J'AVAIS
montré d'abord comment le souci de soi - ce vieux
souci de soi dont on avait vu la formulation théorique et
systématique première dans l' Alcibiade [NDLR : de
Platon] - avait été libéré de son rapport
privilégié à la pédagogie, comment
il s'était affranchi de sa finalité politique et
par conséquent comment il s'était, au total, dégagé des
conditions sous lesquelles il était apparu dans l' Alcibiade,
disons, si vous voulez, dans le paysage socratico-platonicien.
Le
souci de soi avait donc pris la forme d'un principe général
et inconditionné. Ce qui veut dire que « se soucier
de soi » n'est plus un impératif qui vaut à un
moment donné de l'existence, et dans une phase de la vie
qui serait celle du passage de l'adolescence à la vie adulte. « Se
soucier de soi » est une règle coextensive à la
vie. Et, deuxièmement, le souci de soi n'est pas lié à l'acquisition
d'un statut particulier à l'intérieur de la société.
Il s'agit de l'être tout entier du sujet qui doit, tout au
long de son existence, se soucier de soi, et de soi en tant que
tel.
Bref,
on arrive à cette notion qui vient donner un contenu
nouveau au vieil impératif « se soucier de soi »,
notion nouvelle que j'avais commencé à débrouiller
la dernière fois : c'est la notion de conversion à soi-même.
Il faut que le sujet tout entier se tourne vers lui-même
et se consacre à lui-même : eph'heauton epistrephein,
eis heauton anakhôrein, ad se recurrere, ad se redire, in
se recedere, se reducere in tutum (retourner à soi, revenir à soi,
faire retour sur soi, etc.). Bon, vous avez là tout un lot
d'expressions que vous trouvez en latin et en grec, et qui, je
crois, doivent être retenues à cause au moins de deux
de leurs composantes essentielles.
Premièrement, dans toutes ces expressions vous avez l'idée
d'un mouvement réel, mouvement réel du sujet par
rapport à lui-même. Il ne s'agit plus simplement,
comme dans l'idée, si vous voulez, « nue » du
souci de soi, de faire attention à soi-même, ou de
porter son regard sur soi-même, ou de rester éveillé et
vigilant par rapport à soi-même. Il s'agit réellement
d'un déplacement, d'un certain déplacement - sur
la nature duquel il va falloir s'interroger - du sujet par rapport à lui-même.
Il doit, lui, le sujet, aller vers quelque chose qui est lui-même.
Déplacement, trajectoire, effort, mouvement : tout ceci
doit être retenu dans cette idée d'une conversion à soi.
Et,
deuxièmement, dans cette idée d'une conversion à soi,
vous avez le thème du retour, lui aussi thème important,
difficile, peu clair, ambigu. Qu'est-ce que veut dire retourner à soi
? Quel est ce cercle, cette boucle, ce repli que l'on doit opérer à l'égard
de quelque chose, quelque chose qui pourtant ne vous est pas donné,
car il vous est au mieux promis au terme même de votre vie
?
Déplacement et retour - déplacement du sujet vers
lui-même et retour de soi sur soi -, ce sont ces deux éléments
qu'il faut essayer de débrouiller. Et je crois (enfin ça, à titre
de notation un peu marginale) qu'il y a une métaphore qui
revient très souvent à propos de cette conversion à soi
et du retour à soi, métaphore qui est significative
et sur laquelle il faudra sans doute revenir.
C'est
la métaphore de la navigation, métaphore de
la navigation qui comporte plusieurs éléments. Premièrement
: l'idée, bien entendu, d'un trajet, d'un déplacement
effectif d'un point à un autre.
Deuxièmement, la métaphore de la navigation implique
que ce déplacement se dirige vers un certain but, qu'il
a un objectif. Ce but, cet objectif, c'est le port, le havre, en
tant que lieu de sûreté où on est à l'abri à l'égard
de tout.
Dans
cette même idée de navigation, vous trouvez
le thème que le port vers lequel on tend - eh bien, c'est
le port d'attache, c'est celui où l'on retrouve son lieu
d'origine, sa patrie. La trajectoire vers soi aura toujours quelque
chose d'odysséen.
Quatrième idée que vous trouvez liée à cette
métaphore de la navigation, c'est que, pour revenir jusqu'au
port d'attache et si on désire si fort arriver en ce lieu
de sûreté, c'est que la trajectoire en elle-même
est dangereuse. Tout au long de ce trajet on est affronté à des
risques, risques imprévus qui peuvent compromettre votre
itinéraire ou même vous perdre. Par conséquent,
cette trajectoire sera bien celle qui vous conduit jusqu'au lieu
de salut, à travers un certain nombre de dangers, connus
et peu connus, connus et mal connus, etc.
Enfin,
toujours dans cette idée de la navigation, je crois
qu'il faut retenir cette idée que cette trajectoire à mener
ainsi vers le port, le port du salut à travers les dangers,
implique, pour être menée à bien et pour parvenir
jusqu'à son objectif, un savoir, une technique, un art.
Savoir complexe, à la fois théorique et pratique
; savoir conjectural aussi, qui est un savoir tout proche, bien
sûr, du pilotage.
L'idée du pilotage comme art, comme technique à la
fois théorique et pratique, nécessaire à l'existence,
c'est une idée qui est, je crois, importante et qui mériterait éventuellement
d'être analysée d'un peu près, dans la mesure
où vous voyez au moins trois types de techniques qui sont
très régulièrement référés à ce
modèle du pilotage : premièrement, la médecine
; deuxièmement, le gouvernement politique ; troisièmement,
la direction et le gouvernement de soi-même.
Ces
trois activités (guérir, diriger les autres,
se gouverner soi-même) sont très régulièrement,
dans la littérature grecque, hellénistique et romaine,
référées à cette image du pilotage.
Et je crois que cette image du pilotage découpe assez bien
un type de savoir et de pratiques entre lesquels les Grecs et les
Romains reconnaissaient une parenté certaine, et pour lesquels
ils essayaient d'établir une tekhnê (un art, un système
réfléchi de pratiques référé à des
principes généraux, à des notions et à des
concepts) : le Prince, en tant qu'il doit gouverner les autres,
se gouverner lui-même, guérir les maux de la cité,
les maux des citoyens, ses propres maux ; celui qui se gouverne
comme on gouverne une cité, en guérissant ses propres
maux ; le médecin, qui a à donner ses avis non seulement
sur les maux du corps, mais sur les maux de l'âme des individus.
Enfin
vous voyez, vous avez là tout un paquet, tout un
ensemble de notions dans l'esprit des Grecs et des Romains qui
relèvent, je crois, d'un même type de savoir, d'un
même type d'activité, d'un même type de connaissance
conjecturale. Et je pense qu'on pourrait retrouver toute l'histoire
de cette métaphore pratiquement jusqu'au XVIe siècle,
où précisément la définition d'un nouvel
art de gouverner, centré autour de la raison d'Etat, distinguera,
alors d'une façon radicale, gouvernement de soi/médecine/gouvernement
des autres - non sans d'ailleurs que cette image du pilotage, vous
le savez bien, reste liée à l'activité, activité qui
s'appelle justement activité de gouvernement.
Bref,
en tout ceci vous voyez que, dans cette pratique du soi, telle
qu'elle apparaît et se formule dans les derniers siècles
de l'ère dite païenne et les premiers siècles
de l'ère chrétienne, le soi apparaît au fond
comme le but, le bout d'une trajectoire incertaine, et éventuellement
circulaire, qui est la trajectoire dangereuse de la vie.
Je
crois qu'il faut bien comprendre l'importance historique que
peut avoir cette figure prescriptive du retour à soi, et
surtout sa singularité dans la culture occidentale. Parce
que si on trouve, d'une façon assez claire, assez évidente,
ce thème prescriptif du retour à soi à l'époque
dont je vous parle, il ne faut pas oublier deux choses.
D'abord
que dans le christianisme, comme axe principal de la spiritualité chrétienne,
on va trouver, je crois, un rejet, un refus, qui a ses ambiguïtés,
bien sûr, de ce thème du retour à soi. L'ascétisme
chrétien a tout de même pour principe fondamental
que la renonciation à soi constitue le moment essentiel
de ce qui va nous permettre d'accéder à l'autre vie, à la
lumière, à la vérité et au salut. On
ne peut pas se sauver si on ne renonce pas à soi. Ambiguïté,
difficulté, bien sûr - sur lesquelles il faudra revenir
- de cette recherche du salut de soi qui a pour condition fondamentale
la renonciation à soi. Mais enfin, je crois que c'est là un
des axes fondamentaux de l'ascétisme chrétien que
cette renonciation à soi.
Quant à la mystique chrétienne, vous savez bien
qu'elle aussi est, sinon entièrement commandée, épuisée,
au moins traversée par le thème du soi s'abîmant
en Dieu et perdant son identité, son individualité,
sa subjectivité dans la forme du soi, par un rapport privilégié et
immédiat à Dieu. Donc, si vous voulez, je crois que
dans tout le christianisme le thème du retour a soi a été beaucoup
plus un thème adverse qu'un thème effectivement repris
et inséré dans la pensée chrétienne.
Deuxièmement, je crois qu'il faut aussi remarquer que le
thème du retour à soi a sans doute été, à partir
du XVIe siècle, un thème récurrent dans la
culture « moderne ». Mais je crois qu'on ne peut pas
ne pas être frappé, aussi, du fait que ce thème
du retour à soi a été au fond reconstitué -
mais par fragments, par bribes - dans une série d'essais
successifs qui ne se sont jamais organisés sur un mode aussi
global et continu que dans l'Antiquité hellénistique
et romaine.
Jamais
le thème du retour à soi n'a été dominant
chez nous comme il a pu l'être à l'époque hellénistique
et romaine. Bien sûr, vous trouvez au XVIe siècle
toute une éthique de soi, toute une esthétique aussi
de soi, qui est d'ailleurs très explicitement référée à celle
qu'on trouvait chez les auteurs grecs et latins dont je vous parle.
Je pense qu'il faudrait relire Montaigne dans cette perspective-là,
comme une tentative de reconstituer une esthétique et une éthique
du soi.
Je
pense qu'on pourrait aussi reprendre l'histoire de la pensée
au XIXe siècle un peu dans cette perspective. Et alors,
là, les choses seraient beaucoup plus compliquées,
sans doute, beaucoup plus ambiguës et contradictoires. Mais
on peut relire tout un pan de la pensée du XIXe siècle
comme la tentative difficile, une série de tentatives difficiles
pour reconstituer une éthique et une esthétique du
soi.
Que
vous preniez, par exemple, Stirner, Schopenhauer, Nietzsche,
le dandysme, Baudelaire, l'anarchie, la pensée anarchiste,
etc., vous avez là toute une série de tentatives
tout à fait différentes les unes des autres bien
sûr, mais qui, je crois, sont toutes plus ou moins polarisées
par la question : est-ce qu'il est possible de constituer, reconstituer
une esthétique et une éthique du soi ? A quel prix,
dans quelles conditions ? Ou est-ce que l'éthique et l'esthétique
du soi ne doivent pas, finalement, s'inverser dans le refus systématique
du soi (comme chez Schopenhauer) ?
Enfin
il y aurait là, je crois, toute une question, toute
une série de problèmes qui pourraient être
soulevés. En tout cas, ce que je voudrais vous signaler,
c'est tout de même que, quand on voit aujourd'hui la signification,
ou plutôt l'absence quasi totale de signification, qu'on
donne à des expressions, pourtant très familières
et qui ne cessent de parcourir notre discours, comme : revenir à soi,
se libérer, être soi-même, être authentique,
etc., quand on voit l'absence de signification et de pensée
qu'il y a dans chacune de ces expressions aujourd'hui employées,
je crois qu'il n'y a pas à être bien fier des efforts
que l'on fait maintenant pour reconstituer une éthique du
soi.
Et
peut-être dans cette série d'entreprises pour
reconstituer une éthique du soi, dans cette série
d'efforts, plus ou moins arrêtés, figés sur
eux-mêmes, et dans ce mouvement qui nous fait maintenant à la
fois nous référer sans cesse à cette éthique
du soi, sans jamais lui donner aucun contenu, je pense qu'il y
a à soupçonner quelque chose qui serait une impossibilité à constituer
aujourd'hui une éthique du soi, alors que c'est peut-être
une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable,
que de constituer une éthique du soi, s'il est vrai après
tout qu'il n'y a pas d'autre point, premier et ultime, de résistance
au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi.
Si
vous voulez, en d'autres termes, ce que je veux dire c'est ceci
: si on prend la question du pouvoir, du pouvoir
politique,
en la replaçant dans la question plus générale
de la gouvernementalité - gouvernementalité entendue
comme un champ stratégique de relations de pouvoir, au sens
plus large du terme et pas simplement politique -, donc, si on
entend par gouvemementalité un champ stratégique
de relations de pouvoir, dans ce qu'elles ont de mobile, de transformable,
de réversible, je crois que la réflexion sur cette
notion de gouvemementalité ne peut pas ne pas passer, théoriquement
et pratiquement, par l'élément d'un sujet qui serait
défini par le rapport de soi à soi. Alors que la
théorie du pouvoir politique comme institution se réfère
d'ordinaire à une conception juridique du sujet de droit,
il me semble que l'analyse de la gouvernementalité - c'est-à-dire
: l'analyse du pouvoir comme ensemble de relations réversibles
- doit se référer à une éthique du
sujet défini par le rapport de soi à soi. Ce qui
veut dire tout simplement que, dans le type d'analyse que j'essaie
de vous proposer depuis un certain temps, vous voyez que : relations
de pouvoir-gouvernementalité-gouvernement de soi et des
autres-rapport de soi à soi, tout cela constitue une chaîne,
une trame, et que c'est là, autour de ces notions, que l'on
doit pouvoir, je pense, articuler la question de la politique et
la question de l'éthique.
Michel Foucault
Liens
brisés
© Gallimard,
Le Seuil
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