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1999-2018

 

DES INCONNUES

Patrick Modiano

(premières pages)

Cette année-là, l'automne est venu plus tôt que d'habitude, avec la pluie, les feuilles
mortes, la brume sur les quais de la Saône. J'habitais encore chez mes parents, au début de
la colline de Fourvière. Il fallait que je trouve du travail. En janvier, j'avais été engagée pour six mois comme dactylo à la Société de Rayonne et Soierie, place Croix-Paquet, et j'avais économisé l'argent de mon salaire. J'étais partie en vacances à Torremolinos, au sud de l'Espagne. J'avais dix-huit ans et je quittais la France pour la première fois de ma vie.

Sur la plage de Torremolinos, j'avais fait la connaissance d'une femme, une Française, qui vivait là depuis plusieurs années avec son mari et s'appelait Mireille Maximoff. Une brune, très jolie. Elle et son mari tenaient un petit hôtel où j'avais pris une chambre. Elle m'avait expliqué qu'elle ferait un long séjour à Paris, l'automne prochain, et qu'elle logerait chez des amis dont elle m'avait donné l'adresse. Je lui avais promis d'aller la voir à Paris, si j'en avais l'occasion.
Au retour, Lyon m'a paru bien sombre. Tout près de chez moi, à droite, sur la montée
Saint-Barthélemy, se trouvait le pensionnat des Lazaristes. Des bâtiments construits à flanc de colline et dont les façades lugubres dominaient la rue. Le portail était creusé dans un grand mur. Pour moi, Lyon de ce mois de septembre-là, c'est le mur des Lazaristes. Un mur noir ou se posaient quelquefois les rayons du soleil d'automne. Alors, ce pensionnat semblait abandonné. Mais sous la pluie, le mur était celui d'une prison et j'avais l'impression qu'il me barrait l'avenir.
J'ai appris par une cliente de la boutique de mes parents qu'une maison de couture cherchait des mannequins. D'après elle, c'était payé huit cents francs par mois, deux cents francs de plus qu'à la Société de Rayonne et Soierie. Elle m'a donné l'adresse, et j'ai décidé de m'y présenter. Au téléphone, une femme m'a dit d'une voix autoritaire de venir une fin d'après-midi de la semaine prochaine au 4 de la rue Grolée.
Les jours suivants, j'ai fini par me persuader que je devais faire ce métier de mannequin, moi qui n'y avais jamais songé auparavant. Ainsi aurais-je peut-être une bonne raison de quitter Lyon pour Paris. À mesure que se rapprochait l'heure du rendez-vous, j'étais de plus en plus anxieuse. Ma vie se jouerait à pile ou face. Je me disais que si je n’étais pas engagée, il ne se présenterait plus d'autre occasion comme celle-là. Est-ce que j'avais une petite chance? De quelle manière s'habiller pour passer l'examen? Je n'avais pas le choix. Mes seuls vêtements un peu soignés étaient une jupe grise et un chemisier blanc. J'ai acheté des chaussures bleu marine à petits talons.
La veille au soir, dans ma chambre, j'ai mis le chemisier blanc, la jupe grise, les chaussures bleu marine et j'étais là, debout, immobile, devant la glace de l'armoire à me demander si cette fille, c'était bien moi. Cela m'a fait sourire, mais le sourire s'est figé à la pensée que, demain, on déciderait de ma vie.
Je craignais d'être en retard au rendez-vous et j'étais partie de chez moi une heure à l'avance. Place Bellecour, il pleuvait et je me suis réfugiée dans le hall de l'hôtel Royal. Je ne voulais pas me présenter à la maison de couture les cheveux mouillés. J'ai expliqué au concierge de l'hôtel que j'étais une cliente et il m'a prêté un parapluie. Au 4 de la rue Grolée, on m'a fait attendre dans une grande pièce aux boiseries grises et aux portes-fenêtres protégées par des rideaux de soie de la même couleur. Une rangée de chaises était disposée contre le mur, des chaises en bois doré avec un capiton de velours rouge. Au bout d'une demi-heure, je me suis dit que l'on m'avait oubliée.
Je m'étais assise sur l'une des chaises et j'entendais tomber la pluie. Le lustre jetait une lumière blanche. Je me demandais s'il fallait que je reste là.
Un homme est entré, la cinquantaine, les cheveux bruns ramenés en arrière, une petite moustache et des yeux d'épervier. Il était vêtu d'un costume bleu marine et il portait des chaussures de daim foncé. Quelquefois, dans mes rêves, il pousse la porte et il entre, les cheveux toujours aussi noirs après trente ans.
Il m'a priée de ne pas me lever et il s'est assis a côté de moi. D'une voix sèche, il m'a demandé mon âge. Est-ce que j'avais déjà travaillé comme mannequin? Non. Il m'a demandé d'enlever mes chaussures et de marcher jusqu'aux fenêtres, puis de revenir vers lui. J'ai marché et je me sentais très embarrassée. Il était penché sur sa chaise, le menton sur la paume de sa main, l'air soucieux. Après cet aller-retour, je suis restée debout devant lui, sans qu'il me dise rien. Pour me donner une contenance, je ne quittais pas du regard mes chaussures, au pied de la chaise vide.
- Asseyez-vous, m'a-t-il dit.
J'ai repris ma place, a côté de lui, sur la chaise. Je ne savais pas si je pouvais remettre mes chaussures.
- C'est votre couleur naturelle? m' a-t-il demandé en me désignant mes cheveux.
J'ai répondu oui.
- Je voudrais vous voir de profil.
J'ai tourné la tête en direction des fenêtres.
- Vous avez un assez joli profil...
Il me l'avait dit comme s'il m'annonçait une mauvaise nouvelle.
- C'est tellement rare, les jolis profils.
Il paraissait exaspéré a la pensée qu'il n'y eut pas assez de jolis profils dans le monde. Il me fixait de ses yeux d'épervier.
- Pour des photos ce serait très bien, mais vous ne correspondez pas a ce que recherche monsieur Pierre.
Je me suis raidie. Avais-je encore une toute petite chance? Peut-être demanderait-il son avis a ce monsieur Pierre qui était le patron sans doute. Que recherchait-il exactement? J'étais bien décidée a me conformer a tout ce que voulait monsieur Pierre.
- Je regrette... Nous ne pouvons pas vous engager.
Le verdict était tombé. Je n'avais plus la force de rien dire. Le ton sec et courtois de cet homme me faisait bien comprendre que je n'étais même pas digne qu'on demande son avis à monsieur Pierre.
J'ai remis mes chaussures. Je me suis levée. Il m'a serré la main, en silence, et m'a guidée jusqu'à la porte qu'il a ouverte lui-même pour me laisser le passage. Dans la rue, je me
suis aperçue que j'avais oublié le parapluie, mais cela n'avait plus aucune importance. Je traversai le pont. Je marchai sur le quai, le long de la Saône. Puis je me suis retrouvée, près de chez moi, montée Saint-Barthélemy, devant le mur des Lazaristes, comme souvent dans mes rêves, les années suivantes. On n'aurait pas pu me distinguer de ce mur. Il me recouvrait de son ombre et je prenais la même couleur que lui. Et personne, jamais, ne m'arracherait a cette ombre. Par contraste, le salon de la rue Grolée, ou l'on m'avait fait attendre, baignait dans la lumière du lustre, une lumière crue. Le type en costume bleu et chaussures de daim n'en finissait pas de quitter la pièce, à reculons. On aurait dit un vieux film que l'on passe à l'envers.
Toujours le même rêve. Au bout de quelques années, le mur des Lazaristes était moins sombre et, certaines nuits, un rayon de soleil couchant l'éclairait. Dans le salon de la rue Grolée, le lustre répandait une lumière douce. Le costume bleu de l'homme aux yeux d'épervier semblait bien pâle, délavé. Son visage aussi avait pâli, sa peau était presque translucide. Seuls les cheveux restaient noirs. Sa voix s'était cassée. Ce n'était plus lui qui parlait, mais un disque qui tournait. Les mêmes paroles se répétaient pour l'éternité : «votre couleur naturelle... Mettez-vous de profil... Vous ne correspondez pas à ce que recherche monsieur Pierre », et elles avaient perdu leur sens. Chaque fois, à mon réveil, je m'étonnais que cet épisode de plus en plus lointain de ma vie m'ait causé une telle déception et m'ait rendue si malheureuse. j'avais même pensé, quand je traversais le pont ce soir-là, me jeter dans la Saône. Pour si peu de chose.
Je n'avais même plus le courage de rentrer chez moi, de retrouver mes parents et l'armoire à glace de ma chambre. j'ai descendu les escaliers vers la vieille ville comme si je prenais la fuite. De nouveau, je marchais sur le quai, au bord de la Saône. Je suis entrée dans un café. Je gardais toujours sur moi le bout de papier ou Mireille Maximoff avait écrit l'adresse et le numéro de téléphone de ses amis à Paris. Les sonneries se succédaient sans que personne ne réponde et, brusquement, j'ai entendu une voix de femme. Je restais muette. Puis, j'ai quand même réussi à dire: « Est-ce que je pourrais parler à Mireille Maximoff? » d'une voix blanche que l'on ne devait pas entendre, là-bas, à Paris. Elle était absente pour le moment mais elle serait là un peu plus tard, dans la soirée.

 © Gallimard (1999)

 

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