Littérature
Philosophie
Psychanalyse
Sciences humaines
Arts
Histoire
Langue
Presse et revues
Éditions
Autres domaines
Banques de données
Blogs
Éthique, Valeurs
Informatique, Média
Inclassables
Pays, Civilisations
Politique, Associatif
Sciences & techniques
Mélanges
Textes en ligne
Compagnie de la Lettre

Au Temps, Dictionnaire
Patrick Modiano


Quitter le Temps Blog

Quitter le Temps 2

Décoller du Temps

re présentations

Ressources universitaires

Plan du site
Presentation in english
Abonnement à la Lettre

Rechercher

© LittératureS & CompagnieS
1999-2018

 

Jacques ATTALI

La démocratie à l'épreuve du futur

(Le Monde du 7 janvier 2007)

 



Jacques Attali, ex-conseiller de François Mitterrand, souligne la vision à court terme des sociétés occidentales. Cette incapacité à se projeter dans l'avenir risque de favoriser les totalitarismes. Propos recueillis par Laure Belot et Emmanuel de Roux


Face au réchauffement climatique, à la raréfaction de l'eau, à la gestion future de 9 milliards de Terriens, dont 6 milliards dans des villes, nos sociétés démocratiques n'ont-elles pas une vraie difficulté à penser l'avenir ?
Le grand problème de la démocratie, c'est qu'aujourd'hui il n'est presque plus possible à un dirigeant d'être provisoirement impopulaire. C'est pourtant ce que doit pouvoir être un homme d'Etat qui pense au long terme. Cette incapacité à se projeter dans l'avenir risque de ne pas s'améliorer, alors qu'un peu partout on commet l'erreur de réduire la durée des mandats. Prenez l'exemple du financement des retraites, un énorme enjeu pour les prochaines décennies : la situation est catastrophique dans de nombreux pays, notamment en France. Chaque année, l'argent que l'on est supposé y consacrer est utilisé à autre chose. Il suffirait même de comparer les fonds de réserve créés pour la retraite pour avoir un index de la préoccupation du long terme selon les pays.
De fait, la fonction de prévisionniste connaît un discrédit quasi général. Sans doute souffre-t-elle de son utilisation par le système soviétique, qui assimilait prévision et propagande. Les entreprises, en particulier familiales, ont mieux compris que les Etats qu'il faut changer sans cesse pour durer. Paradoxalement, les nations - qui sont appelées à durer plus que les entreprises - se crispent trop souvent sur le maintien du présent et refusent de changer : l'incapacité de penser l'avenir, c'est le refus d'organiser le changement.
Quelles peuvent être les conséquences de cette incapacité ?
Les dangers à venir, notamment ceux liés à la montée générale de la précarité, n'ont pour l'instant pas de réponse. Et c'est cela qui fait peur. Cette difficulté des démocraties face à l'avenir entraînera, une fois de plus, des crispations. Les totalitarismes nationalistes ou religieux refont surface. On voit même poindre des totalitarismes involontaires. Comme dans la bouche de Nicolas Hulot, certainement un démocrate sincère, mais qui affirme qu'aucune décision ne doit être prise dans aucun domaine sans être soumise au diktat écologique. Un totalitarisme vert va-t-il apparaître ? Ce n'est pas impossible. Dans un autre domaine, je n'oublie jamais que le premier à avoir mis en application la politique des grands travaux de Keynes s'est appelé Mussolini, que le deuxième a été Hitler. Roosevelt ne fut que le troisième.
Quels sont, dans l'histoire, les moteurs de la prévision ?
Il y en a deux. Le premier est une vision mégalomaniaque du dirigeant qui veut laisser une trace : elle le pousse à réfléchir à ce qu'il est utile de faire à long terme. Comme François Mitterrand, par exemple. Il ne désirait pas seulement inscrire son nom sur un bâtiment, mais aussi savoir ce qu'on penserait de lui trente ans plus tard. Cela l'a conduit à s'entourer d'un personnel politique très jeune, car, expliquait-il, « on dira que c'est grâce à moi qu'ils sont entrés dans la carrière ». Cette prémonition se vérifie aujourd'hui avec Ségolène Royal et la nouvelle génération qui est aux marches du pouvoir.
Le second moteur consiste à s'appuyer sur la peur pour justifier d'agir à long terme. Par exemple, la construction européenne - qui commence en 1947-1948 avec la guerre froide et se termine avec la chute du mur de Berlin en 1989 - se fait sur quatre peurs : celle du retour du démon allemand, celle du retour de la lâcheté française, celle de la puissance soviétique, et enfin celle du départ de l'armée américaine. Aujourd'hui, ces quatre peurs ont disparu et du coup la construction de l'Europe est en panne.
Entre les Etats-Unis, l'Asie et l'Europe, qui est le mieux armé pour penser le futur ?
Certainement les Asiatiques. Par peur et par mégalomanie, les Indiens et les Chinois jouent avec plusieurs coups d'avance. Même si, pour ces immenses nations, les paramètres à prendre en compte sont extrêmement nombreux. Aux Etats-Unis, la communauté qui pense l'avenir est infiniment plus nombreuse qu'en France et les think tanks y sont très respectés. Les mieux armés sont, selon moi, les petits Etats. Il est vrai que les équations pour penser l'avenir y sont plus simples. Singapour, 2 millions d'habitants, des ennemis à ses portes, sait qu'il lui faut une forte armée, pas trop d'étrangers, parier sur les hautes technologies et, surtout, être capable d'attirer des élites. La Corée du Sud, avant d'opter pour une stratégie concernant la Corée du Nord, a envoyé des experts en Allemagne. Ils en ont déduit qu'une réunification trop rapide serait une folie, donc ils la retardent au maximum et pensent à long terme cette transition.
En Israël, prévoir l'avenir est une question de vie ou de mort. Cela a conduit à une stratégie à long terme, secrète, très intéressante, sur les nouvelles technologies et la nature de la guerre. La Norvège, qui n'a que 4 millions d'habitants et dont la conscience environnementale est ancienne, est la seule puissance pétrolière à avoir mis en place un fonds de réserve de plus de 200 milliards de dollars pour alimenter les retraites et financer la reconversion du pays quand il n'aura plus de pétrole.
Quelles peuvent être les solutions pour les démocraties des grands pays ?
Une des réponses actuelles est le rajeunissement de la classe politique, alors que le monde vieillit. Le pouvoir est ainsi donné à des personnes qui vont en rendre compte pendant vingt ans, d'où leur intérêt à s'occuper du long terme. C'est déjà fait partout dans le monde, sauf en France. L'opinion publique va dans ce sens. Les jeunes sont mûrs plus tôt. Même s'ils ne votent pas, ils s'inquiètent du monde qu'on va leur laisser. D'autant plus qu'ils ont à leur disposition des moyens d'expressions de plus en plus efficaces : Internet, les blogs, le Web 2.0.
Les démocraties arriveront-elles assez vite à se projeter dans l'avenir ? Rien n'est moins sûr. Le retour de la dictature est possible. Ainsi, dès aujourd'hui, l'émergence des nouvelles technologies et des techniques de surveillance menace les libertés individuelles. Il faut donc les intégrer dans une nouvelle conception du droit. Si cela n'a pas lieu, le XXIe siècle sera peut-être aussi terrible que le XXe siècle, avec la même parenthèse totalitaire (1917-1989), mais avec encore plus de dommages. Un gouvernement mondial pourrait-il nous aider à penser l'avenir ?
Les intérêts des grandes nations sont contradictoires. Et elles ne sont tombées d'accord qu'après des crises majeures : la Société des nations est née après la première guerre mondiale ; les Nations unies après la seconde. Il ne faudrait pas que nous attendions la troisième pour mettre en place un gouvernement mondial. Le projet est assez simple - fusionner le Conseil de sécurité et le G8.
Cette solution serait légitime et représentative. Les Chinois et les Indiens y ont intérêt. Encore faudrait-il que les Européens et les Américains le veuillent. Mais là, Shakespeare, et ses luttes de pouvoir, reprend ses droits.

 

Liens brisés

 © Le Monde