Jacques Attali, ex-conseiller de François Mitterrand, souligne
la vision à court terme des sociétés occidentales.
Cette incapacité à se projeter dans l'avenir risque
de favoriser les totalitarismes. Propos recueillis par Laure Belot
et Emmanuel de Roux
Face au réchauffement climatique, à la raréfaction
de l'eau, à la gestion future de 9 milliards de Terriens,
dont 6 milliards dans des villes, nos sociétés démocratiques
n'ont-elles pas une vraie difficulté à penser l'avenir
?
Le grand problème de la démocratie, c'est qu'aujourd'hui
il n'est presque plus possible à un dirigeant d'être
provisoirement impopulaire. C'est pourtant ce que doit pouvoir
être un homme d'Etat qui pense au long terme. Cette incapacité
à se projeter dans l'avenir risque de ne pas s'améliorer,
alors qu'un peu partout on commet l'erreur de réduire la
durée des mandats. Prenez l'exemple du financement des
retraites, un énorme enjeu pour les prochaines décennies
: la situation est catastrophique dans de nombreux pays, notamment
en France. Chaque année, l'argent que l'on est supposé
y consacrer est utilisé à autre chose. Il suffirait
même de comparer les fonds de réserve créés
pour la retraite pour avoir un index de la préoccupation
du long terme selon les pays.
De fait, la fonction de prévisionniste connaît un
discrédit quasi général. Sans doute souffre-t-elle
de son utilisation par le système soviétique, qui
assimilait prévision et propagande. Les entreprises, en
particulier familiales, ont mieux compris que les Etats qu'il
faut changer sans cesse pour durer. Paradoxalement, les nations
- qui sont appelées à durer plus que les entreprises
- se crispent trop souvent sur le maintien du présent et
refusent de changer : l'incapacité de penser l'avenir,
c'est le refus d'organiser le changement.
Quelles peuvent être les conséquences de cette incapacité
?
Les dangers à venir, notamment ceux liés à
la montée générale de la précarité,
n'ont pour l'instant pas de réponse. Et c'est cela qui
fait peur. Cette difficulté des démocraties face
à l'avenir entraînera, une fois de plus, des crispations.
Les totalitarismes nationalistes ou religieux refont surface.
On voit même poindre des totalitarismes involontaires. Comme
dans la bouche de Nicolas Hulot, certainement un démocrate
sincère, mais qui affirme qu'aucune décision ne
doit être prise dans aucun domaine sans être soumise
au diktat écologique. Un totalitarisme vert va-t-il apparaître
? Ce n'est pas impossible. Dans un autre domaine, je n'oublie
jamais que le premier à avoir mis en application la politique
des grands travaux de Keynes s'est appelé Mussolini, que
le deuxième a été Hitler. Roosevelt ne fut
que le troisième.
Quels sont, dans l'histoire, les moteurs de la prévision
?
Il y en a deux. Le premier est une vision mégalomaniaque
du dirigeant qui veut laisser une trace : elle le pousse à
réfléchir à ce qu'il est utile de faire à
long terme. Comme François Mitterrand, par exemple. Il
ne désirait pas seulement inscrire son nom sur un bâtiment,
mais aussi savoir ce qu'on penserait de lui trente ans plus tard.
Cela l'a conduit à s'entourer d'un personnel politique
très jeune, car, expliquait-il, « on dira que c'est
grâce à moi qu'ils sont entrés dans la carrière
». Cette prémonition se vérifie aujourd'hui
avec Ségolène Royal et la nouvelle génération
qui est aux marches du pouvoir.
Le second moteur consiste à s'appuyer sur la peur pour
justifier d'agir à long terme. Par exemple, la construction
européenne - qui commence en 1947-1948 avec la guerre froide
et se termine avec la chute du mur de Berlin en 1989 - se fait
sur quatre peurs : celle du retour du démon allemand, celle
du retour de la lâcheté française, celle de
la puissance soviétique, et enfin celle du départ
de l'armée américaine. Aujourd'hui, ces quatre peurs
ont disparu et du coup la construction de l'Europe est en panne.
Entre les Etats-Unis, l'Asie et l'Europe, qui est le mieux armé
pour penser le futur ?
Certainement les Asiatiques. Par peur et par mégalomanie,
les Indiens et les Chinois jouent avec plusieurs coups d'avance.
Même si, pour ces immenses nations, les paramètres
à prendre en compte sont extrêmement nombreux. Aux
Etats-Unis, la communauté qui pense l'avenir est infiniment
plus nombreuse qu'en France et les think tanks y sont très
respectés. Les mieux armés sont, selon moi, les
petits Etats. Il est vrai que les équations pour penser
l'avenir y sont plus simples. Singapour, 2 millions d'habitants,
des ennemis à ses portes, sait qu'il lui faut une forte
armée, pas trop d'étrangers, parier sur les hautes
technologies et, surtout, être capable d'attirer des élites.
La Corée du Sud, avant d'opter pour une stratégie
concernant la Corée du Nord, a envoyé des experts
en Allemagne. Ils en ont déduit qu'une réunification
trop rapide serait une folie, donc ils la retardent au maximum
et pensent à long terme cette transition.
En Israël, prévoir l'avenir est une question de vie
ou de mort. Cela a conduit à une stratégie à
long terme, secrète, très intéressante, sur
les nouvelles technologies et la nature de la guerre. La Norvège,
qui n'a que 4 millions d'habitants et dont la conscience environnementale
est ancienne, est la seule puissance pétrolière
à avoir mis en place un fonds de réserve de plus
de 200 milliards de dollars pour alimenter les retraites et financer
la reconversion du pays quand il n'aura plus de pétrole.
Quelles peuvent être les solutions pour les démocraties
des grands pays ?
Une des réponses actuelles est le rajeunissement de la
classe politique, alors que le monde vieillit. Le pouvoir est
ainsi donné à des personnes qui vont en rendre compte
pendant vingt ans, d'où leur intérêt à
s'occuper du long terme. C'est déjà fait partout
dans le monde, sauf en France. L'opinion publique va dans ce sens.
Les jeunes sont mûrs plus tôt. Même s'ils ne
votent pas, ils s'inquiètent du monde qu'on va leur laisser.
D'autant plus qu'ils ont à leur disposition des moyens
d'expressions de plus en plus efficaces : Internet, les blogs,
le Web 2.0.
Les démocraties arriveront-elles assez vite à se
projeter dans l'avenir ? Rien n'est moins sûr. Le retour
de la dictature est possible. Ainsi, dès aujourd'hui, l'émergence
des nouvelles technologies et des techniques de surveillance menace
les libertés individuelles. Il faut donc les intégrer
dans une nouvelle conception du droit. Si cela n'a pas lieu, le
XXIe siècle sera peut-être aussi terrible que le
XXe siècle, avec la même parenthèse totalitaire
(1917-1989), mais avec encore plus de dommages. Un gouvernement
mondial pourrait-il nous aider à penser l'avenir ?
Les intérêts des grandes nations sont contradictoires.
Et elles ne sont tombées d'accord qu'après des crises
majeures : la Société des nations est née
après la première guerre mondiale ; les Nations
unies après la seconde. Il ne faudrait pas que nous attendions
la troisième pour mettre en place un gouvernement mondial.
Le projet est assez simple - fusionner le Conseil de sécurité
et le G8.
Cette solution serait légitime et représentative.
Les Chinois et les Indiens y ont intérêt. Encore
faudrait-il que les Européens et les Américains
le veuillent. Mais là, Shakespeare, et ses luttes de pouvoir,
reprend ses droits.
Liens
brisés
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