qu'il faut tout sacrifier à son acquisition.
Le
futur père Carré n'hésita pas. Il décida
de se faire missionnaire en terre païenne, avec " la
palme du martyre " comme unique perspective. Les prêtres
de son collège, Sainte-Croix de Neuilly, s'efforcèrent
de calmer cette exaltation. C'est alors que l'adolescent s'orienta
vers l'ordre dominicain.
Si
l'expérience mystique est une source de bonheur qui
ne tarit jamais, si elle transcende la durée, le père
Carré aurait dû jouir toute sa vie de la foi rayonnante
que la rumeur publique lui attribue. Un examen attentif de ses écrits
ne vérifie pas cette supposition. Le Père se plaint
assez fréquemment du silence de Dieu et du désespoir
qui en résulte pour lui. Après Neuilly, les " consolations
mystiques "— c'est l'expression consacrée — lui
ont presque toujours fait défaut.
Faut-il
penser que, dans Chaque jour je commence, le Père
a embelli ses souvenirs ? Je ne le crois pas. Il me paraît
incapable de mensonge ou même d'exagération.
Pour
comprendre la crise intense et durable qui suivit la ferveur
des premières années après Neuilly, il faut
réfléchir d'abord, je pense, à la précocité extraordinaire
de cette expérience.
De
toute évidence, le Père a vu d'abord en Neuilly
la plus grande affaire de sa vie, un sommet indépassable. À mesure
que le temps passait, toutefois, il s'habituait à son bonheur.
Et peu à peu, il le réduisit à un simple point
de départ dans une conception dynamique de son avenir religieux.
Pour
définir l'ambition qui l'entraînait au-delà de
Neuilly, le Père parle souvent de sa vocation de sainteté.
Pour lui, comme pour beaucoup d'aspirants à la vie mystique,
le mot " sainteté " implique beaucoup plus qu'un
contact unique avec Dieu, toute une suite de contacts, chacun plus
intense et prolongé que le précédent. Toutes
ces expériences mystiques viendront scander les étapes
de la vie, pour déboucher enfin sur l'éternité,
but ultime du processus de sanctification. Ce projet, si noble
soit-il, réduisait l'expérience de Neuilly au rôle
de première marche, la plus basse, sur un escalier pointé vers
le ciel...
Ce
projet reflète une ambition mystique typiquement occidentale
et moderne. Il n'est pas exempt de " fébrilité ",
au sens que le père Carré donne à ce terme.
Nous autres Occidentaux ne nous contentons jamais de ce que le
Ciel nous envoie, nous rêvons tous de conquêtes inédites
et d'exploits inégalables...
Quel
est le jeune homme ou la jeune fille dans notre monde qui, placé dans une situation analogue à celle du père
Carré, croyant ce qu'il croyait, n'aurait pas réagi
de façon analogue ? Comme tant d'autres aspirants modernes à la
sainteté, le père Carré prenait pour modèles
ceux que notre société admire, les hommes d'action,
les " réalisateurs ", les " entrepreneurs " au
sens presque américain de la libre entreprise.
Ce
qui confère au monde moderne un immense avantage dans
le domaine pratique, son activisme, son volontarisme, sa passion
rivalitaire, se solde sans doute par un désavantage sous
le rapport mystique. Nous autres, Occidentaux, n'hésitons
guère à prendre des initiatives dans des domaines
qui, en principe, ne relèvent que de Dieu. Ne nous étonnons
pas si les résultats ne répondent pas toujours à notre
attente.
À mesure que les années passaient, le Père
attendait, toujours plus impatiemment, de nouvelles expériences
mystiques qui ne venaient jamais. Dans Chaque jour je commence,
une phrase que j'ai déjà citée suggère
clairement l'amertume de cette déception. En 1975, le père
Carré définit Neuilly comme la seule chose qui ait
jamais mis de l'évidence dans [s]a foi. C'est dire que rien
de comparable à Neuilly n'était venu, à cette
date, étancher une soif de divin rendue inextinguible par
la puissance même de l'expérience qui l'avait suscitée.
Le père Carré a vécu cette situation tantôt
comme un échec personnel, tantôt comme une carence
de Dieu lui-même.
Les
effets de cette sécheresse spirituelle, aggravés
avec le temps, s'ajoutaient aux désastres dans le monde
et aux désordres dans l'Église pour miner la confiance
du père Carré en la bonté et parfois même
en l'existence de Dieu : " Je ne peux pas parler ouvertement ", écrit-il, " parce
que ma foi paraît si assurée, si contagieuse — d'après
ce que l'on en dit — que je scandaliserais mon prochain. " Il
n'est pas difficile de trouver des textes où les doutes
du père Carré s'expriment sans la moindre équivoque
: " Seigneur [...] si tu existes, rends-moi mes certitudes.
Et si tu me laisses néanmoins dans les ténèbres,
accorde-moi l'intime conviction que ce temps de détresse
a son utilité. "
Si étonnantes qu'elles paraissent dans le contexte de Neuilly,
ces plaintes sont faciles à rattacher, indirectement, à cette
expérience. Rien de plus commun, chez les mystiques, que
les crises dites de " sécheresse " ou d'" aridité ".
Plus
on se familiarise avec le père Carré, plus
on s'aperçoit que toute réflexion philosophique et
même théologique est subordonnée chez lui au
désir de contact personnel avec Dieu. Ce désir, longtemps
insatisfait, se transforme parfois en une espèce de révolte
qui ne verse jamais, néanmoins, dans le nihilisme anti-chrétien
partout répandu à notre époque.
Il
faut voir, il me semble, dans le père Carré non
pas un écrivain religieux analogue à tant d'autres,
ou même un penseur mystique mais, plus radicalement, un mystique
au sens le plus concret. Le fait d'avoir bénéficié,
pour commencer, d'une expérience exceptionnelle fit de lui,
par la suite, un mystique souvent frustré et découragé.
Du
point de vue qui est le nôtre, l'intérêt
de cette hypothèse — car c'en est une — est
la lumière qu'elle projette sur l'œuvre du père
Carré. Elle éclaire très directement sa prédilection
pour les saintes et les saints qui souffrirent de crises analogues
aux siennes. Sainte Thérèse de Lisieux est l'exemple
le plus fréquemment invoqué : " Je m'étonne
de voir tant de chrétiens ignorer encore que la foi de Thérèse
fut laborieuse, traversée de tempêtes. Elle ne demeura
fidèle qu'à force d'héroïsme. Elle a
craint de blasphémer en racontant ce que fut son épreuve,
en donnant écho aux voix des ténèbres qui,
durant des mois, se déchaînèrent dans son cœur.
[...] Or, elle a tenu bon, par amour du Christ et par amour des
pécheurs. "
Le
Père s'intéresse aussi à des personnages
de l'entourage même de Jésus. Il leur attribue une
foi " difficile " ou " laborieuse ". Ces deux
adjectifs reviennent souvent pour qualifier sa propre foi.
Dans
ce contexte, l'apôtre Thomas est un choix très
classique, bien entendu. Celui de la Vierge Marie, en revanche, étonne
par son audace. Voici un texte caractéristique : " … [La
Vierge Marie] a été mon principal soutien dans les
moments de doute. Car la foi a toujours été difficile
pour moi.
Nous
sous-estimons le choc que Marie reçut le jour de l'Annonciation.
[...] la dernière parole dite, Marie se trouve devant l'inconnu.
Voici que commence le temps de la foi difficile. "
La
précocité extrême de Neuilly inspire au
père Carré, je l'ai déjà suggéré,
des réactions ambiguës. La fierté de l'enfant
prodige qui rencontra Dieu à quatorze ans se double chez
lui d'une certaine humiliation à l'idée que rien
d'aussi remarquable n'interrompit jamais, par la suite, la routine
de ses observances religieuses.
Le
Père a longtemps craint, je pense, de passer pour puéril,
immature comme disent si laidement les psychologues contemporains.
Il oubliait que, dans notre monde, les derniers mystiques sont
des enfants. Il oubliait les paroles divines sur l'enfance en général
: " Je te bénis, père, seigneur du ciel et de
la terre, d'avoir caché tout cela aux sages et aux intelligents
et de l'avoir révélé aux tout-petits. " (Mt
11, 25)
Pour
comprendre ce genre d'oubli, chez un chrétien aussi
informé que le père Carré, il faut tenir compte
des pressions qui s'exerçaient sur lui, dans un monde toujours
plus vide de Dieu, un monde auquel de moins en moins d'enfants échappent
désormais.
Voici
le récit d'un entretien entre le père Carré et
les combattants juvéniles de la plus picrocholine de nos
guerres, celle qui n'a jamais eu lieu et dont on dissimule pudiquement
le non-être derrière une formule stéréotypée " les événements
de mai 68 " :
" […] j'avais accepté de me livrer à l'interrogatoire
de 70 ou 80 étudiants et étudiantes en droit. Sans
aucun ménagement, bien sûr, avec une indiscrétion
qui faisait partie des règles du jeu, ils me tournèrent
et retournèrent sur le gril. Le point crucial était
la justification de ma fidélité. Dans quelle mesure
celle-ci est-elle commandée par mon passé ? Ne suis-je
pas prisonnier aujourd'hui de vieilles habitudes ? L'appel de jadis
(qu'il vînt du Seigneur ou de mon imagination) explique-t-il
encore quotidiennement ma vie, ou bien n'est-ce que son écho,
très affaibli, imperceptible parfois, dérisoire en
tout cas, que j'entends sans vouloir me 1'avouer ? "
Le
père Carré avait très évidemment
commis l'imprudence de confier le grand secret de sa quatorzième
année à ces jeunes gens qui étaient plus conformistes
encore que féroces, mais dans le style exigé par
leur époque. Rien de plus scandaleux à leurs yeux
que ce vieillard accroché à un vieux rêve de
sainteté. C'était l'époque où rien
n'était plus méprisable que la constance et la continuité.
Seules les " ruptures épistémologiques " passaient
pour estimables. Le père Carré incarnait à la
perfection ce que ces jeunes gens appelaient un demeuré.
Le
frêle vieillard se prétend écrasé,
annihilé par le lynchage spirituel auquel il s'est follement
exposé. Mais il y a de l'humour, je pense, dans cette peur
panique qu'il fait mine d'éprouver.
Les
soixante-huitards se croyaient capables de " déconstruire " leur
victime d'un point de vue maoïste. En réalité,
ce sont eux qui sont silencieusement déconstruits. Le Père
voyait très bien que ses persécuteurs n'étaient
pas plus chinois que lui. Souvent même ils venaient de Neuilly
tout comme lui, ou peut-être du xvie arrondissement.
Ces
ignorants attribuaient les idées du Père à son éducation
religieuse, c'est-à-dire " bourgeoise ", sans
se souvenir qu'ils sortaient eux-mêmes du même milieu
et, à peu de choses près, c'est la même éducation
qu'ils avaient reçue, celle des collèges et lycées
les plus huppés de la région parisienne. Leur maoïsme
n'était qu'un sous-produit très temporaire et banal
d'une décadence culturelle plus avancée, bien moins
intéressante que la soif mystique du père Carré.
Loin de dominer la comédie sociale du moment, les soixante-huitards
en étaient les protagonistes les plus mystifiés.
Le
père Carré devinait sans peine qu'après
s'être payé leur petite révolution culturelle,
exempte de tout risque pour leurs précieuses personnes,
ces révolutionnaires en carton-pâte se lanceraient
allègrement dans les brillantes carrières auxquelles
leur condition bourgeoise les destinait, une fois les enfantillages
terminés. Aujourd'hui même, bon nombre d'entre eux
sont encore installés dans les conseils d'administration
de nos grandes affaires capitalistes ou étatiques. Ils se
préparent à prendre une confortable retraite.
Le
père Carré voit plus loin que ceux qui le retournent
sur le gril. Ce n'est pas à ses propres forces qu'il doit
sa lucidité, c'est à cette expérience que
ses interlocuteurs prennent pour l'obscurantisme le plus noir.
C'est elle, au fond, qui, l'a toujours protégé non
seulement de la futilité contestataire mais de tous les
fantasmes intellectuels auxquels tant de jeunes et de moins jeunes
privilégiés autour de lui ne cessaient de succomber,
le nietzschéisme, l'althussérisme, etc.
Dans
les dernières pages autobiographiques de Chaque jour
je commence, le père Carré se livre à une
autocritique sévère mais nullement désespérée.
Il s'assimile au grand symbole de la tiédeur religieuse
dans l'Apocalypse de saint Jean, l'église de Laodicée
: " Je connais ta conduite ", dit le narrateur, " tu
n'es ni froid ni chaud, — que n'es-tu l'un ou l'autre ! — ainsi,
puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais
te vomir de ma bouche. [...] Ceux que j'aime, je les semonce et
les corrige.
Allons
! Un peu d'ardeur, et repends-toi ! "
Le
Père s'accuse d'avoir perdu la ferveur de sa jeunesse
mais, de même que Laodicée, il n'a jamais complètement
perdu la foi et il est invité à la reconquérir.
Son cas n'est pas vraiment désespéré ; la
conclusion le confirme : " C'est triste même si c'est
admirable de ne savoir que s'accrocher ! "
À quoi le père Carré s'est-il accroché toute
sa vie, " tristement ", sans doute, mais " admirablement " ? À " la
seule chose qui ait jamais mis de la certitude dans sa foi ", à l'expérience
de Neuilly. Au lieu de se conduire en enfant gâté et
de réclamer toujours davantage, en digne contemporain des
soixante-huitards, le père Carré comprend qu'il aurait
dû cultiver modestement, pieusement la grâce de sa
jeunesse. Ce n'est pas Dieu qui l'a plongé dans l'incertitude,
c'est son ambition excessive.
Après un demi-siècle d'attente toujours vaine, le
père Carré se décida finalement à regarder
les choses en face : depuis sa quatorzième année,
le sommet de sa vie religieuse s'était toujours situé non
pas dans l'avenir, devant lui, mais derrière, dans l'expérience
de Neuilly. Pour la première fois, il cherche vraiment à renouer
avec l'événement extraordinaire qui, négativement
parfois, mais positivement surtout, a dominé toute son existence.
C'est
d'abord sans beaucoup d'espoir, je pense, que le Père
s'est mis à tisonner les braises d'un feu éteint,
croyait-il, depuis un demi-siècle. Et soudain, voilà que
le miracle des anciens jours s'est renouvelé. Sous ses yeux,
l'expérience de Neuilly se métamorphose en une belle
au bois dormant émergeant, radieuse, d'une longue nuit obscure.
Loin d'avoir disparu à jamais, la présence de jadis
ressuscitait, plus douce, plus exaltante que jamais.
Pour
cette réévaluation positive du passé,
toujours dans Chaque jour je commence, le père Carré cherche
des témoins tout près de lui et il en trouve, le
romancier Julien Green, par exemple, dont il cite une phrase d'une
pertinence remarquable : " Le souvenir d'une grâce passée
peut être une nouvelle grâce. "
Chez
Julien Green comme chez le père Carré, le mot " grâce " désigne
une faveur spirituelle, une assurance que Dieu donne de son amour.
Ce mot est un synonyme plus discret, en somme, d'expérience
mystique.
Pour
comprendre ce qui motive l'appel à Julien Green, il
faut revenir aux deux définitions de Neuilly que nous avons
déjà trouvées dans Chaque jour je commence
: la première faisait de cette expérience un souvenir
privilégié ; la seconde un commencement absolu.
À la lumière de Julien Green, ces deux définitions
n'en font qu'une. Se souvenir intensément d'une expérience
mystique, même ancienne, c'est la ressusciter. Peu importe
la façon dont on définit le résultat... Souvenir
très intense ou expérience entièrement nouvelle,
la différence tend à s'effacer...
En
citant Julien Green, le Père rend grâce à son
expérience fondatrice trop longtemps négligée.
Il en reconnaît la fécondité, longtemps stérilisée
par sa propre " fébrilité ". Il se tient
désormais pour responsable de ses longues crises d'aridité.
Pourquoi
réclamer de nouvelles grâces si le souvenir
permet de ranimer les anciennes ? Pour mieux se convaincre de cette
vérité, le Père veut l'entendre proclamée
par une autre bouche que la sienne. La parole d'autrui a plus de
prestige que la nôtre : elle semble plus proche du divin.
Pour se maintenir sur la bonne route, le père Carré fait
appel non seulement à Julien Green mais à d'autres
esprits fraternels, Gabriel Marcel par exemple.
C'est
un retour à l'expérience enfantine qui s'effectue,
en somme, dans les écrits tardifs. Le texte le plus révélateur
est aussi, semble-t-il, le plus tardif de tous. C'est une nouvelle
conclusion pour la réédition d'un livre sur la sainteté.
Elle paraîtra en janvier 2004, le mois même de la mort
du père Carré. C'est un admirable bilan de toute
la vie religieuse de son auteur :
" J'entre dans ma quatre-vingt-seizième année.
Le Seigneur m'a comblé de grâces. [...] : puisque
[...] il m'a conservé si longtemps au doux royaume de la
terre, c'est sans doute pour exercer [...] le ministère
du grand âge, qui consiste en la prière et l'intercession. "
Loin
de définir l'existence en ce bas monde comme une vallée
de larmes, le père Carré célèbre " le
doux royaume de la terre ". Dans ses périodes de " fébrilité ",
il s'est beaucoup reproché, je pense, son trop d'amour des
choses de ce monde. Maintenant, il se le pardonne.
Sa
grande vieillesse fut, je pense, la période la plus
heureuse, avec son enfance. Ses collègues de l'Académie
ont beaucoup contribué à ce bonheur tardif. Dans
ses dernières années, tout lui était prétexte à les
remercier.
Pendant
les vacances d'été, le père Carré regrettait
la fermeture de l'Académie. Lorsqu'on admirait son assiduité au
travail académique, il répondait que ce n'était
pas le travail qu'il regrettait, ni même l'Académie
elle-même, c'étaient les académiciens. Si ces
derniers l'aimaient beaucoup, il le leur rendait bien. Les académiciens
sont des gens si délicieux, disait-il, qu'après les
avoir fréquentés, on ne peut plus se passer de leur
amitié.
Seul
le lecteur ignorant du vocabulaire spirituel du père
Carré peut s'imaginer que sa grande expérience mystique
est absente des lignes que je viens de lire.
Regardons
la première phrase. " Le Seigneur m'a comblé de
grâces. " Le pluriel ne doit pas nous égarer.
Cette phrase est une allusion à l'expérience de Neuilly,
unique en tant qu'événement, infinie dans ses conséquences
et prolongements. Pendant les années de sécheresse
et d'aridité, le père Carré se croyait abandonné à lui-même.
En réalité, c'était lui qui se détournait
de Dieu en essayant dans son volontarisme moderne de se rapprocher
de Lui par ses seuls efforts. Il était le vrai responsable
du malheur dont il s'est cru frappé. L'affirmation qu'il
est " comblé de grâces " ne peut s'interpréter
qu'à la lumière de la vieille expérience mystique
infiniment démultipliée et plus féconde que
jamais, après quatre-vingts ans de bons et loyaux services.
Les
ultima verba du père Carré résument parfaitement,
il me semble, l'histoire spirituelle que j'ai essayé moi-même
de résumer. Pour bien s'en convaincre, lisons jusqu'au bout
le texte dont je n'ai cité encore que les premières
lignes ; voici le reste : " Je relisais, ces derniers temps,
des notes prises lors de ma retraite d'ordination. La nécessité pour
moi de la sainteté y paraît avec une vigueur qui me
frappe, au sens littéral du mot. Tant de lumière,
des certitudes aussi fortes qui me faisaient écrire : " Si
je ne deviens pas un saint, j'aurai vraiment trahi. " Je ne
renie pas ces lignes écrites à l'âge de vingt-quatre
ans... Mais j'ai maintenant une expérience longuement acquise,
celle du voyageur qui, sur une route fatigante, fait de moins en
moins confiance à ses forces et sait qu'atteindre le terme
ne dépend pas seulement de sa volonté. Une certaine
fébrilité du désir laisse place aujourd'hui à la
douceur de l'espérance. Sainteté ou non ? La question
ne se pose plus ainsi. Je ne pense qu'à la tendresse de
Dieu. "
Chaque
phrase, ici, et presque chaque mot font écho à nos
observations précédentes. Le Père répudie
expressément ce qu'il y avait d'orgueil inaperçu
dans son projet de sainteté. Lorsqu'il disait : " Si
je ne deviens pas un saint, j'aurai vraiment trahi ", il se
tendait à lui-même le piège qui s'est ensuite
refermé sur lui, mais son humilité finale l'a libéré.
Neuilly
fut en somme l'occasion sinon d'une chute, au moins d'un long
piétinement, non pas en raison de quelque perversité intrinsèque
mais à cause de l'utilisation naïvement égotiste
qu'en fit le père Carré. Finalement, il comprit son
erreur et le texte que nous venons de lire en est la preuve. L'exploitation " fébrile " de
l'expérience mystique était presque inévitable étant
donnée l'extrême jeunesse de son bénéficiaire...
Au
lieu de faire de Dieu un Everest à escalader, le dernier
père Carré voit en lui un refuge. Ce n'est pas un
humanisme sceptique qui s'exprime ici, mais un abandon à la
miséricorde divine. Sans renier ses aspirations mystiques,
le Père se reconnaît incapable de les réaliser
par ses propres moyens.
Ce
n'est pas moi, bien entendu, qui formule ces critiques, c'est
le père Carré lui-même. J'adopte sur lui la
perspective de son dernier texte, le plus profond, je pense, et
on pourrait le commenter indéfiniment.
Le
père Carré a lâché d'abord la proie
pour l'ombre ; heureusement pour lui, la présence douce
et exaltante ne s'est jamais découragée. Elle était
toujours là, silencieuse, à ses côtés.
Elle a survécu à toutes les usures, à toutes
les lassitudes, à tous les abandons.
Sous
prétexte que l'insatisfaction et l'aridité ont
joué leur rôle dans la vie religieuse du père
Carré, il faut se garder de voir en lui un mystique manqué,
un mystique raté. Il fut d'abord un mystique trop vite comblé.
De ce fait même, il resta longtemps un mystique frustré,
victime de ce qu'il appelait sa " fébrilité ".
Son
avidité juvénile appelait une leçon et
elle lui fut administrée. À en juger par les propos
que nous venons de lire, cette leçon fut comprise et assimilée
avec une grande humilité.
En
dépit des apparences, on ne peut pas rêver d'un
destin préférable à celui-là et je
n'en souhaite pas d'autre à ceux qui m'écoutent,
sans m'oublier moi-même.
Pour
moi qui n'ai jamais connu le père Carré, c'est
une véritable épreuve que de parler de lui à tant
de gens ici qui le connaissaient et qui ne cesseront jamais de
l'aimer. J'espère ne pas les avoir trop déçus
et mes vœux seront comblés si, à quelques-uns
d'entre vous, au moins, j'ai transmis le désir d'aller plus
loin que je n'ai su le faire dans l'exploration des œuvres
mystiques du Révérend Père Ambroise-Marie
Carré.
René Girard
Liens
brisés
|