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1999-2018

 

Jean-Marie Colombani

La rafle du Vel' d'Hiv'

Le Monde du 17 mai 1987

 



Lorsque, au petit matin du 16 juillet 1942, la police française et la gendarmerie commencèrent la grande rafle des juifs étrangers de Paris et de la région parisienne, des familles entières furent emmenées au Vélodrome d'Hiver. Quand il leur fallut vivre là des jours atroces et qu'enfin le piège se referma, tous comprirent que la loi ne les protégeait plus, que la machine administrative finirait par les broyer et qu'ici, dans le quinzième arrondissement de Paris, entre la rue Nélaton et le boulevard de Grenelle, c'était une agonie qui commençait. Il ne s'agissait plus d'obéir aux règlements racistes, de coudre bien serrée son étoile de David, le seul fait de s'appeler Fellmann ou Pytkowicz était devenu illégal.

Ce matin-là, on ne se gêna plus. De ce qui, depuis, avait été commis contre les juifs et accepté par la majorité des Français, on allait montrer les redoutables conséquences. On vit alors dans les rues des familles encadrées par des policiers, des petits enfants portant des baluchons sur le dos monter dans des autobus à plate-forme, ces bons vieux autobus parisiens, et partir pour le Vel'd'Hiv', ce haut lieu des manifestations sportives et populaires. On vit des mères en larmes, des enfants apeurés dans leurs jupes, des pères désemparés, passant, sous le soleil d'été qui montait dans le ciel, dans ce décor familier, rassurant : la nostalgie d'une époque. Les Parisiens, de leurs balcons, pouvaient les regarder marcher vers leur destination inconnue.

Ils raflèrent aussi les vieillards, ils emportèrent les malades sur des brancards, et même un mort dans un linceul. Auparavant, ils avaient provoqué des déchirements, des scènes bouleversantes. M. Pytkowicz s'était livré aux policiers dès qu'il avait appris qu'on arrêtait sa femme et ses enfants. Il fallait faire vite, n'emporter que deux jours de vivres, quelques effets. Ici ou là, un agent ferme les yeux pour faciliter une évasion, mais où pourraient bien aller se réfugier ces étrangers ? Ils n'ont pas d'amis, pas de parents. D'autres policiers feront du zèle et arrêteront même les enfants nés en France, qui, d'après les consignes, devaient être laissés en liberté.

La besogne a été scrupuleusement préparée. Le 10 juillet, une conférence a réuni le chef de la section antijuive de la Gestapo, Danneker, et son adjoint, Heinrischsohn, du côté allemand, et, du côté français, Darquier de Pellepoix et Jean Leguay principalement, pour organiser l'opération appelée, à l'échelon du Reich, " Vent printanier ". Paris doit " fournir " vingt mille juifs. Cela demande un tel déploiement de forces que les Allemands devraient y renoncer sans l'aide de la police et de la gendarmerie françaises. Le 15 juillet, sur ordre de René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy, et à l'aide du fichier des juifs, le préfet de police de Paris mobilise les effectifs de commissariat auxquels viendront se joindre de jeunes doriotistes bénévoles. Le secret est assez bien gardé. A peine si quelques rumeurs circulent.

Blottis les uns contre les autres

A la veille de la rafle, un tract de l'Union des juifs pour la résistance et l'entraide (UJRE) prévient que " quelque chose doit se passer ". Mais quoi ? Et qui penserait alors à un danger mortel ? L'Union des israélites fabrique même des étiquettes qu'on retrouvera par la suite au cou des enfants juifs séparés de leur mère. Des gens avertis ne bougeront pas de chez eux. D'autres mettront du temps, trop de temps, à réagir. Pourquoi, se dit-on, arrêteraient-ils des femmes et des enfants sans défense ? A quoi cela servirait-il ? Ils ignoraient que ce " jeudi noir " quelque chose venait de basculer dans les consciences. Ils s'en rendirent compte quand ils passèrent la porte du Vel'd'Hiv', une fois entrés dans cette nasse d'où la plupart ne s'échappèrent plus. " C'était abominable, raconte le docteur Benjamin Ginsbourg, délégué au Vélodrome d'Hiver par le comité des médecins de l'hôpital Rothschild. Il n'y avait pas de médicaments et beaucoup de malades. des gens qui avaient 40 de fièvre et qu'on n'autorisait pas à sortir. " Vers 18 heures, le Vel'd'Hiv' est plein. Environ treize mille personnes entassées sans hygiène, sans nourriture ou presque, sous la verrière qui chauffe, dans la rumeur qui monte des voix angoissées. Les uns sont abattus, les autres hagards, cinq personnes se donnent la mort et une femme accouche dans la cohue.

Quelques-uns parviennent à s'échapper. Parmi eux, M. Felemann. " Dès que nous sommes entrés, nous avons compris que nous étions dans un guêpier. Alors ma mère m'a encouragé à m'enfuir. Nous étions vraiment parqués. Il y avait une odeur abominable et aucun respect des personnes. Les femmes enceintes subissaient un examen gynécologique sur la piste devant tout le monde. A un moment, j'ai forcé le barrage des gendarmes et j'ai couru vers la liberté. "

Louis a quatorze ans, il veut s'évader. Sa mère le retient : " Où iras-tu seul dans Paris ? " Mais son père, l'émigré de l'Est, pressent le danger. " Va-t-en, si tu peux. " Alors Louis dit adieu à ses parents, à sa soeur Fanny, qu'il ne reverra plus et, au moment où des femmes en colère forcent le barrage des gendarmes pour aller demander de l'eau dans un magasin de la rue Nélaton, le jeune Pytkowicz réussira à s'enfuir. Plus tard, des Français, en l'hébergeant, lui sauveront la vie. Mais la plupart sont restés là, blottis les uns contre les autres.

Le 22 juillet, le Vel'd'Hiv' est vide. Tous les raflés sont partis pour des camps de travail, d'où ils ont été déportés vers la Pologne. Mais c'est en plein Paris que, pour eux, l'horreur s'est installée. On avait commencé à y traiter des innocents comme du bétail. Là, il n'y eut plus de pudeur, de pitié. C'était l'entrée du monde concentrationnaire sous bonne garde française.

Quelques années plus tard, tandis qu'on vissait des plaques à la mémoire des policiers tombés pour la libération de Paris, les rescapés attendaient à l'hôtel Lutetia le retour de leurs déportés. " Ils ne revinrent pas, bien sûr, explique M. Pytkowicz, c'est surtout maintenant que je ressens le deuil de mes parents. J'ai eu des enfants, des petits-enfants. A la Libération, j'ai retrouvé mon frère et ma soeur. Il y avait l'euphorie du moment. Oui, c'est maintenant que mon père et ma mère me manquent. "

Et un autre survivant témoigne : " J'ai espéré leur retour. A présent encore, je me dis qu'ils ne sont peut-être pas morts, et souvent, dans mes rêves, j'imagine que mon père et ma mère frappent à la porte de ma chambre. Alors j'ouvre et c'est un gendarme français. "

Christian Colombani

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