La
plainte et le corps
Le Monde, 13.10.1978 Gilles DELEUZE.
PHILOSOPHE et psychanalyste, Pierre Fédida publie l'Absence
(Ed. Gallimard), après le Concept et la Violence (10-18)
et Corps du vide et espace de séance (Delarge). L'Absence
n'est ni un livre traditionnel, ni un recueil d'articles. Ce serait
plutôt une sélection sur le travail d'une vie. Que
Fédida soit jeune n'empêche pas qu'il puisse mesurer
son travail à l'étendue d'une vie en cours, et qu'il
opère une sorte d'approfondissement vital, à la
manière d'un arbre. Justement Fédida a de belles
pages étranges sur le rapport de l'écriture avec
le bois, avec la menuiserie, avec la table. Au mobilier psychanalytique
qui était un peu pauvre, fauteuil et divan, Fédida
ajoute la table comme élément conducteur actif.
Une table massive, meuble de l'intersubjectivité.
C'est qu'un des projets principaux de Fédida est d'élever
la psychanalyse à l'état de théorie et de
pratique de l'intersubjectivité. Il ne s'agit pas de faire
une psychologie du psychanalyste et du psychanalysé, et
de leur relation, mais de construire une structure d'intersubjectivité
qui serait comme la condition de droit de la psychanalyse. Et
la grande nouveauté du livre de Fédida, c'est cette
invention de toutes sortes de concepts-inter, qui marquent ce
qui est " entre ", ce qui n'est ni " l'un "
ni " l'autre ", mais au milieu, en intermédiaire,
en messager, en intermezzo : non plus l'autre scène, mais
l'entre-deux séances, avec le temps et l'espace propres
de l'intersubjectif. Si Fédida a subi les influences de
la phénoménologie et de l'analyse existentielle
(non seulement Husserl, mais Binswanger, Henri Maldiney), c'est
parce qu'il y a trouvé la première grande tentative
d'une théorie de l'intersubjectivité comme champ
transcendantal. Et nous croyons que tous les inter-concepts créés
par Fédida dans ce livre sont de nature à renouveler
la pensée psychanalytique.
En effet, si l'on accepte ce point de départ : l'intersubjectivité
comme champ original, premier par rapport aux sujets qui le peuplent
et aux objets qui le meublent - la tâche devient ceci :
donner à l'objet et au sujet un statut nouveau, puisque
ce statut doit découler d'une intersubjectivité
première, et non l'inverse. C'est ce que Fédida
fait, en construisant une notion très belle, celle d'objeu
(dont il emprunte le nom à Ponge). En second lieu, les
rapports du sujet avec le corps découleront eux-mêmes
de l'intersubjectif ; ou plutôt les troubles dits psychosomatiques,
qui marquent précisément la variation de ces rapports,
découleront des troubles cachés de l'intersubjectivité.
De tels troubles se présentent sous la forme de la plainte,
et comme autant de plaintes. Fédida fait en ce sens le
tableau des trois grandes plaintes antiques qui reprennent aujourd'hui
une importance moderne décisive : la plainte mélancolique,
la plainte hypocondriaque, la plainte dépressive. Nos trois
fléaux. Toute la psychanalyse bascule quand elle n'est
plus sous le régime névrotique de la demande, mais
sous celui de la plainte psychosomatique, y compris la plainte
du psychanalyste. Et c'est bien à une nouvelle compréhension
de tout ce domaine, de l'intersubjectif au psychosomatique, que
Fédida nous convie, dans ce livre passionnant, exceptionnel.
GILLES DELEUZE.
Quelle
Europe veut-on construire ?
Le Monde| 18.10.1984 | François CHATELET (*) Gilles DELEUZE
(*) et Félix GUATTARI (**)
LES extraditions et les expulsions des Basques réfugiés
en France entraînent une fêlure grave, peut-être
irréversible, dans la confiance que nous portions, malgré
toutes les incertitudes, au gouvernement de François Mitterrand.
Plus graves que les faits et les circonstances de cette affaire,
nous paraissent être la légèreté et
l'inconsistance, pour ne pas dire le cynisme, des arguments sur
lesquels on a tenté de les fonder.
Jusqu'alors l'asile politique était considéré
comme un droit fondamental. En cela notre pays se distinguait
de nombreuses autres puissances qui ne le reconnaissent pas, ou
seulement sur le papier. La question de la gravité des
crimes, tels que les qualifient les pays demandeurs d'extraditions,
ne saurait entrer en ligne de compte.
Importent seulement : 1) le caractère politique de l'imputation
; 2) le fait qu'aucune activité délictueuse ne puisse
être retenue contre les personnes concernées au sein
du pays d'accueil. Que l'on ait pu mettre ce droit d'asile dans
la balance d'une tractation interétatique porte loin. Qu'on
l'ait fait, de surcroît, au nom de l'Europe et de la démocratie
va décidément trop loin.
Nous tenons à souligner, malgré la confusion entretenue
sur ce point par les médias, que les seuls troubles auxquels
les réfugiés basques ont été mêlés
en France sont les assassinats et les tentatives d'assassinat
dont ils furent victimes ; les agissements des commandos militaires
ou policiers venus d'Espagne, des hommes de main qui s'attaquaient
aux réfugiés, font douter du caractère démocratique
de la justice espagnole qu'on invoque pour justifier les extraditions.
Et jusqu'à ce jour aucune enquête n'a abouti, concernant
ces commandos d'extrême droite.
Quelle Europe entend-on construire avec de tels procédés
? Celle des libertés ou celle du contrôle social
et de la sécurité érigés en culte
suprême ? L'Europe des dissertations internationales est
une chose ; l'Europe des réalités concrètes
en est une autre. La liberté de mouvement dans l'espace
européen sans crainte d'être interpellé à
tout moment par une justice tutélaire ; la préservation
de la mosaïque des idées, des convictions et des particularismes
; le refuge et même une forme de " pardon conditionnel
" pour des crimes et des aberrations politiques (étant
répété que rien ne saurait être toléré
contre les lois du pays d'accueil) : voilà l'exercice d'éthique
politique auquel nous convions le gouvernement socialiste à
rester fidèle.
Les signataires de ce texte s'engagent à s'opposer à
toute expulsion ou extradition d'homme ou de femme ayant explicitement
demandé l'asile politique en France. Dans l'immédiat,
ils s'opposent à l'extradition de Linaza Etcheverria et
des autres personnes dont Madrid s'apprête à réclamer
l'extradition.
(*) Philosophes. (**) Psychanalyste.
FRANÇOIS CHATELET (*) GILLES DELEUZE (*) et FÉLIX
GUATTARI (**)
LES
GÊNEURS
Le Monde| 07.04.1978 Gilles DELEUZE
POURQUOI les Palestiniens seraient-ils des " interlocuteurs
valables " puisqu'ils n'ont pas de pays ? Pourquoi auraient-ils
un pays, puisqu'on le leur a ôté ? On ne leur a jamais
donné d'autre choix que de se rendre sans conditions. On
ne leur propose que la mort. Dans la guerre qui les oppose à
Israël, les actions d'Israël sont considérées
comme des ripostes légitimes (même si elles paraissent
disproportionnées), tandis que celles des Palestiniens
sont exclusivement traitées de crimes terroristes. Et un
mort arabe pas la même mesure ni le même poids qu'un
mort israélien.
Israël n'a pas cessé depuis 1969 de bombarder et de
mitrailler le Sud-Liban. Il a reconnu explicitement que l'invasion
récente de ce pays était non pas une riposte à
l'action du commando de Tel-Aviv (trente mille soldats contre
onze terroristes), mais le couronnement prémédité
de toute une série d'opérations dont il se réservait
l'initiative. Pour une " solution finale " du problème
palestinien, Israël peut compter sur une complicité
presque unanime ces autres États, avec des nuances et des
restrictions diverses. Les Palestiniens, gens sans terre ni État,
sont des gêneurs pour tout le monde. Ils ont beau recevoir
des armes et de l'argent de certains pays, ils savent ce qu'ils
disent quand ils déclarent qu'ils sont absolument seuls.
Les combattants palestiniens disent aussi qu'ils viennent de remporter
une certaine victoire. Ils n'avaient laissé au Sud-Liban
que des groupes de résistance, qui semblent avoir fort
bien tenu. En revanche, l'invasion israélienne a frappé
aveuglément les réfugiés palestiniens, les
paysans libanais, tout un peuple de cultivateurs pauvres. Des
destructions de villages et de villes, des massacres de civils,
sont confirmés ; l'emploi de bombes à billes est
signalé de plusieurs côtés. Cette population
du Sud-Liban n'a pas cessé depuis plusieurs années
de partir et de revenir, en perpétuel exode, sous les coups
de force israéliens dont on ne voit pas très bien
ce qui les distingue d'actes terroristes. L'escalade actuelle
a jeté sur les chemins deux cent mille personnes sans abri.
L'État d'Israël applique au Sud-Liban la méthode
qui a fait ses preuves en Galilée et ailleurs en 1948 :
il " Palestine " le Sud-Liban.
Les combattants palestiniens sont issus des réfugiés.
Israël ne prétend vaincre les combattants qu'en faisant
des milliers d'autres réfugiés, d'où naîtront
de nouveaux combattants.
Ce ne sont pas seulement nos rapports avec le Liban qui nous font
dire : l'État d'Israël assassine un pays fragile et
complexe. Il y a aussi un autre aspect. Le modèle Israël-Palestine
est déterminant dans les problèmes actuels du terrorisme,
même en Europe. L'entente mondiale des États, l'organisation
d'une police et d'une juridiction mondiales, telles qu'elles se
préparent, débouchent nécessairement sur
une extension où de plus en plus de gens seront assimilés
à des " terroristes " virtuels. On se trouve
dans une situation analogue à celle de la guerre d'Espagne,
lorsque l'Espagne servit de laboratoire d'expérimentation
pour un avenir plus terrible encore.
Aujourd'hui, c'est l'État d'Israël qui mène
l'expérimentation. Il fixe un modèle de répression
qui sera monnayé dans d'autres pays, adapté à
d'autres pays. Il y a une grande continuité dans sa politique.
Israël a toujours considéré que les résolutions
de l'ONU qui le condamnaient verbalement lui donnaient en fait
raison. L'invitation à quitter des territoires occupés,
il l'a transformée en devoir d'y installer des colonies.
Actuellement il considère que l'envoi de la force internationale
au Sud-Liban est excellent... à condition que celle-ci
se charge à sa place de transformer la région en
une zone de police ou en désert contrôlé.
C'est un curieux chantage, dont le monde entier ne sortira que
s'il y a une pression suffisante pour que les Palestiniens soient
enfin reconnus pour ce qu'ils sont, des " interlocuteurs
valables ", puisque dans un état de guerre dont ils
ne sont certes pas responsables.
Gilles DELEUZE
Le
pire moyen de faire l'Europe
Le Monde| 02.11.1977 Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI (*)
LE gouvernement allemand a demandé l'extradition de Me
Croissant. La chambre d'accusation française doit examiner
l'affaire le 2 novembre. Pourquoi ce jugement sera-t-il un événement
d'une immense importance ?
Le gouvernement allemand a envoyé un premier dossier, puis
multiplie les nouveaux envois. Il reproche d'abord à Klaus
Croissant de s'être conduit en avocat, c'est-à-dire
d'avoir fait connaître l'état de détention
des prisonniers de Stuttgart, leurs grèves de la faim,
les risques d'assassinat qui pesaient sur eux, les motifs de leurs
actes. Il reproche ensuite à Klaus Croissant d'avoir été
en relation avec des terroristes ou de présumés
terroristes (on en disait autant des avocats français du
F.L.N.). Peut-on penser que le gouvernement français a
signalé au gouvernement allemand l'inanité du premier
dossier, et que le gouvernement allemand envoie en hâte
d'autres pièces opérant tous les amalgames possibles
?
Et, pourtant, si la décision de la chambre d'accusation
doit avoir une telle importance, ce n'est pas seulement parce
que les motifs d'extradition invoqués semblent être
politiques, et même d'opinion. Ce n'est pas seulement, non
plus, parce que l'extradition de Klaus Croissant, dans les conditions
actuelles, reviendrait à le livrer à un pays dont
le régime juridique est devenu d'exception, et où
il risquerait en prison une élimination rapide (qu'arriverait-il
à Croissant si de nouvelles actions terroristes se faisaient
en Allemagne ?).
Ce serait déjà suffisant, mais il y a encore autre
chose. En fonction des événements récents,
le gouvernement allemand a acquis une position de force par rapport
aux autres gouvernements d'Europe, et même par rapport à
certains gouvernements d'Afrique. Il est en situation de sommer
les gouvernements de s'aligner sur sa politique de répression
très particulière, ou de laisser opérer sa
police sur leur propre sol (cf. demande aux aéroports de
Barcelone, d'Alger, de Dakar, etc.). Il donne des leçons
aux autres gouvernements ; bizarrement, seule l'Italie est momentanément
épargnée, peut-être à cause de l'affaire
Kappler. La presse allemande est en situation de faire reproduire
ses articles par des journaux français, qui les recopient
sans le dire : France-Soir comme édition provinciale du
groupe Springer ; proposition de d'Ormesson dans le Figaro sur
la nécessité de riposter à chaque acte de
terrorisme en assassinant les détenus dont la libération
serait réclamée. Une conspiration du silence se
fait sur les deux survivantes, du Boeing et de Stuttgart, dont
les déclarations seraient pourtant des éléments
essentiels à toute enquête.
Bref, l'Allemagne de l'Ouest est en état d'exporter son
modèle judiciaire, policier et " informant ",
et de devenir l'organisateur qualifié de la répression
et de l'intoxication dans les autres pays. C'est dans ce contexte
que la décision de la chambre d'accusation prendra toute
son importance. Si elle donnait l'autorisation d'extrader Me Croissant,
elle abandonnerait sa jurisprudence récente, et favoriserait,
du même coup, bon gré mal gré, l'importation
du modèle étatique et judiciaire allemand.
En Allemagne, le gouvernement et la presse font tout pour suggérer
que les prisonniers de Stuttgart se sont tués, " comme
" certains dirigeants nazis le firent : par fidélité
à un choix démoniaque, par désespoir de gens
qui ont perdu la partie et se sont mis au ban de la société.
On parle, d'une manière imbécile, de " drame
wagnérien ". En même temps, le gouvernement
allemand prend figure de tribunal de Nuremberg. Même des
journaux de gauche en France suivent, et se demandent si Baader
est le fils d’Hitler, ou bien celui de Schleyer lui-même.
Quitte à chercher des filiations, il serait plus simple
de rappeler que la question de la violence, et même du terrorisme,
n'a pas cessé d'agiter le mouvement révolutionnaire
et ouvrier depuis le siècle dernier, sous des formes très
diverses, comme réponse à la violence impérialiste.
Les mêmes questions se posent aujourd'hui en rapport avec
les peuples du tiers-monde, dont Baader et son groupe se réclamaient,
considérant l'Allemagne comme un agent essentiel de leur
oppression. Les détenus de Stuttgart n'étaient pas
des hommes de pouvoir fascistes, ni des hommes poussant au fascisme
par provocation. Le gouvernement allemand n'est pas plus un tribunal
de Nuremberg, et la chambre française n'est pas une sous-section
de ce tribunal. Me Croissant ne doit pas être victime d'accusations
sans preuves, ni de la campagne de presse actuelle.
Trois choses nous inquiètent immédiatement : la
possibilité que beaucoup d'hommes de gauche allemands,
dans un système organisé de délation, voient
leur vie devenir intolérable en Allemagne, et soient forcés
de quitter leur pays. Inversement, la possibilité que Me
Croissant soit livré, renvoyé en Allemagne où
il risque le pire, ou bien, simplement expulsé dans un
pays de son " choix " qui ne l'accepterait pas davantage.
Enfin, la perspective que l'Europe entière passe sous ce
type de contrôle réclamé par l'Allemagne.
(*) Membres du Comité de liaison contre la répression.
GILLES DELEUZE et FÉLIX GUATTARI (*)
À
PROPOS DE " L'OMBRE DES ANGES " Des cinéastes,
des critiques et des intellectuels protestent contre les atteintes
à la liberté d'expression Point de vue Le juif riche
Le Monde| 18.02.1977 Gilles DELEUZE
LE film de Daniel Schmid, l'Ombre des anges, qui sortait à
Paris dans deux salles (Mac-Manon et Saint-André-des-Arts)
est accusé d'antisémitisme. L'attaque est double,
comme toujours, puisque des organismes reconnus exigent des coupures
ou réclament l'interdiction, tandis que des groupes anonymes
menacent, font des alertes à la bombe. Il devient très
difficile alors de parler de la beauté, de la nouveauté
et de l'importance de ce film. On aurait l'air de dire : le film
est si beau qu'on peut lui pardonner un peu d'antisémitisme...
Le premier effet de ce système de pression est donc que
non seulement le film risque de disparaître en fait, mais
disparaît déjà en esprit, emporté dans
un problème absolument faux.
Car il y a certainement des films antisémites. Il y en
a d'autres dont on voit qu'ils déplaisent à tel
groupe pour des raisons précises, déterminables.
Ici, au contraire, ce qui marque le franchissement d'un seuil,
c'est l'inanité radicale de l'accusation. On croit rêver.
Il est bien vrai que les mots " le juif riche " sont
souvent prononcés pour désigner un personnage. Que
de tout ce personnage émane un charme explicitement "
voulu " par le film, ce n'est pas sans importance. Schmid
a très bien expliqué un des caractères principaux
de son film : les visages sont comme à côté
des acteurs, et ce qu'ils disent, à côté des
visages. Si bien que le juif riche peut lui-même dire "
le juif riche ". Les acteurs puisent dans un ensemble d'énoncés
et un ensemble de visages, qui commandent une série de
transformations. Les mots " le gnome, le nain " désignent
un inquiétant géant dont tous les gestes et la fonction
sont précisément ceux d'un nain. Les énoncés
nazis, les déclarations antisémites, s'accolent
au personnage anonyme qui les tient vautré sur un lit ;
ou bien viennent dans la bouche de la chanteuse travestie qui
se trouve précisément être un ancien dignitaire
nazi.
Qui sont les personnages, puisqu'il faut bien chercher sur quoi
prétend reposer l'accusation démente d'antisémitisme
? Il y a d'abord la prostituée poitrinaire, fille du dignitaire
nazi. Il y a " le juif riche ", dont la fortune vient
de l'immobilier, et qui parle du métier qu'il fait, expulsions,
destructions, spéculations. Le lien qui se noue entre les
deux vient de ceci : le sentiment d'une grande peur, peur de ce
que le monde va devenir. De cette peur qui les habite, la femme
tire involontairement une force qui trouble tous ceux qui l'approchent,
et qui fait que, quoi qu'elle fasse, si gentille qu'elle soit,
on croit se sentir méprisé par elle. Le juif riche
en tire plutôt une indifférence au destin, comme
une grâce qui le traverse, une distance qui le met déjà
dans un autre monde. Ombres d'anges. Tous deux ont la puissance
de transformation, parce qu'ils ont cette force et cette grâce
(de même la transformation du souteneur). Le " juif
riche " doit sa richesse à un système qui n'est
jamais présenté comme juif, mais comme celui de
la ville, de la municipalité et de la police ; en revanche,
il tient sa grâce d'ailleurs.
La prostituée doit son état à l'écroulement
du nazisme, mais sa force, elle la tient d'ailleurs. Tous deux,
seuls " vivants " vulnérables dans la ville,
dans la Nécropolis. Seul le juif sait qu'il n'est pas méprisé
par la femme ni menacé par sa force. Seule la femme sait
ce qu'est le juif, et d'où vient sa grâce. Elle demande
finalement au juif de la tuer, parce qu'elle est fatiguée,
et n'a plus envie de cette force qui lui semble ne servir à
rien. Lui va voir la police, se fait encore protéger par
elle au nom du système immobilier, mais n'a plus envie
de cette grâce qui devient étrangement maladroite,
incertaine. Voir images sur l'écran : tout cela est le
contenu explicite du film.
Où est l'antisémitisme, où peut-il bien être
? On se frotte les yeux, on cherche. Est-ce le mot " juif
riche " ? D'accord, ce mot est très important dans
le film. Dans les bonnes familles, naguère, on ne devait
pas prononcer le mot " juif ", on disait " Israélite
". Mais c'était justement des familles antisémites.
Et que dire d'un juif qui n'est pas israélite, ni israélien,
ni même sioniste ? Que dire de Spinoza, le philosophe juif,
exclu de la synagogue, fils de riches commerçants, et dont
le génie, la force et le charme n'étaient pas sans
rapport avec ce fait qu'il était juif et se disait juif
? C'est comme si l'on interdisait un mot du dictionnaire : la
Ligue contre l'antisémitisme déclare antisémites
tous ceux qui prononcent le mot " juif " (à moins
que ce ne soit dans les conditions rituelles d'un discours aux
morts). La Ligue refuse-t-elle tout débat public, et se
réserve-t-elle le droit de décider sans aucune explication
de ce qui est antisémite ou non ?
Schmid a dit son intention politique, et le film ne cesse de la
montrer, de la manière la plus simple et la plus évidente.
Le vieux fascisme, si actuel et puissant qu'il soit dans beaucoup
de pays, n'est pas le nouveau problème actuel. On nous
prépare d'autres fascismes Tout un néofascisme s'installe,
par rapport auquel l'ancien fascisme fait figure de folklore (le
chanteur travesti dans le film). Au lieu d'être une politique
et une économie de guerre, le néofascisme est une
entente mondiale pour la sécurité, pour la gestion
d'une " paix " non moins terrible, avec organisation
concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites
angoisses qui font de nous autant de micro-fascistes, chargés
d'étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un
peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma.
" Je n'aime pas les films sur le fascisme des années
30. Le nouveau fascisme est tellement plus raffiné, plus
déguisé. Il est peut-être, comme dans le film,
le moteur d'une société où les problèmes
sociaux seraient réglés, mais où la question
de l'angoisse serait seulement étouffée. "
(1).
Si le film de Schmid est interdit ou empêché, ce
ne sera pas une victoire pour la lutte contre l'antisémitisme.
Mais ce sera bien une victoire pour un néofascisme, et
le premier cas où l'on pourra se dire mais enfin, où
était, ne serait-ce que le prétexte, l'ombre d'un
prétexte ? Quelques-uns se rappelleront la beauté
du film, son importance politique, et la manière dont il
aura été éliminé.
(1) Interview de D. Schmid, le Monde, 3 février 1977.
GILLES DELEUZE
Des
Indiens contés avec amour
Le Monde| 24.11.1972 Gilles DELEUZE.
ON a rarement parlé des Indiens avec autant de tendresse
et de respect. Pierre Clastres fait la chronique de certains groupes
Guayaki du Paraguay, avec lesquels il a vécu de 1963 à
1964. Chronique, c'est à la fois l'histoire individuelle
du Guayaki, de sa naissance à la mort, et l'histoire collective
d'un peuple agonisant que les Paraguayens ont décimé
(réduction de leur territoire, assassinats collectifs,
vols d'enfants). Les femmes préfèrent se faire avorter,
plutôt que d'avoir des enfants qui seront tués ou
volés : il n'y a plus guère de Guayakis. Merveilleux
styliste, Clastres raconte ce que disent et font ces derniers
survivants. Et son style atteint à une sobriété
de plus en plus intense qui en multiplie l'effet, et, ou fil des
pages, fait de ce livre un chef-d’œuvre. D'où
vient la nouveauté si profonde, si secrète d'un
tel livre ?
A la recherche des informateurs
Il n'y a nul appareil de science apparent. Ethnologue, Clastres
sait pourtant faire un diagramme de parenté ou l'analyse
d'un mythe. Mais tel qu'il le présente l'ethnologue apparaît
plutôt dans des situations comiques : par exemple à
la recherche de ses informateurs qui le fuient, fatigués
d'avance des questions qu'il va leur poser (sauf une vieille femme
qui ne court pas assez vite, ou bien les enfants qui veulent des
bonbons). Clastres ne se propose pas de déterminer un ensemble
fonctionnel de la société guayaki, encore moins
de dégager une structure sous-jacente intelligible. L'avertissement
d'Alfred Métraux le poursuit : " Pour pouvoir étudier
une société primitive, il faut qu'elle soit déjà
un peu pourrie ", qu'elle se détraque ou soit détraquée.
Ne parlant pas au nom d'un savoir qui serait toujours décalé
par rapport à la réalité sauvage, Clastres
ne parle pas non plus au nom d'une expérience impossible.
Il ne se prend pas pour un Guayaki. Et son livre n'est pas davantage
un reportage ou un récit de voyage. En vérité
c'est une nouvelle ethnographie, avec un amour, un humour et des
procédés qui se constituent sur place.
La vie du groupe guayaki.
Essayons de dire abstraitement comment Clastres procède.
Il entre dans sa tribu par n'importe quel bout. Et là il
suit la première ligne de conjonction qui se présente
à lui : quels êtres et quelles choses les Guayakis
mettent-ils en conjonction ? Il suit une telle ligne jusqu'au
point où, précisément, les êtres ou
les choses divergent, quitte à former ensuite d'autres
conjonctions... etc. Exemple : il y a une première ligne
" homme-chasseur-forêt-arc-bêtes tuées
" ; puis une disjonction femme-arc (la femme ne doit pas
toucher à l'arc); d'où partira une nouvelle conjonction
" femme-panier-campement... " ; une autre disjonction
" chasseurs-produits " (le chasseur ne doit pas lui-même
consommer ses produits, c'est-à-dire les bêtes qu'il
a tuées) ; d'où une autre conjonction (alliance
des chasseurs-interdit alimentaire, alliance matrimoniale-interdit
de l'inceste).
A la décrire ainsi abstraitement, nous ne rendons pas compte
du caractère dynamique et progressif de cette méthode
de réseau : par exemple au point de disjonction arc-femme
et homme-panier, Clastres découvre un homosexuel guayaki
qui n'a pas d'arc et porte un panier. Et surtout la vie du groupe
Guayaki ne s'exprime pas dans un simple alignement des conjonctions
et disjonctions, mais dans la manière dont les unes entraînent
des remaniements, des compensations, de nouvelles créations
dans les autres. Exemple encore : Clastres apprend tardivement
ce qu'on voulait lui cacher, le cannibalisme d'un groupe guayak.
Mais dès qu'il sait la nouvelle, elle vient s'inscrire
sur des lignes concrètes : la conjonction d'un corps mort
et de corps vivants dans le cannibalisme se fait pour assurer
une disjonction corrélative entre vivants et âmes
mortes, et conjurer ce qu'il y a de dangereux dans la conjonction
néfaste avec les morts. (Accessoirement Clastres montre
comment le cannibalisme fournit à ce groupe guayaki l'équivalent
d'un calendrier). Ainsi les mythes et les rites jouent le rôle
de palliatifs ou de transformateurs dans les connexions de la
vie réelle.
Une théorie locale d'un groupe, c'est-à-dire une
composition rayonnante, morceau par morceau, segment par segment,
de l'espace social de groupe : tel est l'objet de Clastres. Il
ne préjuge d'aucune totalité préalable ou
ne se donne aucun découpage hypothétique. Réellement
il suit le chemin des nomades sauvages. Plus qu'à une structure
ou à un discours, il est attentif à ce que les sauvages
font. Les discours, les rites et les mythes n'ont nul privilège,
viennent à leur place dans les connexions et disjonctions
qui les entrelacent avec les travaux, les jeux, les actions et
les passions du groupe. Au milieu d'un rite, une petite fille,
d'un geste rapide, met un tison dans un récipient : "
Ce geste que, un instant distrait, j'aurais pu ne pas voir...
" Ce livre admirable est l'amorce d'une nouvelle ethnologie
: sensible, active, politique, par rapport à laquelle le
terme " ethnocide " prend tout son sens.
Il est nécessaire à ce propos de rappeler que, d'après
des témoignages récents, les chasseurs d'Indiens
ratissent systématiquement la forêt afin de capturer
les derniers Guayakis " sauvages ". Plusieurs dizaines
d'entre eux sont morts, ces derniers mois, de faim et de maladie
dans le camp où on les parque. Les assassins trouvent auprès
des autorités paraguayennes une protection sans défaillance.
Il s'agit de livrer aux hommes d'affaires et aux éleveurs
une région " nettoyée ". Les autorités
estiment qu'à la fin de 1972, il n'y aura plus de problème
guayaki.
GILLES DELEUZE.
Suicide
et prison
Le Monde| 08.11.1972 | Gilles DELEUZE (*)
LE ministère de la justice vient de démentir solennellement
que jamais un détenu ait été puni pour une
tentative de suicide. L'Association de défense des droits
des détenus a posé la question au docteur Fully,
inspecteur général de la médecine pénitentiaire.
" Hypocrisie, a répondu celui-ci ; il est vrai qu'un
détenu n'est pas puni pour avoir essayé de se suicider,
mais pour avoir, en voulant se tuer, brisé une vitre, cassé
un fil électrique, avalé une petite cuillère.
" " De la même façon, ajoute le docteur
Fully, les Allemands pendaient un prisonnier qui s'évadait
: il avait " volé des vêtements civils. "
La vague actuelle des suicides semble déconcerter l'administration
pénitentiaire. Elle s'attendait à une poursuite
des révoltes et avait mis au point l'intervention immédiate
des forces policières. Elle se trouve devant des suicides
; elle s'affole, nie l'évidence, a des recours pitoyables.
Un détenu vient de se suicider à Pau ; elle communique
: " Mort de maladie incurable. " Peut-être sent-elle
à sa façon, comme une large fraction de l'opinion,
que les suicides actuels sont différents de ceux qui avaient
lieu dans le passé.
Naguère encore on se suicidait dans les prisons quand les
malheurs personnels s'ajoutaient aux conditions de la vie carcérale.
Beaucoup de suicides actuels au contraire expriment la réaction
des détenus qui n'en peuvent plus de cette vie, qui la
refusent en bloc. Le suicide tend à devenir un acte désespéré
de résistance chez des hommes qui prennent une sorte de
conscience politique de leur situation, et qui n'ont que leur
corps pour lutter (grève de la faim, automutilation, suicide).
Si les suicides se multiplient aujourd'hui, ce n'est point l'effet
d'une " vague d'imitation " ; c'est que chaque détenu
est prêt à se reconnaître dans un acte qui
met en accusation le régime pénitentiaire :
1) Il accuse les fallacieuses promesses de réforme faites
par l'administration pénitentiaire, après les dures
révoltes de 1971-1972 ;
2) Il accuse la " mécanique pénale ",
qui ne laisse d'autre issue que la récidive à n'importe
quel garçon de vingt ans condamné pour vol de voiture
;
3) Il accuse la justice pénale, qui peuple les prisons
de " délinquants mineurs " ; la moitié
des détenus n'ont rien à faire en prison, dit le
docteur Fully, après le rapport Arpaillange ;
4) Il accuse un système qui, en dehors de la peine de mort,
qu'il faudra bien abolir, a d'autres façons de tuer en
poussant à la mort.
On a récemment condamné un psychiatre, non seulement
civilement mais pénalement, pour le suicide de deux de
ses malades. La responsabilité de l'administration pénitentiaire
semble infiniment plus grande : elle laisse sans soins des hommes
particulièrement fragiles ou atteints ; elle les condamne
au mitard sans tenir le moindre compte de leur dossier médical
et psychiatrique (ce fut le cas de Gérard Grandmontagne)
; il y a là une entreprise délibérée
pour briser des hommes.
" S'il y avait un Nuremberg des prisons, je plaiderais coupable
", a dit le docteur Fully. L'Association de défense
des droits des détenus a décidé de porter
plainte, avec les familles, sur chaque cas de suicide dans les
prisons.
GILLES DELEUZE (*)
"
SYLVIE ET BRUNO "
Le Monde| 11.06.1971| Gilles DELEUZE.
TOUT commence chez Lewis Carroll par un combat horrible. C'est
le combat des profondeurs : des choses éclatent ou nous
font éclater, des boîtes sont trop petites pour leur
contenu, des nourritures sont toxiques ou vénéneuses,
des boyaux s'allongent, des monstres nous happent. Un petit frère
se sert de son petit frère comme appât. Les corps
se mélangent, tout se mélange dans les corps dans
une sorte de cannibalisme qui réunit l'aliment et l'excrément.
Même les mots se mangent. C'est le domaine de l'action et
de la passion des corps : choses et mots se dispersent dans tous
les sens ou, au contraire, se soudent en blocs indécomptables.
Tout est horrible en profondeur, tout est non-sens. " Alice
au pays des merveilles " devait d'abord s'appeler "
les Aventures souterraines d'Alice ".
Mais pourquoi Carroll ne garde-t-il pas ce titre ? C'est qu'Alice
conquiert progressivement les surfaces. Elle monte ou remonte
à la surface. Elle crée des surfaces. Les mouvements
d'enfoncement et d'enfouissement font place à de légers
mouvements latéraux de glissement ; les animaux des profondeurs
deviennent des figures de cartes sans épaisseur. A plus
forte raison " De l'autre côté du miroir "
investit la surface d'une glace, institue celle d'un jeu d'échecs.
On ne s'enfonce plus en profondeur, mais c'est à force
de glisser qu'on passe de l'autre côté, en faisant
comme le gaucher et en inversant l'endroit. La bourse de Fortunatus
décrite par Carroll est l'anneau de Môbius, dont
une même droite parcourt les deux côtés. Les
mathématiques sont bonnes parce qu'elles instaurent des
surfaces et pacifient un monde dont les mélanges en profondeur
seraient sinon terribles: Carroll mathématicien ou bien
Carroll photographe. Mais le monde des profondeurs gronde encore
sous la surface et menace de la crever: même étalés,
dépliés, les monstres nous hantent.
La chanson du jardinier fou
Le troisième grand roman de Carroll, " Sylvie et Bruno
", opère encore un progrès. On dirait que l'ancienne
profondeur s'est elle-même aplanie, est devenue une surface
à côté de l'autre surface. Deux surfaces coexistent
donc, où s'écrivent deux histoires contiguës.
Non pas une histoire " dans " une autre, mais l'une
à côté de l'autre. " Sylvie et Bruno
" est sans doute le premier livre qui raconte deux histoires
à la fois, avec des passages constamment ménagés
de l'une à l'autre, à la faveur d'un lambeau de
phrase commune aux deux, ou bien à la faveur des couplets
d'une admirable chanson qui distribuent les événements
propres à chaque histoire autant qu'ils sont déterminés
par eux : la chanson du jardinier fou. Carroll demande : "
Est-ce la chanson qui détermine les événements,
ou les événements la chanson (1) ? " Avec "
Sylvie et Bruno ", Carroll fait un livre-rouleau, à
la manière des tableaux-rouleaux japonais. (Dans le tableau-rouleau,
Eisenstein voyait le vrai précurseur du montage cinématographique,
et le décrivait ainsi : " Le ruban du rouleau s'enroule
en formant un rectangle ! Ce n'est plus le support qui s'enroule
sur lui-même ; c'est ce qui y est représenté
qui s'enroule à sa surface. " (2) Les deux histoires
simultanées de " Sylvie et Bruno " forment le
dernier terme de la trilogie de Carroll, chef-d'œuvre égal
aux autres.
Ce n'est pas que la surface ait moins de non-sens que la profondeur.
Mais ce n'est pas le même non-sens. Celui de la surface
est comme la " radiance " des événements
purs, entités qui n'en finissent pas d'arriver ni de se
retirer. Les événements purs et sans mélange
brillent au-dessus des corps mélangés, au-dessus
de leurs actions et de leurs passions. Comme une vapeur de la
terre, ils dégagent à la surface un incorporel,
un pur " exprimé " des profondeurs. Il appartient
à Carroll de n'avoir rien fait passer par le sens, mais
d'avoir tout joué dans le non-sens, puisque la diversité
des non-sens suffit à rendre compte de l'univers entier,
de ses terreurs comme de ses gloires.
(1) Sylvie et Bruno n'est pas encore traduit. On trouve les couplets
de la chanson du Jardinier dans Lewis Carroll, de Parisot (Seghers)
et dans l'Anthologie du non-sense, de Benayoun (Pauvert).
(2) Texte cité dans Change no 1.
GILLES DELEUZE.
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