I
Tout
commença avec le premier conteur de
la tribu.
Alors
déjà, les hommes échangeaient des sons
articulés, liés, aux nécessités pratiques
de la vie ; déjà existaient le dialogue, et les règles
que le dialogue ne pouvait pas ne pas suivre ; telle était
la vie de la tribu : un code de règles complexes sur lequel
devaient se modeler toute action et toute situation. Le nombre
des mots était limité : aux prises avec le monde
innombrable et multiforme, les hommes se défendaient en
lui opposant un nombre fini de sons diversement combinés.
De même, les comportements, les usages, les gestes étaient
précisément déterminés, et toujours
répétés, dans la récolte des noix de
coco ou des racines sauvages, dans la chasse au buffle ou au lion,
dans le choix d'une femme qui créait de nouveaux liens de
parentèle hors du clan -, dans l'initiation à la
vie et à la mort. Et plus les choix de phrases et de comportements étaient
limités, plus les règles du langage et de la coutume
devaient se compliquer pour maîtriser une variété de
situations toujours croissante : à l'extrême pénurie
de concepts dont disposaient les hommes pour penser le monde, correspondait
une réglementation minutieuse, embrassant toutes choses.
Le
conteur se mit à proférer des mots, non point
pour que les autres lui répondent par d'autres mots prévisibles,
mais pour expérimenter jusqu'à quel point les mots
pouvaient se combiner l'un avec l'autre, s'engendrer l'un l'autre
; pour déduire une explication du monde à partir
de n'importe quel récit-discours possible, de l'arabesque
que noms et verbes, sujets et prédicats dessinaient en se
ramifiant les uns à partir des autres. Le narrateur ne disposait
que d'un petit nombre de mots : jaguar, coyote, toucan, piraña,
ou bien père, fils, beau-père, oncle, femme, mère,
sœur, bru ; les actions que ces êtres pouvaient accomplir étaient
tout aussi limitées : naître, mourir, s'accoupler,
dormir, pêcher, chasser, grimper sur les arbres, creuser
des tanières dans le sol, manger, déféquer,
fumer des fibres végétales, interdire, transgresser
les interdits, offrir ou voler des objets et des fruits objets
et fruits classables à leur tour selon un catalogue limité.
Le narrateur explorait les possibilités implicites de son
langage, en combinant et permutant les êtres, les actions
et les objets sur lesquels ces actions pouvaient s'exercer ; il
en naissait des histoires, des constructions linéaires qui
présentaient toujours des correspondances, des oppositions
: le ciel et la terre, l'eau et le feu, les animaux qui volent
et ceux qui creusent leur gîte, chaque terme ayant son cortège
d'attributs, son répertoire d'actions. Le déroulement
des histoires permettait certaines relations entre les éléments
et en excluait d'autres, certaines successions et non d'autres
: l'interdit devait précéder la transgression, la
punition devait la suivre ; le don des objets magiques devait venir
avant l'affrontement des épreuves. Le monde fixe qui entourait
jusque-là l'homme de la tribu - constellé de signes établissant
des correspondances fugitives entre les mots et les choses - s'animait à la
voix du narrateur, s'ordonnait dans le flux du récit-discours, à l'intérieur
duquel chaque mot acquérait de nouvelles valeurs, qu'il
transmettait aux idées et aux images qu'il désignait
; tout animal, tout objet, tout rapport acquérait des pouvoirs
bénéfiques ou maléfiques, des pouvoirs qu'on
dira magiques et qu'on pourrait plutôt appeler pouvoirs narratifs
: potentialité que détient le mot, faculté de
se lier à d'autres mots dans le champ du discours.
La
narration orale primitive (et aussi bien la fable populaire telle
qu'elle est parvenue jusqu'à nos jours) se modèle
sur des structures fixes, comme sur des éléments
qu'on pourrait dire préfabriqués, qui permettent
cependant un nombre immense de combinaisons. Wladimir Propp, étudiant
les fables russes, était arrivé à la conclusion
que toutes les fables sont comme des variantes d'une même
fable et peuvent se décomposer selon un nombre fini de fonctions
narratives. Quarante ans plus tard, Claude Lévi-Strauss,
travaillant sur les mythes des Indiens du Brésil, vit en
eux un système d'opérations logiques entre termes
permutables qui peuvent être étudiées par les
procédures mathématiques de l'analyse combinatoire.
L'imagination
populaire n'est donc pas inépuisable comme
un océan ; mais il ne faut pas pour autant la concevoir
comme un réservoir d'une capacité déterminée
: à un même degré de civilisation, les opérations
narratives, comme les opérations arithmétiques, ne
peuvent pas beaucoup différer d'un peuple à l'autre
; en revanche, ce qui est construit sur la base de ces processus élémentaires
peut présenter des combinaisons, des permutations et des
transformations illimitées.
Cela
n'est-il vrai que pour les traditions narratives orales, ou peut-on
le soutenir également pour la littérature
dans son extrême variété de formes et de complexités
? Dans les années vingt déjà, les formalistes
russes avaient pris pour objet de leurs analyses des récits
et romans modernes, en en décomposant la structure en segments
fonctionnels ; aujourd'hui, en France, l'école sémiologique
de Roland Barthes, après avoir aiguisé ses instruments
sur les structures de la publicité et des revues de mode,
affronte la littérature et consacre le numéro 8 de
la revue Communications à l'analyse structurale du récit.
Naturellement, le matériau qui se prête le plus docilement à ce
genre d'analyse se trouve de nos jours encore dans les diverses
formes de récit populaire : si les Russes étudièrent
les aventures de Sherlock Holmes, aujourd'hui c'est James Bond
qui fournit aux structuralistes les exemplifications les plus appropriées.
Mais ceci n'est que le premier degré de la grammaire et
de la syntaxe narratives ; le jeu combinatoire des possibilités
narratives s'écarte vite du niveau des contenus pour aborder
le rapport du narrateur avec la matière " narrée " et
avec le lecteur : on entre là dans la problématique
la plus ardue du roman contemporain. Ce n'est pas par hasard que
les recherches des structuralistes français s'accompagnent
du travail conduit au plan de la création par les écrivains
du groupe Tel Quel, et parfois coïncident avec ce travail
dans la même personne : pour ces derniers - et là je
paraphrase une définition d'un de leurs interprètes
les plus autorisés -, écrire ne signifie plus raconter
mais dire qu'on raconte, et ce qu'on dit s'identifie avec l'acte
même de dire, la personne psychologique se voit remplacée
par une personne linguistique ou même grammaticale, définie
par sa seule place dans le discours. Ces résultats formels
d'une littérature au second ou troisième degré -
comme celle qui a succédé en France au nouveau roman
d'il y a dix ans, et pour laquelle un autre de ses représentants
a proposé l'étiquette de scripturalisme - peuvent
eux-mêmes être ramenés à des combinaisons
entre un certain nombre d'opérations logico-linguistiques
ou, mieux, syntaxico-rhétoriques, susceptibles d'être
schématisées en formules d'autant plus générales
qu'elles sont moins complexes.
Je
ne m'étendrai pas dans des détails techniques
dont je ne pourrais être qu'un commentateur peu sûr
et sans autorité ; j'entends seulement ici faire le point
sur la situation, relier entre elles certaines lectures récentes,
et les définir dans le cadre de quelques réflexions
générales. Dans la façon dont la culture d'aujourd'hui
voit le monde, une tendance se fait jour en même temps de
divers côtés : le monde, sous ses aspects variés,
est de plus en plus considéré comme discret et non
comme continu. J'emploie le terme discret dans le sens qu'il a
en mathématiques, c'est-à-dire : se composant de
parties séparées. La pensée, qui jusqu'à hier
nous apparaissait comme quelque chose de fluide qui évoquait
en nous des images linéaires, telles celles d'un fleuve
qui s'écoule ou d'un fil qui se dévide, ou encore
gazeuses, telle une espèce de nuage, au point qu'on l'appelait
même l'" esprit " -, nous tendons aujourd'hui à la
voir comme une série d'états discontinus, de combinaisons
d'impulsions sur un nombre fini (immense mais fini) d'organes sensoriels
et d'organes de contrôle. Les cerveaux électroniques,
s'ils sont encore loin de produire toutes les fonctions d'un cerveau
humain, sont néanmoins déjà en mesure de nous
fournir un modèle théorique convaincant des processus
les plus complexes de notre mémoire, de nos associations
mentales, de notre imagination, de notre conscience. Shannon, Weiner,
von Neumann, Turing ont radicalement changé l'image de nos
processus mentaux. À la place de ce nuage changeant que
nous portions jusqu'à hier dans la tête - et dont
nous cherchions à relater l'épaisseur ou la dispersion
en décrivant d'impalpables états psychologiques,
d'ombreux paysages de l'âme-, nous sentons aujourd'hui le
passage de signaux qui courent sur des circuits enchevêtrés
reliant les diodes, les relais, les transistors dont notre calotte
crânienne est pleine. De même qu'aucun joueur d'échecs
ne pourra jamais vivre assez longtemps pour épuiser les
combinaisons de déplacements possibles des trente-deux pièces
sur l'échiquier, nous savons que - notre esprit étant
un échiquier où entrent en jeu des milliards de pièces-,
même dans une vie qui durerait autant que l'univers, on ne
pourrait jamais en jouer toutes les parties possibles. Mais nous
savons aussi que toutes sont impliquées dans le code général
des parties mentales, à travers lequel chacun de nous, d'instant
en instant, formule ses pensées, foudroyantes ou paresseuses,
nébuleuses ou cristallines.
Je
pourrais ajouter que la numérabilité, la finitude
sont en train de triompher de l'indétermination des concepts
qui ne peuvent pas être soumis aux mesures et aux délimitations
; mais cette formulation risquerait de donner une idée un
peu simpliste des choses, alors que la situation réelle
est exactement contraire : tout processus analytique, toute division
en parties tend à donner du monde une image qui va se complexifiant,
juste comme, en refusant d'accepter un espace continu, Zénon
d'Elée finissait par concevoir entre Achille et la tortue
une subdivision infinie de points intermédiaires. Reste
que la complication mathématique peut être instantanément
digérée par des cerveaux électroniques. Leur
code à deux chiffres seulement permet des calculs instantanés
d'une complexité inatteignable pour des cerveaux humains
; tandis que les cerveaux électroniques, compter sur deux
doigts leur suffit pour faire jouer des matrices extrêmement
rapides de chiffres astronomiques. Une des expériences intellectuelles
les plus ardues du Moyen Age connaît seulement aujourd'hui
sa pleine réalisation : je veux parler de l'ars combinatoria
du moine catalan Raymond Lulle.
Le
processus actuellement en cours est celui de la revanche de la
discontinuité, de la divisibilité, de la combinatoire,
sur tout ce qui est flux, gamme de nuances déteignant l'une
sur l'autre. Le XIXe siècle, de Hegel à Darwin, avait
assisté au triomphe de la continuité historique et
de la continuité biologique sur toutes les ruptures constituant
antithèses dialectiques et mutations génétiques.
Aujourd'hui, cette perspective s'est radicalement transformée
: au sein de l'histoire, nous ne suivons plus le cours d'un esprit
immanent aux faits du monde, mais les courbes de diagrammes statistiques
; la recherche historique se mathématise chaque jour davantage.
Et, quant à la biologie, Watson et Crick nous ont montré comment
la transmission des caractères des espèces tient
dans la duplication d'un certain nombre de molécules en
forme de spirales, composées d'un certain nombre d'acides
et de bases : la variété indéterminée
des formes vivantes peut se réduire à la combinaison
de quelques quantités finies. Là encore, c'est la
théorie de l'information qui impose ses modèles.
Les processus qui semblaient les plus réfractaires à une
formulation numérique, à une description quantitative,
se traduisent maintenant dans des modèles mathématiques.
Née et développée sur un autre terrain, la
linguistique structurale tend à se présenter comme
un jeu d'oppositions aussi simple que la théorie de l'information
; et les linguistes eux-mêmes se sont mis à raisonner
en termes de codes et de messages, à chercher à établir
l'entropie du langage à tous les niveaux, y compris le niveau
littéraire.
L'homme
est en train de commencer à comprendre comment
se démonte et se remonte la plus complexe et la plus imprévisible
de toutes ses machines : le langage. Le monde d'aujourd'hui, en
comparaison de celui qui entourait l'homme primitif, est beaucoup
plus riche de mots, de concepts, de signes ; beaucoup plus complexes
aussi sont les usages des divers niveaux du langage. À l'aide
de modèles mathématiques transformationnels, l'école
américaine de Chomsky explore la structure profonde du langage, à la
racine même des processus logiques qui constitueraient une
caractéristique, non plus historique peut-être, mais
biologique de l'espèce humaine. En revanche, c'est à une
extrême simplification des formules logiques que se livre
l'école française de la sémantique structurale
de A.J. Greimas, qui analyse la narrativité de tout discours
comme réductible à une relation entre " actants ".
Après une trentaine d'années, l'Union soviétique
a vu renaître une école " néo-formaliste " qui
utilise, pour l'analyse littéraire, la recherche cybernétique
et la sémiologie structurale. Ayant à sa tête
le mathématicien Kolmogorov, cette école poursuit
des études d'un scientifisme très académique,
basées sur le calcul des probabilités et la quantité d'information
des textes poétiques.
À l'inverse, la France assiste à une autre rencontre
entre mathématique et littérature, placée
sous le signe du divertissement et de la loufoquerie : il s'agit
de l'Ouvroir de littérature potentielle fondé par
Raymond Queneau et quelques mathématiciens de ses amis.
Ce groupe presque clandestin de dix personnes est une émanation
de l'Académie de pataphysique, le cénacle fondé par
Jarry, et qui veut être une sorte d'académie de la
dérision intellectuelle. Cependant les recherches de l'Oulipo
sur la structure mathématique de la sextine chez les troubadours
provençaux et chez Dante ne sont pas moins austères
que celles des cybernéticiens soviétiques. Queneau,
rappelons-le, est l'auteur d'un volume intitulé Cent Mille
Milliards de poèmes, qui se présente moins comme
un livre que comme un modèle rudimentaire de machine à construire
des sonnets différant tous les uns des autres.
Ces
procédés établis, posséderons-nous,
en confiant à un computer la mission d'en accomplir les
opérations, la machine capable de remplacer l'écrivain
et le poète ? De même que nous possédons déjà des
machines qui lisent, qui exécutent l'analyse linguistique
de textes littéraires, qui traduisent, qui résument,
posséderons-nous des machines capables de concevoir et de
composer des romans ?
Ce
qui est intéressant, ce n'est pas tant de savoir si
ce problème est soluble en pratique - parce que, somme toute, ça
ne vaudrait pas la peine de construire une machine si compliquée
-, que de savoir si le projet est réalisable en théorie
: ce qui peut nous ouvrir une série de conjectures insolites.
Et, ici, je ne pense pas à une machine seulement capable
de produire de la littérature " de série ",
déjà mécanique par elle-même; je pense à une
machine " écrivante " qui mettrait en jeu sur
la page tous les éléments que nous avons coutume
de considérer comme les attributs les plus jaloux de l'intimité psychologique,
de l'expérience vécue, de l'imprévisibilité des
sautes d'humeur; les jubilations, et les déchirements, et
les illuminations intérieures. De quoi s'agit-il là,
après tout, sinon d'autant de territoires linguistiques,
dont nous pouvons parfaitement établir le lexique, la grammaire,
la syntaxe et les propriétés susceptibles de permuter
?
Quel
serait le style d'un automate littéraire ? Je pense
que sa vraie vocation serait le classicisme : le banc d'essai d'une
machine poético-électronique sera la production d'oeuvres
traditionnelles, de poésies à formes métriques
closes, de romans armés de toutes leurs règles. En
ce sens, l'usage que l'avant-garde littéraire a fait, jusqu'à présent,
des machines électroniques, est encore trop humain. Dans
ce type d'expériences, surtout en Italie, la machine est
un instrument du hasard, de la déstructuration formelle,
de la contestation des nœuds logiques habituels : je dirai
qu'elle reste encore un instrument délicatement lyrique,
qu'elle sert un besoin typiquement humain : la production de désordre.
La vraie machine littéraire sera celle qui sentira elle-même
le besoin de produire du désordre, mais comme réaction à une
précédente production d'ordre; celle qui produira
de l'avant-garde pour débloquer ses propres circuits, engorgés
par une trop longue production de classicisme. Et, de fait, étant
donné que les développements de la cybernétique
portent sur les machines capables d'apprendre, de changer leurs
propres programmes, d'étendre leur sensibilité et
leurs besoins, rien ne nous interdit de prévoir une machine
littéraire qui, à un moment donné, ressente
l'insatisfaction de son traditionalisme et se mette à proposer
de nouvelles façons d'entendre l'écriture, à bouleverser
complètement ses propres codes. Pour contenter les critiques,
qui cherchent les homologies entre faits littéraires et
faits historiques, sociologiques, économiques, la machine
en question pourrait adapter ses propres changements de style aux
variations d'indices statistiques de la production, du revenu,
des dépenses militaires, de la distribution des pouvoirs
décisionnels. Telle serait une littérature capable
de correspondre parfaitement à une hypothèse théorique,
c'est-à-dire, en fin de compte, la littérature.
II
Certains
d'entre vous se demanderont pourquoi j'annonce d'un air aussi
gai des perspectives qui, chez la plupart des
hommes de lettres,
suscitent des plaintes et des lamentations ponctuées de
cris d'exécration. La raison en est que, plus ou moins obscurément,
j'ai toujours su qu'il en allait comme on vient de voir, et non
pas comme on a coutume de dire. Les diverses théories esthétiques
soutenaient que la poésie était une question d'inspiration
descendue de je ne sais quelle hauteur ou jaillissant de je ne
sais quelle profondeur; ou une intuition pure; ou un instant, pas
mieux identifié, de la vie de l'esprit; ou une voix du temps
par laquelle l'esprit du monde décide de parler à travers
le poète; ou un reflet des structures sociales qui, par
on ne sait quel phénomène optique, se réfléchit
sur la page; ou encore une prise directe de la psychologie des
profondeurs, qui permet de déverser les images de l'inconscient,
individuel ou collectif; enfin, quelque chose d'intuitif, d'immédiat,
d'authentique, de global, qui surgit sans qu'on sache comment,
quelque chose qui est l'équivalent, l'homologue, le symbole
d'autre chose. Mais il restait toujours dans ces explications un
vide qu'on ne savait comment combler, une zone obscure entre la
cause et l'effet : comment en arrive-t-on à la page écrite
? Par quelles voies, l'âme, l'histoire, la société ou
l'inconscient se transforment-ils en une suite de lignes noires
sur une page blanche ? Sur ce point, les plus importantes théories
esthétiques restaient muettes. Et je me sentais, personnellement,
comme quelqu'un qui se retrouve au milieu de personnes traitant
d'affaires dans lesquelles il n'a rien à voir : la littérature,
telle que moi je la connaissais, c'était une patiente série
de tentatives pour faire tenir un mot derrière l'autre en
suivant certaines règles définies, ou, plus souvent,
des règles non définies ni définissables,
mais qu'on peut extrapoler d'une série d'exemples, ou encore
des règles qu'on s'invente pour l'occasion, c'est-à-dire
dérivées d'autres règles suivies par d'autres écrivains.
Dans ces opérations, le moi, explicite ou implicite, se
fragmente en diverses figures, en un moi qui est en train d'écrire
et un moi qui est écrit, en un moi empirique qui se cache
derrière le moi qui est en train d'écrire et en un
moi mythique qui sert de modèle au moi qui est écrit.
Dans l'acte d'écrire, le moi de l'auteur se dissout : ce
qu'on appelle la " personnalité " de l'écrivain
est intérieure à l'acte d'écrire, elle est
un produit et un moyen de l'écriture. Une machine " écrivante ",
qu'on aura informée de façon adéquate, pourra
elle aussi élaborer sur la page une personnalité d'écrivain
précise, impossible à confondre; elle pourra être
réglée de façon à développer
ou à changer sa " personnalité " à chaque
nouvelle œuvre. L'écrivain tel qu'il a existé jusqu'à présent
est déjà une machine écrivante, du moins quand
il " fonctionne " bien : ce que la terminologie romantique
appelait génie ou talent, inspiration ou intuition, n'est
rien d'autre que la capacité à trouver la bonne voie
empiriquement, par flair et raccourcis, là où la
machine suivrait un chemin à la fois systématique
et consciencieux, instantané et simultanément multiple.
Le
processus de la composition littéraire une fois démonté et
remonté, le moment décisif de la littérature
deviendra la lecture. En ce sens, même si elle est confiée à la
machine, la littérature continuera à être un
lieu privilégié de la conscience humaine, un exercice
des potentialités contenues dans le système des signes
de toute société et de tout temps. L'œuvre ne
cessera pas de naître, d'être jugée, d'être
détruite ou sans cesse renouvelée au contact de l'œil
qui la lit; ce qui disparaîtra, ce sera la figure de l'auteur,
ce personnage à qui l'on continue d'attribuer des fonctions
qui ne sont pas de sa compétence : l'auteur affichant son âme à l'exposition
permanente des âmes, usant d'organes sensoriels et d'interprétation
plus réceptifs que la moyenne; l'auteur, ce personnage anachronique,
porteur de messages, directeur de conscience, récitant des
conférences dans les sociétés culturelles.
Le rite que nous célébrons en ce moment serait absurde
si nous ne pouvions lui donner le sens d'une cérémonie
funéraire pour accompagner jusqu'aux Enfers la figure de
l'auteur et célébrer l'éternelle résurrection
de l'œuvre littéraire; si nous ne pouvions insuffler à notre
réunion un peu de l'allégresse des banquets funèbres
dans lesquels les Anciens rétablissaient le contact avec
ce qui vit.
Que
l'auteur - cet enfant gâté de l'ignorance - disparaisse
donc pour laisser sa place à un homme plus conscient, qui
saura que l'auteur est une machine, et connaîtra son fonctionnement.
III
Je
crois vous avoir suffisamment expliqué pourquoi c'est
avec sérénité et sans regret que je constate
comment ma place pourra être parfaitement occupée
par un dispositif mécanique. Mais, bien sûr, beaucoup
d'entre vous resteront peu convaincus de mon explication; ils trouveront
que, sous cette ostensible abnégation, cette renonciation
aux prérogatives de l'écrivain, je ne dis pas la
vérité; que, derrière, se cache quelque chose
d'autre; je sens déjà que vous cherchez à mon
attitude des motivations moins flatteuses. Je n'ai rien à opposer à ce
type d'enquête : derrière toute prise de position
idéale, on peut découvrir le poids d'un intérêt
pratique, ou plus souvent d'une motivation psychologique élémentaire.
Voyons quelle est ma réaction psychologique lorsque j'apprends
que l'acte d'écrire n'est qu'un processus combinatoire entre
des éléments donnés : eh bien, ce que j'éprouve
instinctivement, c'est une sensation de soulagement, de sécurité.
Ce même soulagement, ce sentiment de sécurité que
j'éprouve chaque fois qu'une étendue aux contours
indéterminés et flous se révèle à moi
comme une forme géométrique précise, ou que,
dans une avalanche informe d'événements, je parviens à distinguer
des séries de faits, des choix entre un nombre fini de possibilités.
Face au vertige de l'innombrable, de l'inclassable, du continu,
je me sens rassuré par le fini, le systématique,
le discontinu. Pourquoi ? N'y a-t-il pas dans cette attitude un
fond de peur devant l'inconnu, un désir de limiter mon univers,
de me replier dans ma coquille ? Voilà que ma prise de position,
que je voulais provocante et même profanatrice, laisse soupçonner
qu'elle est au contraire dictée par une sorte d'agoraphobie
intellectuelle; comme un exorcisme qui me défendrait des
tourbillons qu'engendre sans cesse la littérature.
Essayons
alors un raisonnement opposé à celui que
j'ai développé jusqu'à présent : c'est
toujours le meilleur système pour ne pas rester prisonnier
de la spirale de ses propres pensées. Nous avons dit que
la littérature est, tout entière, implicite dans
le langage, qu'elle n'est que la permutation d'un ensemble fini
d'éléments et de fonctions. Mais la tension de la
littérature ne viserait-elle pas sans cesse à échapper à ce
nombre fini ? Ne chercherait-elle pas à dire sans cesse
quelque chose qu'elle ne sait pas dire, quelque chose qu'on ne
peut pas dire, quelque chose qu'elle ne sait pas, quelque chose
qu'on ne peut pas savoir ? Telle chose ne peut pas être sue
tant que les mots et les concepts pour l'exprimer et la penser
n'ont pas encore été employés dans cette position,
n'ont pas été disposés dans cet ordre, dans
ce sens. Le combat de la littérature est précisément
un effort pour dépasser les frontières du langage;
c'est du bord extrême du dicible que la littérature
se projette; c'est l'attrait de ce qui est hors du vocabulaire
qui meut la littérature.
Le
conteur de la tribu accroche entre elles des phrases, des images
: le plus jeune fils se perd dans le bois,
il voit une lumière
au loin, il marche, le conte se déroule de phrase en phrase;
vers où tend-il ? Vers le point où quelque chose
d'encore non dit, quelque chose qui n'est qu'obscurément
pressenti, se révèle et nous happe et nous déchire
comme la morsure d'une sorcière anthropophage. Dans la forêt
des contes passe, comme un frémissement du vent, la vibration
du mythe.
Le
mythe est la part cachée de toute histoire, la part
souterraine, la zone non explorée, parce que les mots manquent
pour arriver jusque-là. Pour narrer le mythe, la voix du
conteur dans l'assemblée quotidienne de la tribu ne suffit
pas : il faut des lieux et des époques précises,
des réunions secrètes; la parole ne suffit pas :
il faut le concours d'un ensemble de signes polyvalents, c'est-à-dire
un rite. Le mythe vit de silence, plus encore que de mots : un
mythe inexprimé fait sentir sa présence dans la narration
profane, dans les mots de tous les jours; c'est un vide du langage,
qui aspire les mots dans son tourbillon et donne au conte une forme.
Mais
qu'est-ce donc qu'un vide du langage, sinon la trace d'un tabou,
de l'interdiction de parler de quelque chose,
de prononcer
certains noms, d'un interdit actuel ou ancien ? La littérature
suit des itinéraires qui côtoient et sautent les barrières
des interdits, qui portent à l'énonciation de ce
qui ne pouvait être énoncé, à une invention
qui est toujours réinvention de mots et d'histoires qui
avaient été refoulés de la mémoire
collective et individuelle.
Aussi
le mythe agit-il sur le conte avec une force répétitive,
et l'oblige-t-il à retourner sur ses propres pas au moment
même où il s'engage dans des voies qui semblent le
porter dans d'autres contrées.
L'inconscient
est l'océan de ce qui est indicible, rejeté des
confins du langage, refoulé par suite d'antiques interdits;
l'inconscient parle - dans les rêves, les lapsus, les associations
instantanées - à travers des mots empruntés,
des symboles dérobés, des produits de contrebande
linguistique, jusqu'à ce que la littérature rachète
ces territoires et les annexe au langage de la veille.
La
ligne de force de la littérature moderne tient dans
sa volonté de donner la parole à tout ce qui, dans
l'inconscient social et individuel, est resté non exprimé :
tel est le défi qu'elle relance sans relâche. Plus
nos maisons sont éclairées et prospères, plus
leurs murs ruissellent de fantasmes; les rêves du progrès
et de la rationalité sont visités par des incubes.
Shakespeare nous prévient que le triomphe de la Renaissance
n'a pas apaisé les fantasmes de l'univers médiéval,
qui reparaissent aux remparts de Dunsinane et d'Elseneur; à l'acmé du
siècle des Lumières, surgissent Sade et le roman
noir; Edgar A. Poe inaugure en même temps la littérature
de l'esthétisme et la littérature de masse, en nommant
et libérant les spectres que l'Amérique puritaine
transporte en secret; Lautréamont fait exploser la syntaxe
de l'imagination, et gonfle le monde visionnaire du roman noir
jusqu'aux dimensions d'un jugement dernier; les surréalistes
découvrent dans les associations automatiques de mots et
d'images une raison objective qu'ils opposent à celle de
notre logique intellectuelle. Est-ce là le triomphe de l'irrationnel
? Ou est-ce plutôt le refus de croire que l'irrationnel existe,
et que quelque chose au monde puisse être considéré comme étranger à la
raison des choses, fût-ce ce qui échappe à la
raison déterminée de notre condition historique, à un
prétendu rationalisme défensif et limité ?
Nous
voici transportés dans un paysage idéologique
bien différent de celui où nous croyions avoir établi
demeure, parmi les relais et les diodes des calculatrices électroniques.
Mais en sommes-nous vraiment si loin ?
IV
Les
rapports entre jeu combinatoire et inconscient dans l'activité artistique
sont au centre d'une des formulations esthétiques les plus
convaincantes qui soient actuellement en circulation; une formulation
qui tire son pouvoir éclairant tant de la psychanalyse que
de l'expérience pratique de l'art et de la littérature.
On sait que Freud montrait, en littérature et dans les arts,
un goût très traditionnel, et que, dans ses écrits
sur des thèmes touchant à l'esthétique, il
ne laissa pas d'indications à la hauteur de son génie.
Ce fut un historien d'art d'inspiration freudienne, Ernst Kris,
qui mit en relief, comme clé d'une éventuelle esthétique
de la psychanalyse, l'étude de Freud sur le mot d'esprit.
Et un autre historien de l'art très talentueux, Ernst Gombrich,
a développé cette idée dans son essai sur
Freud et la Psychologie de l'art.
C'est
en suivant les possibilités de permutation et de
transformation implicites dans le langage qu'on obtient le plaisir
du Witz, du calembour, du mot d'esprit; au départ, le plaisir
spécifique que donne tout jeu combinatoire; à un
moment donné, parmi les multiples combinaisons possibles
de mots à la sonorité similaire, il en est une qui
se charge d'une valeur précise, capable de provoquer le
rire. Le phénomène s'explique ainsi : le rapprochement
de concepts auquel on est arrivé par hasard libère,
de façon imprévue, une idée préconsciente,
c'est-à-dire à moitié ensevelie et dissimulée
hors de notre conscience, ou même seulement tenue à l'écart,
mais capable d'affleurer à la conscience pour peu que son
apparition ne soit pas une activité intentionnelle mais
un processus objectif.
Le
processus de la poésie et de l'art, dit Gombrich, est
analogue à celui du jeu de mots; c'est le plaisir infantile
du jeu combinatoire qui pousse le peintre à expérimenter
certaines dispositions de lignes et de couleurs, et le poète à tenter
certains rapprochements de mots; à un moment donné,
se déclenche le dispositif précis par lequel une
des combinaisons obtenues - en suivant le mécanisme propre
de la combinatoire, indépendamment de toute recherche de
sens ou d'effet sur un autre plan - se charge d'une signification
inattendue ou d'un effet imprévu, auxquels la conscience
ne serait pas parvenue intentionnellement : une signification inconsciente,
ou, du moins, la prémonition d'un sens inconscient.
Ici,
les parcours différents que mon raisonnement a suivis
successivement sont arrivés à se rejoindre : la littérature
est, certes, un jeu combinatoire qui suit les possibilités
implicites à son propre matériau, indépendamment
de la personnalité du poète, mais c'est un jeu qui, à un
moment donné, se trouve investi d'un sens inattendu; non
pas un sens contenu à ce même niveau linguistique
sur lequel nous nous mouvions, mais un sens qui a glissé d'un
autre plan; un sens capable de mettre en jeu quelque chose qui,
sur cet autre plan, fait poids pour l'auteur ou la société à laquelle
il appartient. La machine littéraire peut effectuer toutes
les permutations possibles sur un matériau donné;
mais le résultat poétique sera l'effet spécifique
d'une de ces permutations sur l'homme doté d'une conscience
et d'un inconscient, c'est-à-dire sur l'homme empirique
et historique; ce résultat sera le choc qui ne se vérifie
que dans la mesure où, tout autour de la machine écrivante,
vivent les fantasmes obscurs de l'individu et de la société.
Pour
en revenir au conteur de la tribu, celui-ci continue à faire
permuter imperturbablement ses jaguars et ses toucans, jusqu'au
moment où de l'une de ces innocentes petites histoires explose
une révélation terrible : un mythe qui exige d'être
dit en secret ou dans un lieu sacré.
V
Je
m'aperçois, à ce point, que ma conclusion va à l'encontre
des thèses les plus autorisées sur les rapports entre
mythe et conte : alors que, en général, on a dit
jusqu'à présent que le conte, le récit profane,
vient après le mythe, comme sa corruption, sa vulgarisation,
ou sa laïcisation, ou encore que conte et mythe coexistent
et s'opposent comme des fonctions diverses au sein d'une même
culture, la logique de mon propos - jusqu'à qu'une nouvelle
démonstration la réduise à néant -
tend à cette conclusion que le conte, la " fabulation ",
précède la mytho-poiésis: la valeur mythique
est quelque chose qu'on finit par rencontrer lorsqu'on continue
obstinément à jouer avec les fonctions narratives.
Le
mythe, dès lors, tend à se cristalliser, à se
disposer en formules fixes; il passe de la phase mytho-poiétique à la
phase ritualiste, des mains du narrateur à celles des organismes
tribaux attachés à sa conservation et à sa
célébration. Le système de signes de la tribu
s'ordonne par rapport au mythe, un certain nombre de signes deviennent
tabous, au point que le conteur profane ne peut plus les employer
directement. Il continue à tourner autour d'eux en inventant
de nouveaux développements, jusqu'à ce qu'il tombe,
au cours de ce travail méthodique et objectif, sur une nouvelle
illumination de l'inconscient et de l'interdit, qui oblige la tribu à changer
de nouveau son système de signes.
La
fonction de la littérature, à l'intérieur
de ce cadre, varie selon les situations : durant une longue période,
la littérature semble travailler à la consécration, à la
confirmation des valeurs, à l'acceptation de l'autorité;
mais un moment vient où quelque chose dans le mécanisme
saute, et la littérature se fait l'initiatrice d'un processus
de sens contraire, en refusant de voir et de dire les choses comme
elles étaient vues et exprimées jusqu'alors.
Tel
est le thème principal d'un livre qui s'intitule Le
Due Tensioni, recueil de notes inédites d'Elio Vittorini.
Selon ce dernier, la littérature a été jusqu'à présent
trop largement " complice de la nature ", c'est-à-dire
du concept erroné d'une nature immuable, d'une nature mère,
alors que sa véritable valeur apparaît dans les moments
où elle se fait critique du monde et de notre façon
de le voir. Dans un chapitre dont la rédaction était
peut-être déjà définitive, Vittorini
semble étudier depuis les origines la place de la littérature
dans l'histoire humaine : lorsque naissent l'écriture et
les livres, dit-il, l'humanité est déjà partagée
entre un monde civil - la partie de l'humanité qui a accompli
la première le passage au néolithique - et le monde
d'une humanité sauvage, c'est-à-dire restée
au stade du paléolithique, dans laquelle les hommes du néolithique
ne savent plus reconnaître leurs ancêtres; au point
de croire que cette partition existe depuis toujours, comme ils
croient éternelle la partition entre maîtres et serviteurs.
La littérature naît ainsi sous le poids d'un devoir
de consécration, de confirmation de l'ordre existant; poids
dont elle ne se libère que très lentement au cours
des siècles, en devenant un fait privé qui permet
aux poètes et aux écrivains d'exprimer leurs propres
oppressions, de les éclairer à la lumière
de leur conscience. Or, la littérature parvient à cela
- ajouterai-je - à travers ses jeux combinatoires qui, à un
moment donné, se chargent de contenus préconscients,
qui donnent finalement une voix à ces derniers. C'est sur
cette voie libératrice ouverte par la littérature
que les hommes acquièrent l'esprit critique, et le transmettent à la
culture ou à la pensée collective.
VI
Sur
ce double aspect de la littérature, il me paraît à propos
de citer ici, en conclusion de cette petite conversation, un essai
du poète et critique allemand Hans Magnus Enzensberger :
Structures topologiques dans la littérature moderne. Enzensberger
y passe en revue les cas (si nombreux) de narration labyrinthique,
depuis l'Antiquité jusqu'à Borgès et Robbe-Grillet,
ou de narrations emboîtées l'une dans l'autre comme
des poupées russes, et se demande ce que signifie l'insistance
de la littérature moderne sur ces thèmes; il évoque
l'image d'un monde où il est facile de se perdre, d'être
désorienté : l'exercice de retrouver son orientation
acquiert alors une valeur particulière, comme un entraînement à la
survie. " Toute orientation, écrit Enzensberger, présuppose
une désorientation. Seul celui qui a fait l'expérience
de la perte d'orientation peut s'en libérer. Or, ces jeux
d'orientation sont à leur tour des jeux de désorientation.
C'est là que résident leur fascination et leur risque.
Le labyrinthe est fait pour qu'on s'y perde et qu'on y erre. Mais
il est aussi un défi au visiteur, pour que celui-ci en reconstitue
le plan et en détruise le pouvoir. S'il réussit,
il aura détruit le labyrinthe; le labyrinthe n'existe pas
pour qui l'a traversé. " Et Enzensberger conclut : " Du
moment où une structure topologique se présente comme
structure métaphysique, le jeu perd son équilibre
dialectique, et la littérature se transforme en un moyen
pour démontrer que le monde est essentiellement impénétrable,
que toute communication est impossible. Le labyrinthe cesse ainsi
d'être un défi à l'intelligence humaine, et
se présente comme un fac-similé du monde et de la
société. " Le propos d'Enzensberger peut être élargi à tout
ce que, dans la littérature et la culture, nous voyons aujourd'hui,
après von Neumann, comme jeu mathématique combinatoire.
Le jeu peut fonctionner comme un défi à comprendre
le monde, ou comme une dissuasion à le saisir; la littérature
peut aussi bien travailler dans le sens critique que dans le sens
de la confirmation des choses telles qu'elles sont et telles qu'elles
sont connues. La frontière n'est jamais clairement définie;
je dirai que, sur ce point, c'est la lecture qui devient décisive
: c'est au lecteur qu'il revient de faire en sorte que la littérature
exerce sa force critique, et cela peut se produire indépendamment
de l'intention de l'auteur.
Je
crois que tel est le sens qu'on peut donner au dernier récit
que j'ai écrit, et qui figure à la fin de Temps zéro.
On y voit Alexandre Dumas tirant son roman le Comte de Monte-Cristo
d'un hyper-roman qui contient toutes les variantes possibles de
l'histoire d'Edmond Dantès. Prisonniers d'un chapitre du
Comte de Monte-Cristo, Edmond Dantès et l'abbé Faria étudient
le plan de leur évasion, et se demandent quelle sera la
bonne solution, parmi toutes les variantes possibles. L'abbé Faria
creuse des galeries pour s'évader de la forteresse mais
se trompe toujours de direction et se retrouve sans cesse dans
des cellules plus profondes; sur la base des erreurs de Faria,
Dantès cherche à dessiner un plan de la forteresse.
Tandis que Faria, à force d'essais, tend à réaliser
l'évasion parfaite, Dantès tend à imaginer
la prison parfaite, celle dont on ne peut fuir. Il s'en explique
dans le passage que voici :
" Si par la pensée je réussis à construire
une forteresse d'où il est impossible de fuir, cette forteresse
pensée sera ou bien semblable à la véritable
- et en ce cas il est sûr que je ne m'enfuirai jamais d'ici;
mais du moins aurai-je trouvé la tranquillité de
qui se trouve où il est parce qu'il ne peut être ailleurs
-, ou bien ce sera une forteresse d'où la fuite sera plus
impossible encore que d'ici - et alors ce sera le signe qu'ici
une chance de fuir existe : il suffira de déterminer le
point où la forteresse pensée ne coïncide pas
avec la véritable, pour la trouver. "
Tel
est le final le plus optimiste que j'aie réussi à donner à mon
récit, à mon livre - et à la conférence
que voici.
Liens
brisés
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