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1999-2018

 

REMISE de PEINE

Patrick Modiano

(premières pages)

 

« Il n'est guère de famille pour peu qu'elle puisse remonter à quatre générations qui ne prétende avoir des droits sur quelque titre en sommeil ou bien sur quelque château ou domaine, des droits qui ne sauraient être soutenus devant un tribunal mais qui flattent l'imagination et qui écourtent les heures d'oisiveté.
Les droits qu'un homme a sur son propre passé sont plus précaires encore. »
R. L. Stevenson, Un chapitre sur les rêves.

C'était l'époque où les tournées théâtrales ne parcouraient pas seulement la France, la Suisse et la Belgique, mais aussi l'Afrique du Nord. J'avais dix ans. Ma mère était partie jouer une pièce en tournée et nous habitions, mon frère et moi, chez des amies à elle, dans un village des environs de Paris.
Une maison d'un étage, à la façade de lierre. L'une de ces fenêtres en saillie que les Anglais nomment bow-windows prolongeait le salon. Derrière la maison, un jardin en terrasses. Au fond de la première terrasse du jardin était cachée sous des clématites la tombe du docteur Guillotin. Avait-il vécu dans cette maison? Y avait-il perfectionné sa machine à couper les têtes? Tout en haut du jardin, deux pommiers et un poirier.
Les petites plaques d'émail accrochées par des chaînettes d'argent aux carafons de liqueur, dans le salon, portaient des noms: Izarra, Sherry, Curaçao. Le chèvrefeuille envahissait la margelle du puits, au milieu de la cour qui précédait le jardin. Le téléphone était posé sur un guéridon, tout près de l'une des fenêtres du salon.
Un grillage protégeait la façade de la maison, légèrement en retrait de la rue du Docteur Dordaine. Un jour, on avait repeint le grillage après l'avoir couvert de minium. Etait-ce bien du minium, cet enduit de couleur orange qui reste vivace dans mon souvenir? La rue du Docteur Dordaine avait un aspect villageois, surtout à son extrémité: une institution de bonnes sœurs, puis une ferme où on allait chercher du lait, et, plus loin, le château. Si vous descendiez la rue, sur le trottoir de droite, vous passiez devant la poste; à la même hauteur, du côté gauche, vous distinguiez, derrière une grille, les serres du fleuriste dont le fils était mon voisin de classe. Un peu plus loin, sur le même trottoir que la poste, le mur de l'école Jeanne-d’Arc, enfoui sous les feuillages des platanes.
En face de la maison, une avenue en pente douce. Elle était bordée, à droite, par le temple
protestant et par un petit bois dans les fourrés duquel nous avions trouvé un casque de soldat allemand; à gauche, par une demeure longue et blanche à fronton, avec un grand jardin et un saule pleureur. Plus bas, mitoyenne de ce jardin, l'auberge Robin des Bois.
Au bout de la pente, et perpendiculaire à elle, la route. Vers la droite, la place de la gare,
toujours déserte, sur laquelle nous avons appris à faire du vélo. Dans l'autre sens, vous longiez le jardin public. Sur le trottoir de gauche, un bâtiment avec une galerie de béton où se succédaient le marchand de journaux, le cinéma et la pharmacie. Le fils du pharmacien était l'un de mes camarades de classe, et, une nuit, son père s'est tué en se pendant à une corde qu'il avait attachée à la terrasse de la galerie. Il parait que les gens se pendent en été. Les autres saisons, ils préfèrent se tuer en se noyant dans les rivières. C'était le maire du village qui l'avait dit au marchand de journaux.
Ensuite, un terrain désert où se tenait le marché, chaque vendredi. Quelquefois s'y dressaient le chapiteau d'un cirque ambulant et les baraques d'une fête foraine.
Vous arriviez devant la mairie et le passage à niveau. Après avoir franchi celui-ci, vous suiviez la grande rue du village qui montait jusqu'à la place de l'église et le monument aux morts. Pour une messe de Noël, nous avions été, mon frère et moi, enfants de chœur dans cette église.

© Ed du Seuil, 1988

 

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