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1999-2018

 

Lacombe Lucien


Un film français de Louis Malle (1974).
2 h 12 min

Analyse de Benjamin Delmote


Scénario : Louis Malle et Patrick Modiano
Photographie : Tonino Delli Colli
Montage : Suzanne Baron
Musique : Django Reinhardt
Avec : Pierre Blaise (Lucien), Aurore Clément (France), Holger Löwenadler (Albert Horn), Therese Giehse (la grand-mère), Stéphane Bouy (Jean-Bernard), Jean Bousquet (Peyssac)



Le film
Les sources

Louis Malle, âgé seulement de 13 ans à la Libération, affirme avoir été profondément marqué par la période de l'Occupation, et, après Lacombe Lucien en 1973, il consacrera d'ailleurs un autre film à cette période trouble, Au revoir les enfants. Si ce dernier film est directement inspiré de ses souvenirs, l'inspiration de Lacombe Lucien est plus diffuse. Dès 1954, sa rencontre fortuite avec Pierre-Antoine Cousteau (le frère du commandant) produit sur lui un effet étrange : Malle est frappé par le discours toujours doctrinaire et monstrueux de cet ancien collaborateur finalement libéré de prison. Quelques années plus tard, au cours d'un reportage sur la guerre d'Algérie, il rencontre un jeune aspirant d'apparence anodine, plutôt gentil et timide ; mais il se rend compte au fil de leur discussion que ce dernier est officier de renseignements, et donc chargé des tortures. Là encore, Malle se retrouve confronté à un discours d'autojustification dont l'aveuglement le surprend. En 1971, la révélation de l'affaire des halcones, au Mexique, conduit Malle à tenter de rédiger un premier scénario : les halcones étaient des enfants du sous-prolétariat, des jeunes gens souvent perdus et misérables que la police utilisait pour renverser les manifestations d'étudiants. Ces miliciens payés agissaient avec un zèle consternant. Malle a finalement dû abandonner son projet, mais, rentré en France en 1972, il essaye de transposer son sujet pendant la période de la guerre d'Algérie, avant de situer finalement son histoire sous l'Occupation, dans le Lot, où il possédait une maison. Peu à peu, l'histoire de Lucien prend forme et Malle a fait appel au romancier Patrick Modiano pour la renforcer.
Le scénario était en fait bien plus que vraisemblable : un paysan du Lot a en effet raconté à Louis Malle l'histoire d'« Hercule », un jeune homme de très petite taille, affecté d'une malformation, qui avait été payé par la Gestapo pour infiltrer un maquis de la région. Malle s'est même rendu compte que sa propre maison, acquise après guerre, avait été le théâtre de cette histoire.

L'histoire
Juin 1944, dans une petite préfecture du Sud-Ouest. Fils de paysans, Lucien Lacombe fait des ménages dans un hospice. Ne pouvant rester chez lui, il tente de rejoindre le maquis, mais est refusé par l'instituteur qui le commande. Une banale crevaison de vélo le conduit finalement dans les locaux des auxiliaires français de la police allemande. Les policiers lui soutirent facilement le nom du responsable du maquis et Lucien se retrouve embrigadé dans la police allemande. Le jeune homme jouit du pouvoir qui lui est dorénavant conféré. Il rencontre Albert Horn, un tailleur juif caché dans la région, et profite de son autorité pour s'installer chez lui et séduire sa fille, France, dont les sentiments et les réactions demeurent ambigus. Horn va finalement se livrer lui-même à la Gestapo, sans que Lucien ne puisse l'en empêcher. Un concours de circonstances amène Lucien à sauver France et sa grand-mère, alors même qu'il s'apprêtait à les emmener lors d'une rafle. Tous trois s'enfuient et s'installent dans une ferme abandonnée. Un carton nous apprend l'arrestation et la condamnation à mort de Lucien après la Libération.

La démarche
Expliquer...
Repérez comment, durant toute la première partie surtout (jusqu'à l'engagement de Lucien dans la police allemande), le film égraine les différentes raisons qui pourraient expliquer l'engagement de Lucien. Comment le hasard dicte-t-il en partie l'attitude de Lucien et comment est-il suggéré dans le film ?

Le contexte familial et social. C'est celui d'un milieu paysan âpre, rude, violent et inculte. Pour l'évoquer, le film procède en une succession de séquences descriptives, souvent peu, voire non dialoguées. Le quotidien de Lucien apparaît à travers le travail laborieux et aliénant (à l'hospice et à la ferme), des rapports humains frustes et âpres (avec sa mère et le compagnon de celle-ci), et la cruauté à l'égard des animaux (on le voit tuer un oiseau, une poule et faire un carnage lors d'une chasse au lapin).

Le contexte psychologique. Loin d'expliquer de manière didactique la psychologie du personnage, on remarquera comment le film se contente de faire sentir, à travers un certain nombre de détails parfois anodins, des éléments du caractère de Lucien. Le film parvient notamment à suggérer l'importance prise par l'absence du père (prisonnier) dans la constitution du personnage. Rejeté par sa mère et le compagnon de celle-ci, Lucien semble être à la recherche d'une figure paternelle (on le voit aller vers l'instituteur, puis M. Tonin, puis M. Horn) ; par ailleurs, une simple remarque de Lucien indique qu'il semble attendre le retour du père comme le fait qui marquera le rétablissement de l'ordre (« Quand il reviendra, ça va barder »). Ce sont également des remarques isolées ou des questions frappantes de naïveté qui suffisent à faire percevoir l'inculture et l'absence totale de repères du personnage : ainsi le « Qu'est-ce que c'est un franc-maçon ? » ou encore « Vous êtes la maman de M. Tonin ? ». La socialité fruste de Lucien apparaît dans la répétition du motif de l'offrande (argent, champagne, bouquet de fleurs, montre à gousset). Tout se passe comme si le simple fait d'offrir de l'argent ou un objet était pour Lucien une manière de tout régler. Lorsqu'il donne la montre à gousset à M. Horn, il semble presque « acheter » France. Des tournures de phrases (« M. Untel dit que... ») révèlent son incapacité à penser par lui-même et son acceptation absurde de l'autorité d'autrui : « M. Faure dit que les juifs sont les ennemis de la France. » La culpabilité et le sentiment d'infériorité qui résultent de cette inculture sont perceptibles à travers une simple réaction : lorsqu'il ment à France et M. Horn en prétendant d'abord être étudiant, puis en devenant violent lorsqu'il est incapable de le prouver. Cet exemple permet d'ailleurs d'entrevoir l'idée suivante : la jouissance violente du pouvoir est la seule solution que Lucien trouve face à ses frustrations. Autres exemples permettant de suggérer cette idée : il tue gratuitement un oiseau pour oublier un temps son travail d'homme de peine à l'hospice, il massacre des lapins lorsqu'il est contrarié.

Le hasard. Le hasard se donne sous la forme d'un événement fortuit, à savoir une banale crevaison à vélo, dont l'importance apparaît dans la structure même du film : toute la première partie est en effet structurée par les deux trajets à vélos de Lucien. À ces deux trajets correspondent deux types de « causes » permettant d'expliquer son engagement. Le premier trajet, qui ramène Lucien à la campagne, nous permet d'entrevoir les causes profondes, sociales et psychologiques, de son futur engagement. La crevaison, lors du second trajet, apparaît en revanche comme une cause totalement fortuite, un simple accident qui va néanmoins précipiter le destin du personnage et l'amener à entrer dans la police allemande.

... sans jamais justifier
Confrontez cette énumération de causes au constat suivant : le parcours de Lucien demeure énigmatique et rien ne permet de justifier son engagement dans la police allemande. Montrer comment la mise en avant de la mécanique causale qui amène Lucien à travailler pour la police allemande demeure incapable de légitimer son parcours.

Le hasard est une cause fragile. L'importance donnée au hasard relativise en fait toute tentative d'explication : l'épisode de la crevaison inscrit une fragilité au cœur de la causalité qui régit le parcours de Lucien. La séquence où cette crevaison a lieu constitue en effet une charnière entre celle où il tente de rejoindre le maquis et celle où il passe dans le camp des collaborateurs. La structure même du film semble donc indiquer que Lucien glisse de l'autre côté de la « barrière » en raison d'une banale crevaison. Cette possibilité incroyable de s'engager sur des voies aussi divergentes, par un simple hasard, inscrit une contingence vertigineuse dans l'existence de Lucien (lire « Le document »). Cette fragilité de la « frontière » est d'ailleurs mise en avant par la répétition d'un motif de mise en scène : Lucien apparaît très fréquemment devant une porte (chez Horn, dans l'hôtel occupé par les collaborateurs...), dans l'encadrement d'une fenêtre (celle de sa propre ferme), d'un portail (celui de l'hôtel où résident les collaborateurs). Les « passages » rythment le parcours de Lucien, et il glisse d'un côté à l'autre de la barrière aussi facilement qu'on franchit une porte.

Pas de contrainte : la responsabilité de Lucien. Le film ne permet jamais d'enlever à Lucien la responsabilité de ses actes. D'abord, les causes évoquées, qu'on les examine séparément ou dans leur ensemble, ne sont jamais directement déterminantes. Ensuite, le film insiste tout du long sur l'ambiguïté foncière du personnage, et souligne à plusieurs reprises la bêtise et la cruauté des actes accomplis : remarquons son sourire sadique lorsqu'il détruit le bateau du fils du chirurgien, ou la satisfaction qu'il tire de son pouvoir (notamment lorsqu'il présente ses papiers ou sort son arme). Enfin, le personnage refuse obstinément tout « rachat » : il s'obstine dans le sadisme malgré la proposition du résistant arrêté ; ou encore, lors de l'arrestation de France, il semble d'abord accepter la situation et ne change d'attitude qu'après l'épisode de la montre.

La banalité du mal
Montrez en quoi le parcours du Lucien pourrait relever d'une forme de « banalité du mal », c'est-à-dire une compréhension du mal qui ne renvoie pas à une volonté démoniaque, mais à l'absence de pensée chez l'être humain.

L'horreur « normalisée ». Il convient ici d'analyser la façon dont s'opère l'engagement de Lucien. Cet engagement n'est en effet pas présenté comme l'adhésion consciente à une idéologie, mais comme un glissement progressif et non réfléchi. Après qu'on lui a facilement soutiré le nom de l'instituteur, Lucien se réveille et se retrouve plongé dans la banalité du mal : autour de lui M. Tonin et Mlle Chauvelot se comportent comme s'ils effectuaient des tâches très « normales ». Lucien accepte un travail qui pourrait sembler anodin (ouvrir les enveloppes), et voit M. Tonin s'en aller torturer l'instituteur les mains dans les poches et en sifflotant, comme d'autres vont au bureau. Autrement dit, l'apparence de « normalité », conjuguée à la bienveillance de M. Tonin à son égard, semble suffire à éteindre tout scrupule chez ce jeune homme inculte et fruste.

La banalité du mal comme absence de pensée. Lucien semble ne jamais réfléchir aux conséquences de ses actes. Il demeure rivé à une sorte d'immédiateté instinctive et presque animale. D'abord, il convient de remarquer l'aspect le plus souvent impulsif de ses actes ; ainsi de la séquence du meurtre du soldat allemand (voir « La séquence ») : Lucien réagit brusquement, davantage sous le coup des rapports de force que par conscience morale. Par ailleurs, la séquence où on le voit tirer sur un lapin pendant l'assaut d'un maquis suggère l'idée suivante : pour lui, il semble n'y avoir aucune différence entre tuer un homme et tuer un animal. Il fait son « boulot », comme il dit, sans jamais s'interroger davantage. L'idée d'être un traître et même un « salaud » ne semble jamais l'effleurer ; comme si le plaisir du petit pouvoir suffisait à étouffer toute prise de conscience.

La mise en scène de l'ambiguïté et du mystère
Quel point de vue le réalisateur semble-t-il porter sur son personnage ? En quoi s'avère-t-il incapable de justifier le parcours de Lucien ? Montrez l'impénétrabilité des êtres dépeints. Décrivez l'ambiguïté des motivations et des relations entre les personnages.

Les étranges rapports qui lient Lucien, M. Horn et France. Les relations entre les personnages demeurent très ambiguës. On peut notamment remarquer que vis-à-vis de M. Horn, Lucien semble à la fois se confronter à la figure d'un père, rechercher l'assentiment d'un beau-père, et jouir du pouvoir qu'il peut exercer impunément sur lui. Les rapports de force entre Lucien et Albert Horn prennent souvent une forme étrangement étouffée et tacite que révèlent certains motifs de mise en scène : l'intrusion presque « forcée » de Lucien, qui passe la porte des Horn comme s'il était chez lui ; ou encore l'insistance avec laquelle M. Horn ferme à chaque fois la porte de la pièce où se trouve France, pour la cacher à la vue de Lucien. Les sentiments de France à l'égard de Lucien sont autant de contradictions : volonté de l'utiliser pour s'enfuir avec son père ? Désir de s'opposer à l'autorité paternelle ? Déni de sa judaïté ?

Le silence et les gros plans. Le film joue beaucoup sur la lourdeur du silence, aussi bien pour signaler les rapports de force que pour intensifier les confrontations : par exemple le silence obstiné de la grand-mère. Dans les moments décisifs du film, cette utilisation du silence est souvent associée à celle d'un gros plan. L'effet rendu est assez saisissant : les regards prennent une intensité et une complexité incroyable, suggérant les sentiments les plus contradictoires. Ainsi des regards silencieux que France jette à Lucien lors de son arrestation, ou lorsqu'elle se lave dans la rivière.

Les « hiatus ». Le caractère impénétrable des personnages apparaît notamment dans ce que Malle appelle des « dérapages, des hiatus psychologiques » (Louis Malle par Louis Malle). Lucien multiplie ainsi les actes contradictoires, impulsifs et imprévisibles : lorsqu'il salue soudain Horn militairement et lance un « Vive la France » pour le moins étrange. Ou encore lorsqu'il tue subitement le soldat allemand puis s'enfuit avec France et sa grand-mère. Albert Horn est parfois tout aussi déroutant : il se rend de lui-même dans les locaux de la Gestapo. On pourrait également parler de « hiatus » pour qualifier le montage de la fin du film : Malle abandonne la linéarité des séquences qui précédaient et crée une impression étrange, presque onirique, par un enchaînement de plans qui éclatent le récit et surprennent même par leur caractère parfois inquiétant (notamment la vision de France brandissant une pierre au-dessus de Lucien) : le caractère énigmatique du film culmine dans ce montage final.

L'impression de vérité
Dégagez les grands éléments qui permettent de donner au film une impression de vérité à la fois forte et troublante.

La brutalité descriptive. Par-delà le souci de reconstitution historique (décors, costumes, documents sonores d'époque), et outre l'interprétation très naturelle de Pierre Blaise (ce n'est pas un acteur professionnel, mais un paysan de la région), le film se caractérise par ce qu'on pourrait appeler sa « brutalité descriptive » : entre documentaire et fiction, le film suit son personnage, décrit son quotidien. Il ne juge jamais à la place du spectateur, mais place directement ce dernier face à l'altérité que représente Lucien. Le film choisit ainsi de solliciter brutalement le spectateur en le confrontant à une histoire à la fois déroutante et consternante. En retirant ainsi au spectateur le confortable rapport distancié qu'il pourrait entretenir, le film crée une impression de « choc réaliste ».

La vérité de la contradiction. L'impression de réalisme et de vérité provient également de la façon dont le film intègre la contradiction et l'énigme. En refusant les explications unilatérales et en entretenant l'ambiguïté des personnages, il leur donne une vérité qui est celle de la profondeur. On pourrait dire que les « hiatus » évoqués plus haut rendent paradoxalement les personnages peut-être plus crédibles encore. On pourra ici se référer à ces quelques propos de Louis Malle : « Lorsqu'à la fin du film, Lucien vient arrêter France et la grand-mère avec un sergent allemand, celui-ci vole la montre du père. Lucien brusquement l'abat, et s'enfuit avec les deux femmes. Ce retournement est absurde, si l'on veut, mais je le crois profondément vrai. » (Louis Malle par Louis Malle).

La séquence
L'arrestation de France

Cette séquence, qui précipite le film dans sa dernière partie, est assez représentative de la démarche générale : montrez comment, par l'utilisation des silences et des gros plans, les regards échangés structurent la séquence et signalent les moments cruciaux de l'action. L'ambiguïté foncière des personnages et de leurs relations fonctionne ici à plein : Lucien, qui ne prononce pas un mot de toute la séquence, est confronté à des choix essentiels. Le film maintient l'opacité du personnage tout en mettant en évidence son comportement brutal, instinctif et irréfléchi.


1]
D.R.

[1] Un plan d'ensemble pose le contexte de la scène : une rafle est en train d'avoir lieu. Un panoramique à 180 degrés vers la gauche suit le convoi des prisonniers et nous amène jusqu'aux personnages de Lucien et du soldat allemand. Les deux personnages apparaissent au terme de ce mouvement : on comprend ainsi que Lucien participe à la rafle avec le soldat allemand. La caméra reprend son panoramique vers la gauche et accompagne les deux personnages qui disparaissent en passant sous le porche d'une maison.


2]
D.R.

[2] Plan général en contre-plongée de la cage d'escalier d'un immeuble, qu'on reconnaît comme étant celui de France. Les deux personnages entrent dans le champ par la gauche et s'arrêtent devant la porte. L'enjeu dramatique est ainsi posé : France et sa grand-mère vont être raflées, qui plus est par Lucien lui-même. La mise en scène indique que c'est le soldat allemand qui commande l'opération : c'est lui qui frappe à la porte et vérifie l'identité de France lorsqu'elle ouvre la porte. Le plan joue sur l'ambiguïté des sentiments de Lucien : il reste dérobé à la vue de France, et l'on ne sait si c'est par honte, ou simplement parce qu'il est en position de subalterne par rapport au soldat allemand. En outre, le fait qu'il demeure invisible et en retrait introduit un suspense : comment France réagira-t-elle lorsqu'elle s'apercevra qu'elle est arrêtée par son propre amant ?


3]
D.R.

[3] Contrechamp en plan rapproché : France apparaît au premier plan de dos. Le soldat allemand lui fait face à l'arrière plan. Il s'avance et la caméra doit suivre son mouvement par un léger travelling arrière jusqu'au plan moyen ; ce mouvement permet également au personnage de la grand-mère d'apparaître dans le champ. L'Allemand leur ordonne de préparer leurs affaires tout en s'avançant dans l'appartement. Là encore, la caméra suit son mouvement dans la pièce par un panoramique vers la droite, comme si l'intrusion de ce personnage doté de pouvoir (de vie et de mort) réglait les mouvements de la caméra. France (de dos) réapparaît dans le champ, espérant obtenir une explication de la part du soldat.


4]
D.R.

[4] Plan moyen sur la grand-mère, immobile, à l'entrée appartement. Sur la droite, on aperçoit la porte demeurée ouverte. Lucien finit par se décider à entrer et il apparaît ainsi dans le champ. La grand-mère se tourne vers lui, tandis qu'il regarde hors champ dans la direction de France et du soldat. Le temps mis par Lucien pour entrer dans la pièce et le visage impassible qu'il affiche maintiennent l'ambiguïté du personnage, tout en dramatisant la situation.


5]
D.R.

[5] Le gros plan suivant, sur France faisant face au soldat allemand, accentue encore cette dramatisation. Elle apparaît de dos et ne sait pas encore que Lucien collabore à son arrestation. Un changement de point (depuis le visage de l'allemand à l'arrière-plan jusqu'au visage de France au premier plan) permet d'insister sur la gravité du geste de France lorsqu'elle se détourne du soldat pour apercevoir Lucien et prendre conscience de la situation. Toute la première partie de cette séquence culmine avec cet échange de regard prolongé et lourd de silence entre France et Lucien hors-champ. Toute l'intensité de la situation se trouve ainsi concentrée dans le regard de France.


6]
D.R.

[6] Une courte ellipse sépare les plans 5 et 6, et marque la transition avec la seconde partie de la séquence. Cette seconde partie s'ouvre sur un plan général de la cuisine : la grand-mère prépare ses affaires ; France apparaît dans le champ, aide sa grand-mère, avant de reprendre son mouvement vers le premier plan. La caméra suit son mouvement (panoramique vers la gauche) lorsqu'elle entre dans le salon pour remplir une valise posée sur une table. Lucien et l'Allemand l'observent. La caméra reste en position, et France disparaît ainsi du champ en reprenant la direction de la cuisine. Lucien la regarde partir avant de tourner la tête vers la valise, puis de s'en approcher. Le cadre se resserre légèrement comme pour accentuer l'importance de ce mouvement. Lucien commence à fouiller dans les affaires de France, sous le regard du soldat allemand.


7]
D.R.

[7] Un insert nous montre, en gros plan, la main de Lucien en train de fouiller la valise. Il en ressort la montre à gousset qu'il avait offerte à Horn. Un léger mouvement de caméra accompagne la main de Lucien tandis qu'il empoche la montre. L'insert et le gros plan permettent de souligner l'importance de l'événement qui a lieu : de fait, cette montre va transformer la situation.


8]
D.R.

[8 = 6] On retrouve le plan qui précédait l'insert en raccord de mouvement (on voit Lucien empocher la montre). L'Allemand se lève, le sermonne hypocritement et lui demande la montre que Lucien vient lui-même de voler. Lucien lui donne la montre, mais le léger temps de réaction, son silence et son air buté indiquent sa contrariété. La mise en scène (les deux personnages sont face à face) donne une impression de rapport de force. Le soldat semble savourer sa victoire en souriant et en soufflant sa fumée, narquois. Là encore cette partie de la séquence s'achève sur une confrontation silencieuse des regards.


9]
D.R.

[9] Après une nouvelle ellipse, la séquence entame sa dernière partie. Un plan général sur la cage d'escalier, en contre-plongée, nous fait apercevoir les personnages en train de descendre. Ils sortent du champ l'un après l'autre. Lorsque Lucien, qui ferme la marche, apparaît, la caméra reste sur lui en gros plan et suit le personnage dans sa descente, soulignant ainsi son air préoccupé et contrarié. La caméra s'arrête soudain, aussi subitement que le personnage. La reprise soudaine du mouvement indique la prise d'une décision : il se met soudain à dévaler les escaliers, et la caméra le suit par un panoramique vers la gauche : on le voit, dorénavant en plongée, dépasser France et sa grand-mère.


10]
D.R.

[10] Raccord sur le mouvement. En plan moyen et en contre-plongée, on voit Lucien dévaler les escaliers de face. La caméra le suit dans son mouvement par un panoramique vers la gauche qui nous fait passer de la contre-plongée à la plongée. La rapidité de ces mouvements, leur brusquerie, et le passage répété de la contre-plongée à la plongée dramatisent l'action et le suspense ; surtout, ils soulignent l'aspect toujours impulsif et presque irréfléchi des actions de Lucien. On aperçoit alors l'Allemand de dos, en plongée, à l'arrière-plan. Lucien s'arrête et lui tire dans le dos avec sa mitraillette. L'homme s'effondre en tombant dans les escaliers. Lucien se remet en mouvement et se dirige vers lui.


11]
D.R.

[11] Le contrechamp (plan général en contre-plongée sur l'escalier) fait apparaître Lucien, descendant quatre à quatre les escaliers jusqu'au corps de l'Allemand. Au terme de son mouvement, Lucien apparaît en gros plan. La caméra fait un panoramique vers le bas et suit en gros plan la main de Lucien qui fouille dans la poche de l'Allemand. Il sort la montre ; un léger mouvement vers la droite nous permet de voir la main de Lucien glisser la montre dans sa poche de veste. Tous ces mouvements en gros plan sur la montre rappellent bien sûr ceux des plans 7 et 8 : Lucien a récupéré son bien, et tout se passe comme si l'assassinat du soldat n'avait eu pour but que cette récupération. Lucien se relève ; la caméra suit son mouvement et l'on retrouve finalement retrouve la contre-plongée qui ouvrait le plan. À l'arrière-plan, on voit France et sa grand-mère entrer dans le champ. Toutes deux s'arrêtent en découvrant Lucien près du corps du soldat.


12]
D.R.

[12] Un nouveau gros plan (regard de Lucien vers France) dramatise à nouveau la séquence en introduisant comme une pause dans l'action. Lucien est en effet à nouveau confronté à un choix crucial : va-t-il l'abandonner là ou l'aider à fuir ? Comme dans le plan 5, le gros plan parvient à donner à ce regard toute l'intensité de la situation ; et comme dans le plan 9, l'immobilité soudaine de la caméra après une suite de mouvements indique l'instant suspendu où s'opère un choix crucial. Un début de mouvement révèle sa prise de décision.
[13 = 11] Raccord sur le mouvement : on retrouve la contre-plongée sur Lucien qui monte les escaliers et attrape le bras de France.


14]
D.R.

[14] Raccord en gros plan sur France et Lucien. Elle refuse de le suivre et dit vouloir rester avec sa grand-mère. Là encore, c'est un geste de Lucien (il tourne le visage vers la grand-mère avant d'amorcer un mouvement vers elle) qui nous permet de comprendre la sa décision. La caméra le suit dans son mouvement et on le voit soutenir la grand-mère pour l'aider à descendre.
[15 = 11] Les trois personnages descendent les escaliers. Ils sortent du champ en passant vers la droite du cadre. On reste sur l'escalier vide un instant.

Le thème
La réception du film et le thème de l'Occupation au cinéma
La sortie du film, en 1974, a été mouvementée. Il a d'abord été accueilli par une très bonne critique du Monde, mais très vite, une polémique s'est installée, et Louis Malle raconte que ce même journal, qui avait qualifié le film de chef-d'œuvre à sa sortie, évoquait quatre jours plus tard sa dangerosité (Conversations avec Louis Malle). La gêne ressentie était morale et politique. La réaction morale peut se lire notamment dans un article de Jean Delmas (Jeune Cinéma, mars 1977), lequel semble profondément choqué par l'ignominie du personnage principal, qu'il qualifie de « salaud », de « pauvre type », ou encore de « con ». La réaction de rejet de Delmas à l'égard du personnage est tellement viscérale qu'il va jusqu'à critiquer moralement le film même, en dénonçant sa complaisance à l'égard de Lucien. Sans doute ce déplacement est-il erroné, car le film ne justifie jamais son personnage. Mais on peut comprendre la réaction de Delmas comme une conséquence de la « brutalité descriptive » du film (voir « La démarche : L'impression de vérité ») : brutalement confronté au personnage, abandonné face à la description de ce parcours ignoble, le spectateur peut-être amené à rejeter le film dans son ensemble. Quant à la réaction politique au film (qui a partie liée à ce rejet moral), Louis Malle estime qu'elle a pour origine la remise en question de l'histoire « officielle », posée dès l'après-guerre, d'une France dressée d'un seul tenant face à l'occupant nazi. Pour Louis Malle, le film contrevenait autant au mythe gaulliste qu'il dérangeait les communistes, pour lesquels « il était inconcevable qu'un membre de la classe ouvrière ait collaboré » (Conversations avec Louis Malle).
De fait, la polémique suscitée par le film accuse son originalité dans un paysage cinématographique globalement marqué par ce que Jacques Siclier nomme le « mythe d'une France presque unanimement résistante ». Dans le chapitre XVI de La France de Pétain et son cinéma, Jacques Siclier s'attache en effet à montrer comment le cinéma, dès l'après-guerre et jusqu'à nos jours, a contribué à façonner le mythe de l'élan national, en occultant souvent la description de la France de Pétain, au profit du récit des épisodes glorieux de la Résistance. La mémoire de ces actes de résistance, dont l'exemplarité force le respect, est bien sûr extrêmement utile ; et nombreux sont les films remarquables qui ont pour sujet la Résistance (citons par exemple L'Armée des ombres (1969), de Jean-Pierre Melville). Reste que le cinéma français a souvent eu du mal à évoquer la période de l'Occupation et de la collaboration, soit qu'il en reste à l'évocation édifiante des héros (par exemple un film comme Paris brûle-t-il ? (1966), de René Clément, superproduction à la gloire de la Libération de Paris) ; soit qu'il se complaise dans ce que Siclier nomme la « comédie lourdement burlesque ». Un des exemples mentionné est Mais où est donc passée la septième compagnie ? (1973), une comédie de Robert Lamoureux où les nazis sont tournés en ridicule et où l'on vante « la débrouillardise du Français moyen ». Pour éluder la réalité de la collaboration de l'État, des formes de censures ont même existé : ainsi Alain Resnais a-t-il dû recouvrir de gouache le képi d'un gendarme français qui apparaissait dans un plan de Nuit et Brouillard (1955) - un plan où l'on montrait le camp de « rassemblement » de Pithiviers. Des pressions ont également été exercées pour relativiser l'évocation amère de la vie des Français et de la lâcheté ordinaire sous l'Occupation : c'est ainsi qu'une fin « heureuse » (d'ailleurs très artificielle) a été imposée à Claude Autant-Lara pour son film La Traversée de Paris (1956). Le Chagrin et la Pitié (1971) marque un tournant important dans la remise en question du mythe de l'élan national. Ce film de Marcel Ophuls, qui mêle entretiens et documents historiques, évoque directement et frontalement la période de l'Occupation en se focalisant sur l'exemple d'une ville, Clermont-Ferrand. Mais là encore, le film a bien failli souffrir d'une forme de censure très pernicieuse, dans la mesure où l'ORTF a refusé sa diffusion. Il n'a pu être vu du public français que grâce à une diffusion en salles, à laquelle Louis Malle a d'ailleurs collaboré, en tant que distributeur.

Le document
L'anecdote, plutôt saisissante, que raconte Louis Malle dans ce texte, a contribué à l'inspiration du réalisateur. Elle met en évidence le retournement lourd de conséquences que peut provoquer un événement hasardeux.

Jean-Pierre Melville m'avait raconté une histoire qui m'avait encouragé à faire Lacombe Lucien. Melville était un grand résistant. Un jour, il avait pris le train pour aller de Bordeaux à Paris - ce devait être en 1943 - avec un ami, qui était également dans la Résistance ; à cette époque les trains étaient d'une lenteur désespérante, ils s'arrêtaient partout. Dans leur compartiment, il y avait un jeune homme. La conversation s'était engagée et il leur avait dit qu'il tenait absolument à se conduire en patriote et qu'il allait s'engager dans les Waffen SS. Il irait combattre les communistes sur le front russe. Il débordait d'enthousiasme : « C'est pour mon pays que je vais faire ça. » Avant l'arrivée à Paris, ils avaient réussi à le retourner complètement ; il était entré dans la Résistance et était devenu un héros. Ils avaient su le convaincre qu'il allait commettre une terrible erreur : « Si vous êtes un patriote, il ne faut pas pactiser avec les Allemands. » Dans un sens, cette histoire est presque trop belle. Elle est pourtant typique. Au cours de mes recherches, j'avais découvert une famille où il y avait deux frères : l'un était dans la Résistance, l'autre dans la Milice. Curieusement, le commandant Cousteau était dans la Résistance et son frère, Pierre-Antoine Cousteau, un journaliste très connu, a été arrêté et condamné à mort après la guerre ; il écrivait dans l'hebdomadaire Je suis partout, il y tenait une chronique.

FRENCH Philip, Conversations avec Louis Malle,
traduit de l'anglais par Martine Leroy-Battistelli, Denoël, 1993.
La bibliothèque
MODIANO Patrick, MALLE Louis, Lacombe Lucien, Gallimard, coll. « NRF », 1974. Le scénario du film.
Louis Malle par Louis Malle, éditions de L'Athanor, 1979. Une autobiographie passionnante, dans laquelle l'auteur commente abondamment ses films et son métier de cinéaste.
FRENCH Philip, Conversations avec Louis Malle, traduit de l'anglais par Martine Leroy-Battistelli, Denoël, 1993 (à consulter en bibliothèque). Un complément très intéressant à l'ouvrage précédent.
PRÉDAL René, Louis Malle, Edilig, 1989 (à consulter en bibliothèque). Un ouvrage d'analyse très complet sur l'œuvre du cinéaste.
SICLIER Jacques, La France de Pétain et son cinéma, Ramsay, 1990. Une analyse historique et cinématographique très complète.
« Lacombe Lucien », critique de Jean Delmas, in Jeune Cinéma, mars 1977. À lire pour comprendre la réaction de rejet très vive que le film a pu susciter après sa sortie.


Benjamin Delmotte

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