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1999-2018

 

Où s'arrête la nature ? Où commence la culture ?

par Philippe Descola

Extrait de la leçon inaugurale au Collège de France du 29 mars 2001

 

L'anthropologie n'a cessé de se confronter au problème des rapports de continuité et de discontinuité entre la nature et la culture, un problème dont on a souvent dit qu'il constituait le terrain d'élection de cette forme originale de connaissance. C'est ce mouvement que nous entendons poursuivre, mais en lui donnant un infléchissement dont l'intitulé de la chaire offre déjà comme une préfiguration. En apparence, en effet, l'anthropologie de la nature est une sorte d'oxymore puisque, depuis plusieurs siècles en Occident, la nature se caractérise par l'absence de l'homme, et l'homme par ce qu'il a su surmonter de naturel en lui. Cette antinomie nous a pourtant paru suggestive en ce qu'elle rend manifeste une aporie de la pensée moderne en même temps qu'elle suggère une voie pour y échapper.

En postulant une distribution universelle des humains et des non-humains dans deux domaines ontologiques séparés, nous sommes d'abord bien mal armés pour analyser tous ces systèmes d'objectivation du monde où une distinction formelle entre la nature et la culture est absente. La nature n'existe pas comme une sphère de réalités autonomes pour tous les peuples, et ce doit être la tâche de l'anthropologie que de comprendre pourquoi et comment tant de gens rangent dans l'humanité bien des êtres que nous appelons naturels, mais aussi pourquoi et comment il nous a paru nécessaire à nous d'exclure ces entités de notre destinée commune. Brandie de façon péremptoire comme une propriété positive des choses, une telle distinction paraît en outre aller à l'encontre de ce que les sciences de l'évolution et de la vie nous ont appris de la continuité phylétique des organismes, faisant ainsi bon marché des mécanismes biologiques de toute sorte que nous partageons avec les autres êtres organisés. Notre singularité par rapport au reste des existants est relative, tout comme est relative aussi la conscience que les hommes s'en font.

Il suffit, pour s'en convaincre, de voir les difficultés que la pensée dualiste affronte lorsqu'elle doit répartir les pratiques et les phénomènes dans des compartiments étanches, difficultés que révèle bien le langage commun. Ainsi, pour désigner les rapports entre la nature et la culture, nombreux sont les termes qui, empruntant au vocabulaire des techniques ou à celui de l'anatomie, mettent l'accent tantôt sur la continuité - articulation, jointure, suture ou couplage -, tantôt sur la discontinuité - coupure, fracture, césure ou rupture -, comme si les limites de ces deux domaines étaient nettement démarquées et que l'on pouvait, en conséquence, les séparer en suivant un pli préformé ou les rabouter l'un à l'autre comme deux morceaux d'un assemblage. Chacun sait pourtant qu'il s'agit là d'une fiction, tant se croisent et se déterminent mutuellement les contraintes universelles du vivant et les habitudes instituées, la nécessité où les hommes se trouvent d'exister comme des organismes dans des milieux qu'ils n'ont façonnés qu'en partie et la capacité qui leur est offerte de donner à leurs interactions avec les autres entités du monde une myriade de significations particulières.

Où s'arrête la nature et où la culture commence-t-elle lorsque je prends un repas, lorsque j'identifie un animal par son nom ou lorsque je cherche le tracé des constellations dans la voûte céleste ? Bref, pour reprendre une image d'Alfred Whitehead, « les bords de la nature sont toujours en lambeaux ».

Est-il du ressort de l'anthropologie d'ourler patiemment cette guenille afin qu'elle présente partout le rebord lisse qui permettrait d'y raccorder, comme autant de tissus bigarrés, les milliers de cultures que nous avons remisées dans nos bibliothèques ? Aurait-elle pour mission de tailler dans la diversité des expériences du monde des pièces de même format, car découpées selon un patron unique, afin de les disposer sur le grand lé de la nature où, par contraste avec l'unité de leur support comme avec le bariolage de couleurs, de motifs et de textures que leur juxtaposition souligne, chacune d'entre elles révélerait tout à la fois son caractère distinctif vis-à-vis de ses voisines et la similitude plus profonde qui les unit dans la différence qu'elles exhibent toutes ensemble par rapport au fond sur lequel elles se détachent ?

Telle n'est pas notre conviction ; mais c'est bien ainsi, pourtant, que l'anthropologie a longtemps conçu sa tâche. Sous couvert d'un relativisme de méthode, respectueux en apparence de la diversité des façons de vivre la condition humaine et récusant par principe des hiérarchies de valeurs et d'institutions par trop arrimées aux étalons proposés par l'Occident moderne, un universalisme clandestin régnait sans partage, celui d'une nature homogène dans ses frontières, ses effets et ses qualités premières. Le casse-tête de la disparité des usages et des moeurs en devenait moins formidable puisque chaque culture pouvait, dès lors, être traitée comme un point de vue singulier, quoique généralement taxé d'erroné, sur un ensemble de phénomènes dont l'évidence têtue ne pouvait que s'imposer à tous, comme une manière particulière de s'accommoder avec un bloc de réalités et de déterminations objectives dont nous aurions été les premiers à soupçonner qu'il existât hors de toute intention humaine et les seuls à tenter d'en dégager les propriétés véritables. D'où l'alternative impossible que l'anthropologie a trouvée dans son berceau : soit renvoyer la gamme des comportements humains à des fonctions biologiques ou écologiques que le masque de la culture obscurcirait aux yeux de ceux qui en sont les jouets, soit poser que l'action de la nature se déploie toujours dans les termes de la culture, que celle-là ne nous est accessible qu'au travers des filtres que celle-ci impose, et donner ainsi tout pouvoir à l'ordre symbolique de faire advenir le monde physique à la réalité pour soi.

On sait les difficultés qu'un tel dilemme engendre. Qu'il se présente sous la forme ancienne d'une quelconque théorie des besoins ou sous les avatars plus récents de la sociobiologie, du matérialisme écologique ou de la psychologie évolutionniste, le monisme naturaliste n'explique rien car, en matière de pratiques instituées, la connaissance d'une fonction ne permet pas de rendre compte de la spécificité des for- mes au moyen desquelles elle s'exprime, si tant est même, du reste, qu'un tel finalisme soit plausible dans l'ordre des phénomènes purement biologiques. Le culturalisme radical n'est guère mieux loti, qui se voit contraint de prendre un appui subreptice sur un point fixe qu'il avait pourtant évacué de ses prémisses : si la nature est une construction culturelle dont chaque peuple proposerait sa variante, alors il faut bien que, derrière le palimpseste des interprétations et des gloses, transparaisse en quelque manière le texte original dans lequel chacun aurait puisé. Dire que la nature n'existe que pour autant qu'elle est chargée de sens et transfigurée en autre chose qu'elle-même suppose que ce sens contingent soit donné à un pan du réel qui n'ait pas de sens intrinsèque, qu'une factualité têtue puisse être constituée en représentation, que la fonction symbolique ait quelque ancrage dans un référent phénoménal ultime, garant de notre commune humanité et protection contre le cauchemar du solipsisme.

Sans qu'on y prenne garde, était ainsi étendue à l'échelle de l'humanité une distinction entre la nature et la culture qui apparaît pourtant tardivement dans l'épistémé occidentale, une distinction dont Claude Lévi-Strauss disait fort justement qu'elle ne saurait offrir de valeur que méthodologique, mais qui, une fois érigée en ontologie universelle par une sorte de prétérition nonchalante, condamnait tous les peuples qui en ont fait l'économie à ne présenter que des préfigurations maladroites ou des tableaux fallacieux de la véritable organisation du réel tel que les modernes en aurait établi les canons. Le foisonnement des états pratiques du monde pouvait alors se réduire à des différences dites culturelles, tout à la fois émouvants témoignages de l'inventivité déployée par les non-modernes dans leurs tentatives d'objectiver à leur manière la cosmologie qui nous est propre, symptômes patents de leur échec en la matière, et justifications de notre prétention à les soumettre à une forme inversée de cannibalisme : non pas, comme jadis en Amérique du Sud, l'incorporation physique de l'identité d'autrui comme condition d'un point de vue sur soi, mais la dissolution du point de vue d'autrui sur lui-même dans le point de vue de soi sur soi.

Il est temps que l'anthropologie conteste un tel héritage et qu'elle jette sur le monde un regard plus émancipé, nettoyé d'un voile dualiste que le mouvement des sciences de la nature et de la vie a rendu en partie désuet, et qui fut à l'origine de maintes distorsions pernicieuses dans l'appréhension des peuples dont les usages différaient par trop des nôtres. L'analyse des interactions entre les habitants du monde ne peut plus se cantonner aux seules institutions régissant la société des hommes, ce club de producteurs de normes, de signes et de richesses où les non-humains ne sont admis qu'à titre d'accessoires pittoresques pour décorer le grand théâtre dont les détenteurs du langage monopolisent la scène. Bien des sociétés dites primitives nous invitent à un tel dépassement, elles qui n'ont jamais songé que les frontières de l'humanité s'arrêtaient aux portes de l'espèce humaine, elles qui n'hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux. L'anthropologie est donc confrontée à un défi formidable : soit disparaître avec une forme épuisée d'anthropocentrisme, soit se métamorphoser en repensant son domaine et ses outils de manière à inclure dans son objet bien plus que l'anthropos, toute cette collectivité des existants liée à lui et longtemps reléguée dans une fonction d'entourage. C'est en ce sens, volontiers militant nous le concédons, que l'on peut parler d'une anthropologie de nature.


Philippe DESCOLA

 

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