Que
n'a-t-on pas dit et écrit sur la libération de Paris...Combien
d'entre nous sont restés insensibles à l'épopée
que nous ont transmise les acteurs et les témoins, les
écrivains et les journalistes, les cinéastes et
les historiens ? La libération de la France, c'est avant
tout la libération de Paris. Même si les deux débarquements
ont eu lieu auparavant, même s'il faut attendre quelques
mois encore pour que le territoire national soit complètement
débarrassé de tout occupant.
Il
est donc inutile d'égrener, une fois de plus, les grandes
heures d'un Paris insurgé, combattant et libéré.
En revanche, l'interprétation des faits suscite la controverse.
Fallait-il, par exemple, déclencher l'insurrection le 19
août et accepter, dès le lendemain, la trêve
des combats ? Pourquoi les Américains ont-ils tardé
à dépêcher la 2 DB du général
Leclerc au secours des Parisiens ? Que représente la libération
de Paris dans l'ascension politique du général de
Gaulle ? Autant de questions que les résistants ont débattues
avec âpreté. Autant de chausse-trapes pour les historiens.
La moindre affirmation peut rouvrir des blessures. La mémoire
collective, les mémoires individuelles veillent. Les mythes
ont la vie dure.
Tandis
que les armées alliées progressent en Normandie
et en Bretagne, les Parisiens vivent dans l'attente. Ils ne savent
pas quand ni comment ils recouvreront leur liberté. Pour
l'instant, ils souffrent. Paris est affamé. La nourriture
ne parvient plus dans la capitale. Les liaisons avec les campagnes
ont été rompues ; les voies ferrées, endommagées
par les bombardements anglo-américains et les sabotages
; bien des ponts, détruits. La moitié seulement
des besoins en farine et en lait sont couverts. Le 17 août,
les stocks alimentaires s'épuisent : dans une semaine,
il n'y aura plus de pain ; il reste pour chaque habitant 270 grammes
de viande, 350 grammes de biscuits, des pâtes pour douze
repas. Mais le marché noir bat son plein. Voulez-vous du
beurre, du sucre, de la viande ? Il faut payer de trois à
dix fois plus cher que les prix officiels.
Jean-Marie
Musy, ancien président de la Confédération
helvétique, visite Paris en juillet. " Une tranche
de viande, observe-t-il, se vend 100 francs. Pour les petites
gens, c'est déjà la misère noire. On s'en
rend compte quand on sait que les petits employés et les
petits fonctionnaires touchent aux environs de 2 000 francs par
mois. (...) Pour le pain, il est fréquent que les boulangeries
soient vidées avant que chacun soit servi. (...) Pour le
lait, dont l'apport quotidien avant guerre était d'environ
1 200 000 litres, il n'en arrive en moyenne, du 6 juin au 17 juillet,
que 220 000 litres par jour. Paris compte actuellement 25 000
nourrissons insuffisamment alimentés. " Un mois plus
tard, la situation empire encore. La famine guette.
Et
voilà que les grèves paralysent l'agglomération.
Le 10 août, les cheminots arrêtent le travail "
pour faire reculer le Boche, pour faire aboutir les revendications,
pour la libération totale de notre pays ". Ils réclament
l'élargissement de leurs camarades, jetés en prison
à la suite de la manifestation du 14 juillet, l'augmentation
de leurs salaires, des distributions de nourriture. Tous les réseaux
sont touchés. Des rails sont déboulonnés
; des locomotives bloquées. A leur tour, les agents des
transports parisiens manifestent sur la place de l'Hôtel-de-Ville.
Des
centaines de fonctionnaires, des postiers, des infirmières,
des employés des pompes funèbres, des ouvriers du
bâtiment, des métallos les rejoignent pour crier
eux aussi leur colère. Contre quoi ? D'insupportables conditions
de vie. Contre qui ? Les occupants, bien sûr, et les dévoués
serviteurs qui transmettent leurs ordres. Tout comme le gaz, l'électricité
manque. Le 12 août, le métro interrompt son service
jusqu'au 16, mais le 16, il ne roulera pas davantage. C'est désormais
le règne de la bicyclette. Et puis, le 15 août, la
police parisienne décide de faire grève, deux jours
après que les forces de gendarmerie ont rallié la
Résistance. Plus personne dans les commissariats, une préfecture
abandonnée aux gardes du corps du préfet, Paris
sans ses gardiens de la paix... Le seul service public qui continue
de fonctionner, c'est le téléphone.
Etrange
atmosphère dans ce Paris de la mi-août. Les miliciens,
qui occupaient les lycées Saint-Louis et Louis-le-Grand,
déguerpissent. Les Allemands eux-mêmes s'en vont,
" les souris grises " d'abord, l'état-major de
la Wehrmacht ensuite. " J'ai observé leur exode de
la Sorbonne à la gare de l'Est, et à la gare du
Nord, note Jean Galtier-Boissière, puis suis revenu à
l'Opéra par le boulevard Magenta et la rue Lafayette. Sur
toutes les voies, des dizaines, des centaines de camions, de cars
bondés, de canons portés, d'ambulances chargées
de blessés couchés, se suivent, se dépassent,
se croisent. Au carrefour Strasbourg-Saint-Denis et devant les
gares, des Feldgendarmes à chaînes d'huissier règlent
la circulation avec leurs disques, la police parisienne étant
en grève. Rue La Fayette, venant des somptueux hôtels
du quartier de l'Etoile, passent d'étincelantes torpédos
des généraux amarante, monoclés, accompagnés
de femmes blondes, élégamment habillées,
qui semblent partir pour quelque plage à la mode. "
Serait-ce le début de la grande débandade ?
LE
POUVOIR EST VACANT
Dans
ce Paris désorganisé, fiévreux et impatient,
tout est alors possible. Le 9 août, Pierre Laval s'est installé
à l'hôtel Matignon. Il a tenté de mettre sur
pied un gouvernement de transition, que présiderait Edouard
Herriot, pour assurer la continuité de Vichy et rejeter
dans les ténèbres extérieures le Gouvernement
provisoire du général de Gaulle. La manoeuvre échoue.
Les Allemands emmènent vers Belfort les ministres de Pétain,
y compris Laval. Le pouvoir est vacant. Les conditions d'un soulèvement
sont réunies. Encore faut-il que l'insurrection soit préparée,
encadrée et décidée.
Au
sein de la Résistance, les compétences s'enchevêtrent.
Le Gouvernement provisoire de la République française
a succédé, le 2 juin, au Comité français
de libération nationale. Il siège à Alger.
Alexandre Parodi exerce en métropole les fonctions de délégué
général. Un délégué militaire
national, Jacques Delmas, dit Chaban, est assisté par des
délégués militaires régionaux. Le
Conseil national de la Résistance (CNR), présidé
par Georges Bidault, réunit les résistants de l'intérieur.
Sa commission militaire a pour sigle COMAC. Des comités
départementaux de libération (CDL) et des comités
locaux (CLL) ont pour mission de préparer l'après-Vichy,
de faire entendre la voix de la Résistance, d'aider les
futurs préfets. A Paris, le Comité parisien de libération
(CPL) tient lieu de CDL et de CLL. Il réunit dix-huit organisations
et " les représentants des grands corps constitués
".
Les
forces militaires de la Résistance ont été
regroupées, depuis février 1944, dans les Forces
françaises de l'intérieur (FFI), mais les Francs-Tireurs
et partisans (FTP) d'obédience communiste conservent leur
autonomie. Les sigles, multiples, embrouillent les esprits d'aujourd'hui.
Ils dissimulent pourtant bien des rivalités, voire des
oppositions politiques. Car si tous les résistants partagent
le même objectif _ chasser les Allemands de France et abattre
le régime de Vichy _, leurs opinions divergent sur la reconstruction
idéologique, sociale et politique du pays.
Grosso
modo, deux forces sont face à face : les communistes et
les gaullistes, encore qu'à l'intérieur du camp
gaulliste, l'homogénéité soit plus illusoire
que réelle. Les communistes noyautent les organismes de
la Résistance en plaçant aux postes stratégiques
des militants ou des sous-marins. André Tollet préside
le CPL et représente la CGT. Le colonel Rol-Tanguy commande
les FFI de la région parisienne et milite depuis longtemps
au Parti communiste. Les uns et les autres souhaitent que la Libération
de Paris résulte d'une insurrection populaire, mais quand
faudra-t-il déclencher l'insurrection ? A l'approche des
armées alliées, estime Chaban-Delmas. "L'appel
à l'insurrection pour nous était une idée
permanente", témoigne Rol-Tanguy. Il faut mobiliser
les masses, "miser avant tout sur l'effort de la classe ouvrière",
précise Tollet, qui poursuit : "L'objectif du CPL
et de l'Union des syndicats était de développer
la lutte de masse." Dans ces conditions, les grèves
de la mi-août préparent l'insurrection, et l'insurrection
ouvrira la route du pouvoir à des hommes nouveaux, entendez
aux communistes et à leurs alliés. Si les forces
que commande Rol-Tanguy ne suffisent pas, les Mil'Pat (ces Milices
patriotiques qui, dans les usines, les banlieues et les quartiers
populaires, recrutent des combattants) serviront d'appoint.
Le
18 août, le CPL annonce, par voie d'affiche, que "l'heure
de l'insurrection nationale a sonné. (...) Paris, libéré
par les Parisiens eux-mêmes, (...) accueillera les Alliés.
(...) Vivent les Alliés, Anglais, Américains et
Russes ! Vive le Gouvernement provisoire de la République
française et son président, le général
de Gaulle. Vive la République ! Vive la France !"
Parodi approuve parce qu'il ne peut pas faire autrement. D'ailleurs,
il croit alors que les grèves sont spontanées, que
Paris est sur le point de se soulever, que les troupes alliées
vont arriver immédiatement, qu'il faut avant tout sauvegarder
l'unité de la Résistance.
Le
19 août, le drapeau bleu-blanc-rouge est hissé sur
la Préfecture de police et sur l'Hôtel-de-Ville,
puis sur des mairies d'arrondissement et sur le Grand Palais.
Des hommes, brassards FFI bien en vue, circulent dans les rues.
Les Parisiens construisent des barricades par centaines ; ils
apprennent aussi à fabriquer des cocktails Molotov. Mais
l'allégresse et l'enthousiasme alternent avec l'angoisse.
Sont-ils assez nombreux et expérimentés pour combattre
les Allemands ? Leur armement est nettement insuffisant : trop
peu d'armes, lourdes et légères, pas assez d'explosifs.
Le
dimanche 20 août, au petit matin, Galtier-Boissière
sort son chien. Parvenu place Saint-Michel, il observe : "Une
mitrailleuse est en position sur le trottoir, prenant d'affilade
le pont Saint-Michel ; elle est servie par un grand jeune homme
blond élégamment habillé. Sur les trottoirs
de droite et de gauche du boulevard, une dizaine de jeunes hommes
en bras de chemise ; brassard au biceps, le mousqueton à
la main et brandissant de petits revolvers. Quelques-uns portent
le casque du poilu. Ces combattants sont entourés d'une
cinquantaine de badauds qui attendent les événements."
Les
Allemands ne souhaitent pas transformer la ville en champ de bataille.
Le général von Choltitz vient d'être nommé
à la tête du Gross Paris. Il dispose de quatre régiments
de soldats âgés, de dix-sept chars, d'un bataillon
de choc et des batteries de la 1 brigade de DCA. Pas de quoi mener
un combat d'envergure. Mais il peut tenir des places fortes, dans
lesquelles siègent des services allemands.
Il
peut aussi tuer des résistants, tenter de reprendre la
Préfecture de police et l'Hôtel-de-Ville. Hitler
lui a ordonné de préparer la destruction des ponts,
car "dans l'histoire, la perte de Paris a toujours signifié
la perte de la France. (...) Paris ne doit pas tomber entre les
mains de l'ennemi sauf sous l'aspect d'un champ de ruines".
Soit, mais von Choltitz a compris que les armées allemandes
qui battent en retraite ont besoin des ponts sur la Seine, que
l'Allemagne a perdu la guerre et qu'il vaut mieux ne pas créer
l'irréparable. Avec prudence et réalisme, il entend
désobéir au Führer.
Dans
la soirée, Raoul Nordling, consul général
de Suède, négocie une trêve des combats. Les
représentants du GPRF approuvent. La trêve démontre
que les Allemands reconnaissent la légitimité de
la Résistance et laisse aux résistants le temps
de souffler. Les communistes, et l'on saura plus tard que de Gaulle
partage sur ce point leur opinion, ne sont pas d'accord. Les Allemands,
disent-ils, désertent la capitale ; la trêve les
favorisera. C'est la confusion dans les rues. Le Val-de-Grâce,
la station et la gare Saint-Michel tombent aux mains des résistants.
Le CPL lance un appel à la poursuite des combats. Le CNR
suit.
Parodi
obtient que la trêve, si peu appliquée, soit maintenue
jusqu'au mardi 22 à 16 heures, avec la conviction que les
Alliés ne vont plus tarder. Car, en dépit des discours
et des envolées lyriques, les Parisiens n'imaginent pas
que leur ville se débarrasse des occupants sans le concours
des Alliés, et les Alliés pour eux, ce sont les
Américains. Ils sont à Vernon ou à Versailles.
On les a vus à Rambouillet et à Chartres. A coup
sûr, ils ne vont pas tarder à entrer dans Paris.
Que font-ils donc ? Les heures passent. L'inquiétude grandit.
Pour
le général Eisenhower, Paris n'est pas un objectif
stratégique. Si les Alliés essaient de prendre d'assaut
la capitale, les Allemands s'accrocheront. Ils livreront, quartier
après quartier, une bataille acharnée qui fera d'innombrables
victimes, qui endommagera le patrimoine culturel de la ville,
donc du monde. En outre, une fois Paris libéré,
il faudra nourrir les Parisiens. Une agglomération de quatre
millions d'habitants réclame 4 000 tonnes de vivres par
jour, soit l'approvisionnement de huit divisions.
Il
faudra aussi se mêler de la vie politique des Français,
fort complexe, et peut-être patauger dans un marigot d'intrigues
qui affaiblira l'effort de guerre. Pour éviter les conséquences
désastreuses d'une guerre des rues et d'une libération
prématurée, il suffit de contourner Paris par le
nord, en franchissant la Seine aux environs de Mantes, et par
le sud, en traversant le fleuve aux environs de Melun. Encerclés,
pris au piège, les Allemands fuiront. Paris tombera aux
mains des Alliés comme un fruit mûr, trois mois,
voire quatre mois après le débarquement en Normandie,
c'est-à-dire dans le courant de septembre. Rien ne presse.
Le
22 août, Eisenhower change d'avis. Il donne l'ordre à
ses commandants d'unités de marcher au secours des Parisiens
et, suivant sa promesse de décembre 1943, confie à
une division française, la 2 DB du général
Leclerc, la mission de libérer Paris. Pourquoi ? Sans doute
parce qu'il a appris, de diverses sources, que l'insurrection
a obtenu des résultats éclatants et fragiles. Le
20 août, à Maupertuis près de Cherbourg, de
Gaulle lui communique les dernières informations et insiste
sur le désordre qui règne dans la ville. Sur la
lettre que de Gaulle vient de lui adresser pour résumer
ses arguments, Eisenhower griffonne qu'il sera sans doute "
obligé d'entrer dans Paris ". Le lendemain, il écrit
au général Marshall, son supérieur hiérarchique
: "Si l'ennemi essaie de conserver Paris avec une certaine
puissance, cela constituera une menace perpétuelle sur
notre flanc. S'il nous abandonne généreusement la
place, elle tombe entre nos mains, que cela nous plaise ou non."
Autrement dit, les Alliés n'ont plus le choix. Ils doivent
marcher sur Paris.
"NOUS
POUVONS ET DEVONS ENTRER"
Les
rapports continuent de peindre une situation dans laquelle les
résistants gagnent du terrain. Les responsables français
jugent inévitable "une bataille violente" et
réclament une attaque aérienne des Alliés,
l'envoi de parachutistes et d'armements. Dans ces conditions,
comme Parodi le fait savoir à de Gaulle, "l'arrivée
rapide des troupes alliées" revêt un caractère
indispensable. Si les Alliés tardent à faire mouvement,
le désordre et la subversion l'emporteront.
Claude
Mauriac se souvient d'une conversation qu'ont eue, après
la libération de Paris, le général de Gaulle
et le nouveau préfet de la Seine, Marcel Flouret. Les deux
hommes parlent des communistes. "Ils comptaient, dit Flouret,
être seuls sur les barricades, mais tout Paris s'y trouva,
ce qui ne fit pas leur affaire. N'empêche que le complot
était près d'éclater et qu'il était
temps, qu'il était grand temps, que vous arriviez, mon
général." Réponse de de Gaulle : "Je
l'ai bien compris. C'est pourquoi je suis venu."
Cet
argument-là, Eisenhower l'a compris lui aussi. Tout comme
il a saisi qu'"aucune grande bataille n'aurait lieu",
que "nous pouvons et devons entrer", qu'il suffira de
laisser le général von Choltitz quitter Paris au
terme de la trêve "à condition qu'il ne soit
pas trop impliqué dans une bataille contre le soulèvement
français". Dans cette perspective, mieux vaut de Gaulle
que les communistes. Une fois sa décision prise, Eisenhower
la fait exécuter.
Le
général Omar Bradley l'annonce à Leclerc
le 22 août à 18 heures, à son retour du PC
d'Eisenhower. Or ce calendrier nous éclaire sur un point
important. La Résistance parisienne a envoyé aux
Alliés de nombreuses missions pour les informer et les
faire venir au plus vite. Les unes atteignent leur destination
; les autres n'y parviennent pas. La plus connue a été
confiée au commandant Gallois, alias Cocteau, le chef d'état-major
de Rol-Tanguy. Gallois quitte Paris dans l'automobile du docteur
Robert Monod, traverse non sans peine les lignes allemandes, atteint
le quartier général de Patton dans la nuit du 21
au 22. L'Américain lui fait la réponse officielle.
Gallois repart, cette fois pour tâcher de rencontrer Leclerc.
Mission accomplie le 22 à 11 heures, après qu'il
a fait un nouvel exposé devant une quarantaine d'officiers
supérieurs américains. Gallois et Leclerc attendent
ensemble jusqu'à la fin de l'après-midi l'arrivée
de Bradley. Somme toute, les informations de Gallois n'ont pas
provoqué la décision d'Eisenhower. Elles ont confirmé
des renseignements que détenait déjà l'état-major
allié.
Du
22 août jusqu'au soir du 24, Paris livre bataille, une bataille
sporadique et localisée. Pour le journal Combat, Jean-Paul
Sartre raconte : "Les journées du mardi et du mercredi
ont offert des visages changeants, espoir, camaraderie, inquiétude.
Aux environs du Théâtre français, où
j'étais appelé assez souvent, s'étendaient
de grands espaces de calme, le Palais-Royal, la partie Est de
la rue de Rivoli, et de grands espaces mortels, le Carrousel,
où un groupe franc de comédiens se battait aux côtés
des FFI du 1 , abrités derrière des tas de sable,
contre un ennemi invisible et lointain, dissimulé dans
les buissons du jardin. Partout les Allemands étaient contenus,
enfermés derrière leurs barbelés et leurs
chicanes. Seuls, quelques-uns de leurs tanks circulaient à
travers la ville, tirant au hasard, faisant le vide sur leur passage."
Pendant
ce temps, Leclerc cède à son impatience. Sa division
se battait dans les environs d'Argentan. Deux cents kilomètres
la séparent de Paris. Elle fonce. Le groupement Langlade
traverse le pont de Sèvres le 24 à 21 h 30 et s'arrête.
Le groupement Billotte atteint la Croix-de-Berny à 19 heures.
Leclerc ordonne de lancer une pointe vers Paris. A 21 h 22, les
blindés du capitaine Dronne, trois chars et onze half-tracks,
stationnent sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Les cloches
sonnent, y compris le gros bourdon de Notre-Dame.
Par
téléphone, Pierre Crénesse transmet son reportage
à la Radiodiffusion nationale, qui a repris ses émissions
deux jours auparavant. Le 25 août, les colonnes de la 2
DB entrent dans Paris, par les portes d'Orléans, de Gentilly,
de Saint-Cloud. Le long des trottoirs, des milliers de Parisiens
crient leur joie, embrassent les soldats, grimpent sur les chars.
A 10 heures, le colonel Billotte adresse un ultimatum à
von Choltitz. A 15 h 30, l'Allemand signe la reddition de ses
troupes à la Préfecture de police, puis se rend
à la gare Montparnasse au quartier général
de Leclerc.
Peu
après, de Gaulle retrouve Leclerc et file vers le ministère
de la Guerre, rue Saint-Dominique, pour y rétablir l'autorité
de l'Etat. En cours de route, à la hauteur de l'église
Saint-François-Xavier, le cortège essuie des tirs
de provenance inconnue. A 19 heures, de Gaulle gagne l'Hôtel-de-Ville.
Là l'attendent les membres du CNR, du CPL, des mouvements
de résistance. Enthousiasme, émotion, applaudissements.
Le Général prononce un discours magnifique qui exalte
"Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris
martyrisé ! mais Paris libéré ! libéré
par lui-même, libéré par son peuple avec le
concours des armées de la France."
"AH
! C'EST LA MER"
Le
lendemain, grand défilé sur les Champs-Elysées.
Deux millions de spectateurs sans doute sont venus applaudir de
Gaulle et ceux qui, plusieurs mètres derrière, le
suivent. "Ah ! c'est la mer", raconte le Général.
Puis, il se rend à Notre-Dame pour y entonner le Magnificat.
Une nouvelle fusillade éclate sous les nefs, sans que l'on
puisse dire aujourd'hui qui sont les tireurs. La guerre, faut-il
le rappeler n'est pas terminée. Loin de là. Dans
la nuit suivante, les Allemands bombardent la capitale. On relève
189 morts et 890 blessés. La bataille du Bourget ne prend
fin que le 30 août.
Le
bilan des combats et des bombardements fait état de 1 500
morts du côté français, dont 900 FFI et 76
soldats de la 2 DB, de 3 200 morts parmi les Allemands, qui abandonnent
plus de 13 000 prisonniers. Les Parisiens ont choisi de ne pas
être les spectateurs passifs de leur libération.
Leur courage, pourtant, n'aurait servi à rien si la 2 DB
n'était venue à leur secours. Or la 2 DB dépend
pour sa logistique du ravitaillement, de l'équipement,
de l'approvisionnement que lui livrent les Américains.
Le général Leclerc est sous les ordres du général
Gerow, qui commande le 5 Corps d'armée américain
et sera le premier gouverneur militaire de Paris libéré.
De plus, tandis que la 2 DB investissait le centre et l'ouest
de la capitale, la 4 division américaine du général
Barton nettoyait l'est. Paris doit sa libération aux Américains
autant qu'aux Français.
Alors,
pourquoi l'a-t-on souvent dissimulé ? C'est que la libération
de Paris, dont le retentissement a secoué le monde, consacre
la victoire politique du général de Gaulle, fait
de lui le porte-parole de la France nouvelle, redonne confiance
aux Français que quatre années d'Occupation ont
traumatisés et permet à la France de regagner un
peu de son prestige international. " Paris libéré
par lui-même ", c'est le mythe nécessaire et
sacré.
Andrè
Kaspi
Liens
brisés
©
Le Monde |