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1999-2018

 

Andrè Kaspi

La bataille et le mythe

Le Monde du 25 août 1994

 

 

Que n'a-t-on pas dit et écrit sur la libération de Paris...Combien d'entre nous sont restés insensibles à l'épopée que nous ont transmise les acteurs et les témoins, les écrivains et les journalistes, les cinéastes et les historiens ? La libération de la France, c'est avant tout la libération de Paris. Même si les deux débarquements ont eu lieu auparavant, même s'il faut attendre quelques mois encore pour que le territoire national soit complètement débarrassé de tout occupant.

Il est donc inutile d'égrener, une fois de plus, les grandes heures d'un Paris insurgé, combattant et libéré. En revanche, l'interprétation des faits suscite la controverse. Fallait-il, par exemple, déclencher l'insurrection le 19 août et accepter, dès le lendemain, la trêve des combats ? Pourquoi les Américains ont-ils tardé à dépêcher la 2 DB du général Leclerc au secours des Parisiens ? Que représente la libération de Paris dans l'ascension politique du général de Gaulle ? Autant de questions que les résistants ont débattues avec âpreté. Autant de chausse-trapes pour les historiens. La moindre affirmation peut rouvrir des blessures. La mémoire collective, les mémoires individuelles veillent. Les mythes ont la vie dure.

Tandis que les armées alliées progressent en Normandie et en Bretagne, les Parisiens vivent dans l'attente. Ils ne savent pas quand ni comment ils recouvreront leur liberté. Pour l'instant, ils souffrent. Paris est affamé. La nourriture ne parvient plus dans la capitale. Les liaisons avec les campagnes ont été rompues ; les voies ferrées, endommagées par les bombardements anglo-américains et les sabotages ; bien des ponts, détruits. La moitié seulement des besoins en farine et en lait sont couverts. Le 17 août, les stocks alimentaires s'épuisent : dans une semaine, il n'y aura plus de pain ; il reste pour chaque habitant 270 grammes de viande, 350 grammes de biscuits, des pâtes pour douze repas. Mais le marché noir bat son plein. Voulez-vous du beurre, du sucre, de la viande ? Il faut payer de trois à dix fois plus cher que les prix officiels.

Jean-Marie Musy, ancien président de la Confédération helvétique, visite Paris en juillet. " Une tranche de viande, observe-t-il, se vend 100 francs. Pour les petites gens, c'est déjà la misère noire. On s'en rend compte quand on sait que les petits employés et les petits fonctionnaires touchent aux environs de 2 000 francs par mois. (...) Pour le pain, il est fréquent que les boulangeries soient vidées avant que chacun soit servi. (...) Pour le lait, dont l'apport quotidien avant guerre était d'environ 1 200 000 litres, il n'en arrive en moyenne, du 6 juin au 17 juillet, que 220 000 litres par jour. Paris compte actuellement 25 000 nourrissons insuffisamment alimentés. " Un mois plus tard, la situation empire encore. La famine guette.

Et voilà que les grèves paralysent l'agglomération. Le 10 août, les cheminots arrêtent le travail " pour faire reculer le Boche, pour faire aboutir les revendications, pour la libération totale de notre pays ". Ils réclament l'élargissement de leurs camarades, jetés en prison à la suite de la manifestation du 14 juillet, l'augmentation de leurs salaires, des distributions de nourriture. Tous les réseaux sont touchés. Des rails sont déboulonnés ; des locomotives bloquées. A leur tour, les agents des transports parisiens manifestent sur la place de l'Hôtel-de-Ville.

Des centaines de fonctionnaires, des postiers, des infirmières, des employés des pompes funèbres, des ouvriers du bâtiment, des métallos les rejoignent pour crier eux aussi leur colère. Contre quoi ? D'insupportables conditions de vie. Contre qui ? Les occupants, bien sûr, et les dévoués serviteurs qui transmettent leurs ordres. Tout comme le gaz, l'électricité manque. Le 12 août, le métro interrompt son service jusqu'au 16, mais le 16, il ne roulera pas davantage. C'est désormais le règne de la bicyclette. Et puis, le 15 août, la police parisienne décide de faire grève, deux jours après que les forces de gendarmerie ont rallié la Résistance. Plus personne dans les commissariats, une préfecture abandonnée aux gardes du corps du préfet, Paris sans ses gardiens de la paix... Le seul service public qui continue de fonctionner, c'est le téléphone.

Etrange atmosphère dans ce Paris de la mi-août. Les miliciens, qui occupaient les lycées Saint-Louis et Louis-le-Grand, déguerpissent. Les Allemands eux-mêmes s'en vont, " les souris grises " d'abord, l'état-major de la Wehrmacht ensuite. " J'ai observé leur exode de la Sorbonne à la gare de l'Est, et à la gare du Nord, note Jean Galtier-Boissière, puis suis revenu à l'Opéra par le boulevard Magenta et la rue Lafayette. Sur toutes les voies, des dizaines, des centaines de camions, de cars bondés, de canons portés, d'ambulances chargées de blessés couchés, se suivent, se dépassent, se croisent. Au carrefour Strasbourg-Saint-Denis et devant les gares, des Feldgendarmes à chaînes d'huissier règlent la circulation avec leurs disques, la police parisienne étant en grève. Rue La Fayette, venant des somptueux hôtels du quartier de l'Etoile, passent d'étincelantes torpédos des généraux amarante, monoclés, accompagnés de femmes blondes, élégamment habillées, qui semblent partir pour quelque plage à la mode. " Serait-ce le début de la grande débandade ?

LE POUVOIR EST VACANT

Dans ce Paris désorganisé, fiévreux et impatient, tout est alors possible. Le 9 août, Pierre Laval s'est installé à l'hôtel Matignon. Il a tenté de mettre sur pied un gouvernement de transition, que présiderait Edouard Herriot, pour assurer la continuité de Vichy et rejeter dans les ténèbres extérieures le Gouvernement provisoire du général de Gaulle. La manoeuvre échoue. Les Allemands emmènent vers Belfort les ministres de Pétain, y compris Laval. Le pouvoir est vacant. Les conditions d'un soulèvement sont réunies. Encore faut-il que l'insurrection soit préparée, encadrée et décidée.

Au sein de la Résistance, les compétences s'enchevêtrent. Le Gouvernement provisoire de la République française a succédé, le 2 juin, au Comité français de libération nationale. Il siège à Alger. Alexandre Parodi exerce en métropole les fonctions de délégué général. Un délégué militaire national, Jacques Delmas, dit Chaban, est assisté par des délégués militaires régionaux. Le Conseil national de la Résistance (CNR), présidé par Georges Bidault, réunit les résistants de l'intérieur. Sa commission militaire a pour sigle COMAC. Des comités départementaux de libération (CDL) et des comités locaux (CLL) ont pour mission de préparer l'après-Vichy, de faire entendre la voix de la Résistance, d'aider les futurs préfets. A Paris, le Comité parisien de libération (CPL) tient lieu de CDL et de CLL. Il réunit dix-huit organisations et " les représentants des grands corps constitués ".

Les forces militaires de la Résistance ont été regroupées, depuis février 1944, dans les Forces françaises de l'intérieur (FFI), mais les Francs-Tireurs et partisans (FTP) d'obédience communiste conservent leur autonomie. Les sigles, multiples, embrouillent les esprits d'aujourd'hui. Ils dissimulent pourtant bien des rivalités, voire des oppositions politiques. Car si tous les résistants partagent le même objectif _ chasser les Allemands de France et abattre le régime de Vichy _, leurs opinions divergent sur la reconstruction idéologique, sociale et politique du pays.

Grosso modo, deux forces sont face à face : les communistes et les gaullistes, encore qu'à l'intérieur du camp gaulliste, l'homogénéité soit plus illusoire que réelle. Les communistes noyautent les organismes de la Résistance en plaçant aux postes stratégiques des militants ou des sous-marins. André Tollet préside le CPL et représente la CGT. Le colonel Rol-Tanguy commande les FFI de la région parisienne et milite depuis longtemps au Parti communiste. Les uns et les autres souhaitent que la Libération de Paris résulte d'une insurrection populaire, mais quand faudra-t-il déclencher l'insurrection ? A l'approche des armées alliées, estime Chaban-Delmas. "L'appel à l'insurrection pour nous était une idée permanente", témoigne Rol-Tanguy. Il faut mobiliser les masses, "miser avant tout sur l'effort de la classe ouvrière", précise Tollet, qui poursuit : "L'objectif du CPL et de l'Union des syndicats était de développer la lutte de masse." Dans ces conditions, les grèves de la mi-août préparent l'insurrection, et l'insurrection ouvrira la route du pouvoir à des hommes nouveaux, entendez aux communistes et à leurs alliés. Si les forces que commande Rol-Tanguy ne suffisent pas, les Mil'Pat (ces Milices patriotiques qui, dans les usines, les banlieues et les quartiers populaires, recrutent des combattants) serviront d'appoint.

Le 18 août, le CPL annonce, par voie d'affiche, que "l'heure de l'insurrection nationale a sonné. (...) Paris, libéré par les Parisiens eux-mêmes, (...) accueillera les Alliés. (...) Vivent les Alliés, Anglais, Américains et Russes ! Vive le Gouvernement provisoire de la République française et son président, le général de Gaulle. Vive la République ! Vive la France !" Parodi approuve parce qu'il ne peut pas faire autrement. D'ailleurs, il croit alors que les grèves sont spontanées, que Paris est sur le point de se soulever, que les troupes alliées vont arriver immédiatement, qu'il faut avant tout sauvegarder l'unité de la Résistance.

Le 19 août, le drapeau bleu-blanc-rouge est hissé sur la Préfecture de police et sur l'Hôtel-de-Ville, puis sur des mairies d'arrondissement et sur le Grand Palais. Des hommes, brassards FFI bien en vue, circulent dans les rues. Les Parisiens construisent des barricades par centaines ; ils apprennent aussi à fabriquer des cocktails Molotov. Mais l'allégresse et l'enthousiasme alternent avec l'angoisse. Sont-ils assez nombreux et expérimentés pour combattre les Allemands ? Leur armement est nettement insuffisant : trop peu d'armes, lourdes et légères, pas assez d'explosifs.

Le dimanche 20 août, au petit matin, Galtier-Boissière sort son chien. Parvenu place Saint-Michel, il observe : "Une mitrailleuse est en position sur le trottoir, prenant d'affilade le pont Saint-Michel ; elle est servie par un grand jeune homme blond élégamment habillé. Sur les trottoirs de droite et de gauche du boulevard, une dizaine de jeunes hommes en bras de chemise ; brassard au biceps, le mousqueton à la main et brandissant de petits revolvers. Quelques-uns portent le casque du poilu. Ces combattants sont entourés d'une cinquantaine de badauds qui attendent les événements."

Les Allemands ne souhaitent pas transformer la ville en champ de bataille. Le général von Choltitz vient d'être nommé à la tête du Gross Paris. Il dispose de quatre régiments de soldats âgés, de dix-sept chars, d'un bataillon de choc et des batteries de la 1 brigade de DCA. Pas de quoi mener un combat d'envergure. Mais il peut tenir des places fortes, dans lesquelles siègent des services allemands.

Il peut aussi tuer des résistants, tenter de reprendre la Préfecture de police et l'Hôtel-de-Ville. Hitler lui a ordonné de préparer la destruction des ponts, car "dans l'histoire, la perte de Paris a toujours signifié la perte de la France. (...) Paris ne doit pas tomber entre les mains de l'ennemi sauf sous l'aspect d'un champ de ruines". Soit, mais von Choltitz a compris que les armées allemandes qui battent en retraite ont besoin des ponts sur la Seine, que l'Allemagne a perdu la guerre et qu'il vaut mieux ne pas créer l'irréparable. Avec prudence et réalisme, il entend désobéir au Führer.

Dans la soirée, Raoul Nordling, consul général de Suède, négocie une trêve des combats. Les représentants du GPRF approuvent. La trêve démontre que les Allemands reconnaissent la légitimité de la Résistance et laisse aux résistants le temps de souffler. Les communistes, et l'on saura plus tard que de Gaulle partage sur ce point leur opinion, ne sont pas d'accord. Les Allemands, disent-ils, désertent la capitale ; la trêve les favorisera. C'est la confusion dans les rues. Le Val-de-Grâce, la station et la gare Saint-Michel tombent aux mains des résistants. Le CPL lance un appel à la poursuite des combats. Le CNR suit.

Parodi obtient que la trêve, si peu appliquée, soit maintenue jusqu'au mardi 22 à 16 heures, avec la conviction que les Alliés ne vont plus tarder. Car, en dépit des discours et des envolées lyriques, les Parisiens n'imaginent pas que leur ville se débarrasse des occupants sans le concours des Alliés, et les Alliés pour eux, ce sont les Américains. Ils sont à Vernon ou à Versailles. On les a vus à Rambouillet et à Chartres. A coup sûr, ils ne vont pas tarder à entrer dans Paris. Que font-ils donc ? Les heures passent. L'inquiétude grandit.

Pour le général Eisenhower, Paris n'est pas un objectif stratégique. Si les Alliés essaient de prendre d'assaut la capitale, les Allemands s'accrocheront. Ils livreront, quartier après quartier, une bataille acharnée qui fera d'innombrables victimes, qui endommagera le patrimoine culturel de la ville, donc du monde. En outre, une fois Paris libéré, il faudra nourrir les Parisiens. Une agglomération de quatre millions d'habitants réclame 4 000 tonnes de vivres par jour, soit l'approvisionnement de huit divisions.

Il faudra aussi se mêler de la vie politique des Français, fort complexe, et peut-être patauger dans un marigot d'intrigues qui affaiblira l'effort de guerre. Pour éviter les conséquences désastreuses d'une guerre des rues et d'une libération prématurée, il suffit de contourner Paris par le nord, en franchissant la Seine aux environs de Mantes, et par le sud, en traversant le fleuve aux environs de Melun. Encerclés, pris au piège, les Allemands fuiront. Paris tombera aux mains des Alliés comme un fruit mûr, trois mois, voire quatre mois après le débarquement en Normandie, c'est-à-dire dans le courant de septembre. Rien ne presse.

Le 22 août, Eisenhower change d'avis. Il donne l'ordre à ses commandants d'unités de marcher au secours des Parisiens et, suivant sa promesse de décembre 1943, confie à une division française, la 2 DB du général Leclerc, la mission de libérer Paris. Pourquoi ? Sans doute parce qu'il a appris, de diverses sources, que l'insurrection a obtenu des résultats éclatants et fragiles. Le 20 août, à Maupertuis près de Cherbourg, de Gaulle lui communique les dernières informations et insiste sur le désordre qui règne dans la ville. Sur la lettre que de Gaulle vient de lui adresser pour résumer ses arguments, Eisenhower griffonne qu'il sera sans doute " obligé d'entrer dans Paris ". Le lendemain, il écrit au général Marshall, son supérieur hiérarchique : "Si l'ennemi essaie de conserver Paris avec une certaine puissance, cela constituera une menace perpétuelle sur notre flanc. S'il nous abandonne généreusement la place, elle tombe entre nos mains, que cela nous plaise ou non." Autrement dit, les Alliés n'ont plus le choix. Ils doivent marcher sur Paris.

"NOUS POUVONS ET DEVONS ENTRER"

Les rapports continuent de peindre une situation dans laquelle les résistants gagnent du terrain. Les responsables français jugent inévitable "une bataille violente" et réclament une attaque aérienne des Alliés, l'envoi de parachutistes et d'armements. Dans ces conditions, comme Parodi le fait savoir à de Gaulle, "l'arrivée rapide des troupes alliées" revêt un caractère indispensable. Si les Alliés tardent à faire mouvement, le désordre et la subversion l'emporteront.

Claude Mauriac se souvient d'une conversation qu'ont eue, après la libération de Paris, le général de Gaulle et le nouveau préfet de la Seine, Marcel Flouret. Les deux hommes parlent des communistes. "Ils comptaient, dit Flouret, être seuls sur les barricades, mais tout Paris s'y trouva, ce qui ne fit pas leur affaire. N'empêche que le complot était près d'éclater et qu'il était temps, qu'il était grand temps, que vous arriviez, mon général." Réponse de de Gaulle : "Je l'ai bien compris. C'est pourquoi je suis venu."

Cet argument-là, Eisenhower l'a compris lui aussi. Tout comme il a saisi qu'"aucune grande bataille n'aurait lieu", que "nous pouvons et devons entrer", qu'il suffira de laisser le général von Choltitz quitter Paris au terme de la trêve "à condition qu'il ne soit pas trop impliqué dans une bataille contre le soulèvement français". Dans cette perspective, mieux vaut de Gaulle que les communistes. Une fois sa décision prise, Eisenhower la fait exécuter.

Le général Omar Bradley l'annonce à Leclerc le 22 août à 18 heures, à son retour du PC d'Eisenhower. Or ce calendrier nous éclaire sur un point important. La Résistance parisienne a envoyé aux Alliés de nombreuses missions pour les informer et les faire venir au plus vite. Les unes atteignent leur destination ; les autres n'y parviennent pas. La plus connue a été confiée au commandant Gallois, alias Cocteau, le chef d'état-major de Rol-Tanguy. Gallois quitte Paris dans l'automobile du docteur Robert Monod, traverse non sans peine les lignes allemandes, atteint le quartier général de Patton dans la nuit du 21 au 22. L'Américain lui fait la réponse officielle. Gallois repart, cette fois pour tâcher de rencontrer Leclerc. Mission accomplie le 22 à 11 heures, après qu'il a fait un nouvel exposé devant une quarantaine d'officiers supérieurs américains. Gallois et Leclerc attendent ensemble jusqu'à la fin de l'après-midi l'arrivée de Bradley. Somme toute, les informations de Gallois n'ont pas provoqué la décision d'Eisenhower. Elles ont confirmé des renseignements que détenait déjà l'état-major allié.

Du 22 août jusqu'au soir du 24, Paris livre bataille, une bataille sporadique et localisée. Pour le journal Combat, Jean-Paul Sartre raconte : "Les journées du mardi et du mercredi ont offert des visages changeants, espoir, camaraderie, inquiétude. Aux environs du Théâtre français, où j'étais appelé assez souvent, s'étendaient de grands espaces de calme, le Palais-Royal, la partie Est de la rue de Rivoli, et de grands espaces mortels, le Carrousel, où un groupe franc de comédiens se battait aux côtés des FFI du 1 , abrités derrière des tas de sable, contre un ennemi invisible et lointain, dissimulé dans les buissons du jardin. Partout les Allemands étaient contenus, enfermés derrière leurs barbelés et leurs chicanes. Seuls, quelques-uns de leurs tanks circulaient à travers la ville, tirant au hasard, faisant le vide sur leur passage."

Pendant ce temps, Leclerc cède à son impatience. Sa division se battait dans les environs d'Argentan. Deux cents kilomètres la séparent de Paris. Elle fonce. Le groupement Langlade traverse le pont de Sèvres le 24 à 21 h 30 et s'arrête. Le groupement Billotte atteint la Croix-de-Berny à 19 heures. Leclerc ordonne de lancer une pointe vers Paris. A 21 h 22, les blindés du capitaine Dronne, trois chars et onze half-tracks, stationnent sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Les cloches sonnent, y compris le gros bourdon de Notre-Dame.

Par téléphone, Pierre Crénesse transmet son reportage à la Radiodiffusion nationale, qui a repris ses émissions deux jours auparavant. Le 25 août, les colonnes de la 2 DB entrent dans Paris, par les portes d'Orléans, de Gentilly, de Saint-Cloud. Le long des trottoirs, des milliers de Parisiens crient leur joie, embrassent les soldats, grimpent sur les chars. A 10 heures, le colonel Billotte adresse un ultimatum à von Choltitz. A 15 h 30, l'Allemand signe la reddition de ses troupes à la Préfecture de police, puis se rend à la gare Montparnasse au quartier général de Leclerc.

Peu après, de Gaulle retrouve Leclerc et file vers le ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, pour y rétablir l'autorité de l'Etat. En cours de route, à la hauteur de l'église Saint-François-Xavier, le cortège essuie des tirs de provenance inconnue. A 19 heures, de Gaulle gagne l'Hôtel-de-Ville. Là l'attendent les membres du CNR, du CPL, des mouvements de résistance. Enthousiasme, émotion, applaudissements. Le Général prononce un discours magnifique qui exalte "Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France."

"AH ! C'EST LA MER"

Le lendemain, grand défilé sur les Champs-Elysées. Deux millions de spectateurs sans doute sont venus applaudir de Gaulle et ceux qui, plusieurs mètres derrière, le suivent. "Ah ! c'est la mer", raconte le Général. Puis, il se rend à Notre-Dame pour y entonner le Magnificat. Une nouvelle fusillade éclate sous les nefs, sans que l'on puisse dire aujourd'hui qui sont les tireurs. La guerre, faut-il le rappeler n'est pas terminée. Loin de là. Dans la nuit suivante, les Allemands bombardent la capitale. On relève 189 morts et 890 blessés. La bataille du Bourget ne prend fin que le 30 août.

Le bilan des combats et des bombardements fait état de 1 500 morts du côté français, dont 900 FFI et 76 soldats de la 2 DB, de 3 200 morts parmi les Allemands, qui abandonnent plus de 13 000 prisonniers. Les Parisiens ont choisi de ne pas être les spectateurs passifs de leur libération. Leur courage, pourtant, n'aurait servi à rien si la 2 DB n'était venue à leur secours. Or la 2 DB dépend pour sa logistique du ravitaillement, de l'équipement, de l'approvisionnement que lui livrent les Américains. Le général Leclerc est sous les ordres du général Gerow, qui commande le 5 Corps d'armée américain et sera le premier gouverneur militaire de Paris libéré. De plus, tandis que la 2 DB investissait le centre et l'ouest de la capitale, la 4 division américaine du général Barton nettoyait l'est. Paris doit sa libération aux Américains autant qu'aux Français.

Alors, pourquoi l'a-t-on souvent dissimulé ? C'est que la libération de Paris, dont le retentissement a secoué le monde, consacre la victoire politique du général de Gaulle, fait de lui le porte-parole de la France nouvelle, redonne confiance aux Français que quatre années d'Occupation ont traumatisés et permet à la France de regagner un peu de son prestige international. " Paris libéré par lui-même ", c'est le mythe nécessaire et sacré.

Andrè Kaspi

 

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