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1999-2018

 

VILLA TRISTE

Patrick Modiano

(premières pages)

 


Qui es-tu, toi, voyeur d'ombres ?

Dylan Thomas

Ils ont détruit l'hôtel de Verdun. C'était un curieux bâtiment, en face de la gare, bordé d'une véranda dont le bois pourrissait. Des voyageurs de commerce y venaient dormir entre deux trains. Il avait la réputation d'un hôtel de passe. Le café voisin, en forme de rotonde, a disparu lui aussi. S'appelait-il café des Cadrans ou de l'Avenir? Entre la gare et les pelouses de la place Albert-1er, il y a un grand vide, maintenant.
La rue Royale, elle, n'a pas changé, mais à cause de l'hiver et de l'heure tardive, on a l'impression, en la suivant, de traverser une ville morte. Vitrines de la librairie Chez Clément Marot, d'Horowitz le bijoutier, Deauville, Genève, Le Touquet, et de la pâtisserie anglaise Fidel-Berger... Plus loin, le salon de coiffure René Pigault. Vitrines d'Henri à la Pensée. La plupart de ces magasins de luxe sont fermés en dehors de la saison. Quand commencent les arcades, on voit briller,
au bout, à gauche, le néon rouge et vert du Cintra. Sur le trottoir opposé, au coin de la rue Royale et de la place du Pâquier, la Taverne, que fréquentait la jeunesse pendant l'été. Est-ce toujours la même clientèle aujourd'hui?
Plus rien ne reste du grand café, de ses lustres, de ses glaces, et des tables à parasols qui débordaient sur la chaussée. Vers huit heures du soir, des allées et venues se faisaient de table à table, des groupes se formaient. Eclats de rire. Cheveux blonds. Tintements des verres. Chapeaux de paille. De temps en temps un peignoir de plage ajoutait sa note bariolée. On se préparait pour les festivités de la nuit.
A droite, là-bas, le Casino, une construction blanche et massive, n'ouvre que de juin à septembre. L'hiver, la bourgeoisie locale bridge deux fois par semaine dans la salle de baccara et le grill-room sert de lieu de réunion au Rotary Club du département. Derrière, le parc d'Albigny descend en pente très douce jusqu'au lac avec ses saules pleureurs, son kiosque à musique et l'embarcadère d'où l'on prend le bateau vétuste qui fait la navette entre les petites localités du bord de l'eau: Veyrier, Chavoire, Saint-Jorioz, Eilan-Roc, Port-Lusatz... Trop d'énumérations. Mais il faut chantonner certains mots, inlassablement, sur un air de berceuse.
On suit l'avenue d'Albigny, bordée de platanes. Elle longe le lac et au moment où elle s'incurve vers la droite, on distingue un portail en bois blanc: l'entrée du Sporting. De chaque côté d'une allée de gravier, plusieurs courts de tennis. Ensuite, il suffit de fermer les yeux pour se rappeler la longue rangée de cabines et la plage de sable qui s'étend sur près de trois cents mètres. A l'arrière-plan, un jardin anglais entourant le bar et le restaurant du Sporting, installés dans une ancienne orangerie. Tout cela forme une presqu'i1e qui appartenait vers 1900 au constructeur d'automobiles Gordon-Gramme.
A la hauteur du Sporting, de l'autre côté de l'avenue d'Albigny, commence le boulevard Carabacel. Il monte en lacets jusqu'aux hôtels Hermitage, Windsor et Alhambra, mais on peut également emprunter le funiculaire. L'été il fonctionne jusqu'à minuit et on l'attend dans une petite gare qui a l'aspect extérieur d'un chalet. Ici la végétation est composite, et on ne sait plus si l'on se trouve dans les Alpes, au bord de la Méditerranée ou même sous les Tropiques. Pins parasols. Mimosas. Sapins. Palmiers. En suivant le boulevard à flanc de colline, on découvre le panorama: le lac tout entier, la chaîne des Aravis, et de l'autre côté de l'eau, ce pays fuyant qu'on appelle la Suisse.
L'Hermitage et le Windsor n'abritent plus que des appartements meublés. Pourtant on a négligé de détruire la porte-tambour du Windsor et la verrière qui prolongeait le hall de l'Hermitage. Souvenez-vous: elle était envahie par les bougainvillées. Le Windsor datait des années 1910 et sa façade blanche avait le même aspect de meringue que celles du Ruhl et du Négresco à Nice. L'Hermitage de couleur ocre était plus sobre et plus majestueux. Il ressemblait à l'hôtel Royal de Deauville. Oui, comme un frère jumeau. Ont-ils vraiment été convertis en appartements? Pas une lumière aux fenêtres. Il faudrait avoir le courage de traverser les halls obscurs et de gravir les escaliers. Alors peut-être s'apercevrait-on que personne n'habite ici.
L'Alhambra, lui, a été rasé. Plus aucune trace des jardins qui l'entouraient. Ils vont certainement construire un hôtel moderne sur son emplacement. Un tout petit effort de mémoire: en été, les jardins de l'Hermitage, du Windsor et de l'Alhambra étaient très proches de l'image que l'on peut se faire de l'Eden perdu ou de la Terre promise. Mais dans lequel des trois y avait-il cet immense parterre de dahlias et cette balustrade où l'on s'accoudait pour regarder le lac, tout en bas? Peu importe. Nous aurons été les derniers témoins d'un monde.
Il est très tard, en hiver. On distingue a peine, de l'autre côté du lac, les lumières mouillées de la Suisse. De la végétation luxuriante de Carabacel, il ne reste que quelques arbres morts et des massifs rabougris. Les façades du Windsor et de l'Hermitage sont noires et comme calcinées. La ville a perdu son vernis cosmopolite et estival. Elle s'est rétrécie aux dimensions d'un chef-lieu de département. Une petite ville tapie au fond de la province française. Le notaire et le sous-préfet bridgent dans le Casino désaffecté. Mme Pigault également, la directrice du salon de coiffure, quarantaine blonde et parfumée au « Shocking ». A côté d'elle, le fils Fournier, dont la famille possède trois usines de textiles à Faverges, Servoz, des laboratoires pharmaceutiques de Chambéry, excellent joueur de golf. Il parait que Mme Servoz, brune comme Mme Pigault est blonde, circule toujours au volant d'une B.M.W. entre Genève et sa villa de Chavoire, et aime beaucoup les jeunes gens. On la voit souvent avec Pimpin Lavorel. Et nous pourrions donner mille autres détails aussi insipides, aussi consternants sur la vie quotidienne de cette petite ville, parce que les choses et les gens n'ont certainement pas changé, en douze ans.
Les cafés sont fermés. Une lumière rose filtre a travers la porte du Cintra. Voulez-vous que nous entrions pour vérifier si les boiseries d'acajou n'ont pas changé, si la lampe à l'abat-jour écossais est à sa place: du côté gauche du bar? Ils n'ont pas enlevé les photographies d'Emile Allais, prises à Engelberg quand il remporta le Championnat du monde. Ni celles de James Couttet. Ni la photo de Daniel Hendrickx. Elles sont alignées au-dessus des rangées d'apéritifs. Elles ont jauni, bien sûr. Et dans la demi-pénombre, le seul client, un homme
congestionné portant une veste a. carreaux, pelote distraitement la barmaid. Elle avait une beauté acide au début des années soixante mais depuis elle s'est alourdie.
On entend le bruit de ses propres pas, dans la rue Sommeiller déserte. A gauche, le cinéma le Régent est identique à lui-même: toujours ce crépi orange et les lettres le Régent
en caractère anglais de couleur grenat. Ils ont dû quand même moderniser la salle, changer les fauteuils .de bois et les portraits Harcourt des vedettes qui décoraient l'entrée. La place de la Gare est le seul endroit de la ville ou brillent quelques lumières et ou règne encore un peu d'animation. L'express pour Paris passe a. minuit six. Les permissionnaires de la caserne Berthollet arrivent par petits groupes bruyants, leur valise de mental ou de carton à la main. Quelques-uns chantent Mon Beau Sapin: l'approche de Noël, sans doute. Sur le quai n° 2, ils s'agglutinent les uns aux autres, se donnent des bourrades dans le dos. On dirait qu'ils partent au front. Parmi toutes ces capotes militaires, un costume civil de couleur beige. L'homme qui le porte ne semble pas souffrir du froid; il a autour du cou une écharpe de soie verte qu'il serre d'une main nerveuse. Il va de groupe en groupe, tourne la tête de gauche a. droite avec une expression hagarde, comme s'il cherchait un visage au milieu de cette cohue. Il vient même d'interroger un militaire, mais celui-ci et ses deux compagnons l'inspectent des pieds à la tête, narquois. D'autres permissionnaires se sont retournés et sifflent sur son passage. Il feint de n'y prêter aucune attention et mordille un fume-cigarette. Maintenant il se trouve à. l'écart, en compagnie d'un jeune chasseur alpin tout blond. Celui-ci parait gêné et jette de temps en temps des yeux furtifs vers ses camarades. L'autre s'appuie sur son épaule et lui chuchote quelque chose à l'oreille. Le jeune chasseur alpin essaie de se dégager. Alors il lui glisse une enveloppe dans la poche de son manteau, le regarde sans rien dire et, comme il commence à neiger, relève le col de sa veste.
Cet homme s'appelle René Meinthe. Il porte brusquement sa main gauche à son front, et la laisse là, en visière, geste qui lui était familier, il y a douze ans. Comme il a vieilli...
Le train est arrivé en gare. Ils montent à l'assaut, se bousculent dans les couloirs, baissent les vitres, se passent les valises. Certains chantent: Ce n'est qu'un au revoir... mais la plupart préfèrent hurler: Mon Beau Sapin... Il neige plus fort. Meinthe se tient debout, immobile, sa main en visière. Le jeune blondinet, derrière la vitre, le considère, un sourire un peu méchant au coin des lèvres. Il tripote son béret de chasseur alpin. Meinthe lui fait un signe. Les wagons défilent emportant leurs grappes de militaires qui chantent et agitent les bras.
Il a enfoncé ses mains dans les poches de sa veste et se dirige vers le buffet de la gare. Les deux garçons rangent les tables et balayent autour d'eux à grands gestes mous. Au bar, un homme en imperméable range les derniers verres. Meinthe commande un cognac. L'homme lui répond d'un ton sec qu'on ne sert plus. Meinthe demande à nouveau un cognac.
- Ici, répond l'homme en traînant sur les syllabes, ici, on ne sert pas les tantes.
Et les deux autres, derrière, ont éclaté de rire. Meinthe ne bouge pas, il fixe un point devant lui, l'air épuisé. L'un des garçons a éteint les appliques du mur gauche. Il ne reste plus qu'une zone de lumière jaunâtre, autour du bar. Ils attendent, les bras croisés. Lui casseront-ils la figure? Mais qui sait? Peut-être Meinthe va-t-il frapper. de la paume de sa main le comptoir crasseux et leur lancer: « Je suis la reine Astrid, la REINE DES BELGES ! », avec sa cambrure et son rire insolent d'autrefois.


© Gallimard, 1975

 

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