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1999-2018

 

Ephéméride,

une nouvelle de Patrick MODIANO

Le Monde du 29 juin 2001

 

Pas beaucoup de promeneurs, hier, rue Gay-Lussac. Je crois même que j'étais le seul à suivre cette rue légèrement en pente dont la trouée se perd vers je ne sais plus quel horizon. Juste avant d'arriver dans la zone des Ursulines, j'ai remarqué à la vitrine d'une librairie la couverture d'un livre dont le titre était : L'Assassinat de Pierre Bosmans. Une couverture d'un blanc sale. En son milieu, une tache orange sur laquelle était inscrit en caractères noirs : ASSASSINAT. La couverture et le titre étaient en harmonie avec ce dimanche et cette rue. Le lendemain, je suis revenu acheter le livre. Il retraçait un fait divers. Quatre jeunes gens de dix-huit ans - dont une fille - fréquentent à Paris le même cours secondaire. Un beau jour, trois d'entre eux décident de tuer le quatrième. Le meurtre est commis par P., un après-midi de décembre, dans une allée forestière des environs de Paris. Quel en était le mobile ? Une rivalité, puisque Pierre Bosmans et P. étaient amoureux de la fille. Et les quatre jeunes gens vivaient coupés de la réalité, dans un climat oppressant de mythomanie. Pierre Bosmans leur avait fait croire qu'il avait une maîtresse richissime habitant l'hôtel Crillon, une somme d'argent de 2 millions, et qu'il était agent secret et trafiquant d'armes.

Je me suis demandé si les trois complices de ce crime habitaient encore Paris aujourd'hui et quel souvenir ils gardaient de leurs dix-huit ans et du cauchemar où ils avaient pataugé. Je les imaginais, préparant le meurtre à la sortie de leur cours, par des journées grises, comme ce dimanche. Ils tenaient un dernier conciliabule autour d'une table de café et leurs voix étaient couvertes par les crépitements du billard électrique. Ils sortaient du café et se retrouvaient dans une rue voisine de la rue Gay-Lussac, aussi droite, aussi morne, mais dont le nom avait une sonorité plus funèbre : la rue Monge.

Les dimanches soir d'hiver, le vent soufflait sur la place du Panthéon. A droite, une lumière derrière les vitres : le commissariat de police, l'un des plus inquiétants de Paris. Hier, j'ai cru revivre un mauvais rêve. C'était l'heure de rentrer au lycée, là-bas, tout au fond de la place. J'y avais été pensionnaire à dix-sept ans. Chaque soir, vers 5 heures, je voyais la foule des élèves sortir par le porche et nous ne restions qu'un petit nombre dans la cour de "récréation" avant de rentrer en "étude". Je ne me souviens plus très bien de mes camarades d'internat. Parfois il en est ainsi pour ceux qui ont fait un séjour en prison : ils tâchent d'oublier leurs compagnons de cellule. Trois garçons venus de Sarreguemines préparaient l'Ecole normale supérieure. Un Martiniquais de ma classe se joignait souvent à eux. D'un autre élève qui portait toujours une pipe, une blouse grise et des charentaises, on disait qu'il n'avait pas quitté l'enceinte du lycée depuis trois ans. Je me souviens aussi, vaguement, de mon voisin de dortoir : un petit roux, que j'ai aperçu deux ou trois ans plus tard, de loin, boulevard Saint-Michel dans un uniforme de bidasse, sous la pluie. Après l'extinction des feux, un veilleur de nuit traversait les dortoirs, une lanterne à la main, et vérifiait si chaque lit était bien occupé. C'était l'automne de 1962, mais aussi le XIXe siècle et peut-être une époque encore plus reculée dans le temps.

Mon père est venu une seule fois me rendre visite dans cet établissement. Le proviseur du lycée, qu'il avait averti par téléphone de son passage, m'avait donné l'autorisation de l'attendre sous le porche de l'entrée. Ce proviseur portait un joli nom : Adonis Delfosse.

Je revois la silhouette de mon père, là, sous le porche, mais je ne distingue pas son visage, comme si sa présence dans ce décor de couvent médiéval me paraissait irréelle. La silhouette d'un homme de haute taille, sans tête.

Je ne sais plus s'il existait un parloir. Il me semble que notre entrevue a eu lieu au premier étage dans une salle qui devait être la bibliothèque, ou bien la salle des fêtes. Nous étions seuls, assis à une table, l'un en face de l'autre. Mon père m'exposait les projets qu'il avait formés pour mon avenir.

Il souhaitait que je parte au service militaire en devançant l'appel. Les quatre années qui ont suivi - jusqu'à ce que j'atteigne l'âge de la majorité -, il n'a pas renoncé à ce projet. Il voulait lui-même régler toutes les formalités à la caserne de Reuilly. Puis ce serait le départ pour une autre caserne, vers l'est.

Je l'ai raccompagné jusqu'au porche du lycée. Je l'ai vu s'éloigner sur la place du Panthéon. Un jour, mon père m'avait confié qu'il fréquentait lui aussi, à dix-huit ans, le quartier des Ecoles. Il avait tout juste assez d'argent pour prendre en guise de repas un café au lait et quelques croissants au Dupont-Latin. En ce temps-là, il avait un voile au poumon. Je ferme les yeux et je l'imagine remontant le boulevard Saint-Michel, parmi les sages lycéens et les étudiants d'Action française. Son Quartier latin à lui, c'était plutôt celui de Violette Nozière. Il avait dû la croiser souvent sur le boulevard. Violette, la belle écolière du lycée Fénelon, qui élevait des chauves-souris dans son pupitre.

En 1945, juste après ma naissance, mon père décide de vivre au Mexique. Les passeports sont déjà prêts. Mais, au dernier moment, il change d'avis. Il s'en est fallu de peu qu'il quitte l'Europe après la guerre. Trente années plus tard, il est allé mourir en Suisse, pays neutre. Entre-temps, il s'est beaucoup déplacé : le Canada, la Guyane, l'Afrique équatoriale, la Colombie. Ce qu'il a cherché en vain, c'était l'eldorado.

Vers 1952, dans une petite maison de Jouy-en-Josas, rue du Docteur-Kurzenne, j'écoutais la radio le jeudi après-midi à cause des émissions pour les enfants. Les autres jours, j'entends quelquefois le bulletin d'information. Le speaker rend compte du procès de ceux qui ont fait LE MASSACRE D'ORADOUR. Les sonorités de ces mots me glacent le cœur aujourd'hui, comme ces jours-là où je ne comprenais pas très bien de quoi il s'agissait.

Un soir, au cours de l'une de ses visites, mon père est assis en face de moi dans le salon de la maison de la rue du Docteur-Kurzenne, près du bow-window. Il me demande ce que je voudrais faire dans la vie. Je ne sais pas quoi lui répondre.

De 1953 à 1956, à Paris, je vais avec mon frère à l'école communale de la rue du Pont-de-Lodi.

Mystère de la cour du Louvre, des deux squares du Carrousel et des jardins des Tuileries où je passe de longs après-midi avec mon frère. Pierre noire et feuillages des marronniers, sous le soleil. Le théâtre de verdure. La montagne de feuilles mortes contre le mur de soubassement de la terrasse, au-dessous du Musée du Jeu de paume. Nous avions numéroté les allées. Le bassin vide. La statue de Caïn et d'Abel dans l'un des squares disparus du Carrousel. Et la statue de La Fayette dans l'autre square. Le lion en bronze des jardins du Carrousel. La balance verte contre le mur de la terrasse du bord de l'eau. Les faïences et la fraîcheur du "lavatory" sous la terrasse des Feuillants. Les jardiniers. Le bourdonnement du moteur de la tondeuse à gazon, un matin de soleil, sur une pelouse, près du bassin. L'horloge aux aiguilles immobiles du côté de la porte sud du Palais. Et la marque au fer rouge sur l'épaule de Milady.

Les lectures, quelques années plus tard. Certaines m'ont marqué :

Fermina Marquez

La Colonie pénitentiaire

Les Amours jaunes

Le Soleil se lève aussi

Dans d'autres livres, je retrouvais le fantastique des rues :

Marguerite de la nuit

Rien qu'une femme

La Rue sans nom

Il traînait encore dans les bibliothèques des infirmeries de collège quelques vieux romans qui avaient survécu aux deux dernières guerres et qui se tenaient là, très discrets, de peur qu'on ne les descende à la cave. Je me souviens d'avoir lu Les Oberlé de René Bazin.

Mais surtout je lisais les premiers Livres de poche qui venaient de paraître, et ceux de la collection Pourpre, reliés de carton. Pêle-mêle, de bons et de mauvais romans. Beaucoup d'entre eux ont disparu des catalogues. Parmi ces premiers Livres de poche, quelques titres ont gardé pour moi leur mystère :

La Rue du Chat-qui-pêche

La Rose de Bratislava

Marion des Neiges

Le dimanche, promenade avec mon père et l'un de ses comparses du moment. Stioppa. Mon père le voit souvent. Il porte monocle et ses cheveux sont si gominés qu'ils laissent une trace quand il appuie la tête sur le dossier du canapé. Il n'exerce aucun métier. Il habite dans une pension de famille avenue Victor-Hugo. Parfois, nous allions, Stioppa, mon père et moi, nous promener au bois de Boulogne.

Un autre dimanche, mon père m'emmène, je me demande bien pourquoi, au Salon nautique, du côté du quai Branly. Nous rencontrons l'un de ses amis d'avant-guerre, "Paulo" Guérin. Un vieux jeune homme en blazer. Je ne sais plus s'il visitait lui aussi le Salon ou s'il y tenait un stand. Mon père m'explique que "Paulo" Guérin n'a jamais rien fait sinon monter à cheval, piloter de belles voitures, et séduire des filles. Que cela me serve de leçon : oui, dans la vie, il faut des diplômes.

Cette fin d'après-midi-là, mon père avait l'air rêveur comme s'il venait de croiser un fantôme. Chaque fois que je me suis retrouvé sur le quai Branly, j'ai pensé à la silhouette un peu épaisse, au visage qui m'avait paru empâté sous les cheveux bruns ramenés en arrière, de ce "Paulo" Guérin. Et la question demeurera à jamais en suspens : que pouvait-il bien faire, ce dimanche-là, sans diplômes, au Salon nautique ?

Parfois mon père m'accompagnait le lundi matin à la Rotonde, porte d'Orléans. C'était là où m'attendait le car qui me ramenait au collège. Nous nous levions vers 6 heures, et mon père en profitait pour donner des rendez-vous dans les cafés de la porte d'Orléans avant que je prenne le car. Cafés éclairés au néon les matins d'hiver où il fait encore nuit noire. Sifflements des percolateurs. Les gens qu'il rencontrait là lui parlaient à voix basse. Des forains, des hommes au teint rubicond de voyageurs de commerce, ou à l'allure chafouine de clercs de notaires provinciaux. A quoi lui servaient-ils exactement ? Ils avaient des noms du terroir : Quintard, Chevreau, Picard.

Un dimanche matin, nous sommes allés en taxi dans le quartier de la Bastille et de la République. Mon père a fait arrêter le taxi une vingtaine de fois devant des immeubles, boulevard Voltaire, avenue de la République, boulevard Richard-Lenoir. Chaque fois, il déposait une enveloppe chez le concierge de l'immeuble. Appel à d'anciens actionnaires d'une société défunte dont il avait exhumé les titres ? Peut-être cette Union minière indochinoise ? Un autre dimanche, il dépose ses enveloppes le long du boulevard Pereire.

Sur la cheminée de sa chambre, plusieurs volumes de "Droit maritime" qu'il étudie. Il pense à mettre en chantier un pétrolier en forme de cigare.

Promenades du dimanche avec mon père et un ingénieur italien, créateur d'un brevet pour "fours autoclaves". Mon père sera très lié, aussi, avec un certain M. Held, "radiesthésiste", qui avait toujours dans sa poche un pendule.

Un soir, dans l'escalier, mon père m'a dit une phrase que je n'ai pas très bien comprise sur le moment - l'une des rares confidences qu'il m'ait faites : "On ne doit jamais négliger les petits détails. Moi, malheureusement, j'ai toujours négligé les petits détails."

Il aurait souhaité que je sois ingénieur agronome. Il pensait que c'était un métier d'avenir. S'il attachait tant d'importance aux études, c'est que lui n'en avait pas faites et qu'il était un peu comme ces gangsters qui veulent que leurs filles soient éduquées au pensionnat par les "frangines". Il parlait avec un léger accent parisien - celui de la cité d'Hauteville -, et il employait, de temps en temps, des mots d'argot. Mais il pouvait inspirer confiance à des bailleurs de fonds, car son allure était celle d'un homme aimable et réservé, de haute taille, et qui s'habillait de costumes très stricts.

Vers quinze, seize ans, je prenais le car, à Annecy, pour aller à Genève où quelquefois j'étais en compagnie de mon père. Nous déjeunions dans un restaurant italien avec un nommé Picard. L'après-midi, il avait des rendez-vous. Etrange Genève. Des Algériens tenaient de longs conciliabules dans le hall de l'Hôtel du Rhône.

Je marchais jusqu'à la vieille ville. Au retour, le car franchissait la frontière au crépuscule sans s'arrêter pour le contrôle de la douane. Saint-Julien. Cruseilles.

A Annecy, une promenade sur le Paquier quand les vacances étaient finies. L'automne, déjà. Nous passions devant la préfecture et Annecy redevenait une ville de province. Nous croisions un vieil Arménien, toujours seul, dont on disait qu'il était un commerçant très riche et qu'il donnait beaucoup d'argent aux filles et aux pauvres.

Et la voiture de sport grise de Jackie Giroud, carrossée par Allemano, tourne autour du lac, lentement, pour l'éternité.

Vers Noël 1962, je suis recueilli par des amis, à Saint-Lô. La ville a été anéantie sous les bombardements et reconstruite après la guerre. Près du haras, il reste encore une zone de baraquements provisoires. En province, à Annecy, à Sant-Lô, c'était encore l'époque où tous les rêves et les promenades nocturnes échouaient devant la gare d'où partait le train pour Paris.

A Saint-Lô, j'ai lu Les Illusions perdues, ce Noël 1962. J'occupais toujours la même chambre au dernier étage de la maison. Sa fenêtre donnait sur la route. Je me souviens que chaque dimanche, à minuit, un Algérien remontait cette route vers les baraquements, en se parlant doucement à lui-même.

Ce soir, Saint-Lô m'évoque la fenêtre éclairée du Rideau cramoisi, comme si j'avais oublié d'éteindre la lumière dans mon ancienne chambre ou dans ma jeunesse.

Barbey d'Aurevilly était né dans les environs. J'avais visité sa maison.

A Paris, à la même époque, je vais déjeuner chez Raymond Queneau, le samedi. Souvent, au début de l'après-midi, nous prenons ensemble un taxi, et de Neuilly nous revenons tous deux sur la Rive gauche.

Il me parle d'une promenade qu'il avait faite avec Boris Vian dans une petite rue que presque personne ne connaît, tout au fond du XIIIe arrondissement, entre le Quai de la Gare et la voie ferrée d'Austerlitz : rue de la Croix-Jarry. Il me conseille d'y aller.

Plus tard, chaque fois que nous nous verrons, nous parlerons de cette rue de la Croix-Jarry. Il y a quelque temps, j'ai lu que les moments où Queneau a été le plus heureux, c'était quand il devait écrire des articles sur Paris pour L'Intransigeant et qu'il se promenait l'après-midi à travers les rues.

Je me demande si ces années mortes en valaient vraiment la peine. Les seuls instants où j'étais vraiment moi-même : ceux où je me retrouvais seul dans les rues, comme Queneau, à la recherche des chiens d'Asnières.

J'avais deux chiens en ce temps-là. Ils s'appelaient Jacques et Paul. A Jouy-en-Josas, en 1952, nous avions une chienne, mon frère et moi, qui s'appelait Peggy et qui s'est fait écraser, un après-midi, rue du Docteur-Kurzenne. Queneau aimait beaucoup les chiens.

Il m'avait parlé d'un western où l'on assistait à une lutte sans merci entre des Indiens et des Basques. La présence des Basques l'avait beaucoup intrigué et l'avait fait rire. J'ai fini par trouver quel était ce film : Thunder in the sun, "Caravane vers le soleil", un western en Technicolor de Rusel Rouse, avec Susan Hayward, Jeff Chandler et Jacques Bergerac. Le résumé indique bien : Les Indiens contre les Basques. J'aimerais voir ce film en souvenir de Queneau dans un cinéma Bikini, Magic ou Neptuna que l'on aurait oublié de détruire, au fond d'un quartier perdu.

Le rire de Queneau. Moitié geyser, moitié crécelle. Mais je ne suis pas doué pour les métaphores. C'était tout simplement le rire de Queneau.

Au printemps 1966, à Paris, j'ai remarqué un changement dans l'atmosphère, une variation de climat que j'avais déjà sentie, à treize ans en 1958 puis à la fin de la guerre d'Algérie. Mais cette fois-ci, en France, aucun événement important, aucun point de rupture - ou alors, je l'ai oublié. Je serais d'ailleurs incapable, à ma grande honte, de dire ce qui se passait dans le monde en avril 1966. Nous sortions d'un tunnel, mais de quel tunnel, je l'ignore. Et cette bouffée de fraîcheur, nous ne l'avions pas connue, les saisons précédentes.

Etait-ce l'illusion de ceux qui ont vingt ans et qui croient chaque fois que le monde commence avec eux ? L'air m'a paru plus léger, ce printemps-là.

Soyons franc jusqu'au bout : ma mère et moi, en 1963, nous avions vendu à un Polonais que nous connaissions et qui travaillait au marché aux puces, les quatre costumes presque neufs, les chemises et les trois paires de chaussures Weston avec embauchoirs de bois clair qu'avait laissés dans un placard Robert Fly, un ami de mon père, qui avait habité chez nous. Il avait disparu d'un jour à l'autre, avec sa DS 19.

Nous n'avions pas un sou, cet après-midi-là. Tout juste la menue monnaie que m'avait remise l'épicier de la rue Dauphine, contre des bouteilles en consigne.

Par la suite, j'ai volé quelques livres chez des particuliers ou dans des bibliothèques. Je les ai vendus car je manquais d'argent.

Tu es à Paris, chez le juge d'instruction, comme le disait Apollinaire dans son poème. Et le juge me présente des photos, des documents, des pièces à conviction.

Et pourtant, ce n'était pas cela, ma vie.

Le printemps de 1967. Les pelouses de la Cité universitaire. Le parc Montsouris. A midi, les ouvriers de la Snecma venaient dans le café, au bas de l'immeuble.

La place des Peupliers, l'après-midi de juin où j'ai appris qu'ils acceptaient mon premier livre.

Le bâtiment de la Snecma, la nuit, comme un paquebot échoué sur le boulevard Kellermann.

Un soir de juin, au Théâtre de l'Atelier, place Dancourt. Une curieuse pièce d'Audiberti : Cœur à cuir. Elle se jouait seulement pour quelques représentations.

Roger travaillait comme régisseur à l'Atelier. Le soir du mariage de Roger et de Chantal, j'avais dîné avec eux dans un petit appartement, sur cette même place Dancourt où la lumière des réverbères tremble. Puis ils étaient partis en voiture vers une banlieue lointaine. Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus.

Peut-être tous les gens croisés au cours de ces années-là, et que je n'ai plus eu l'occasion de revoir, continuent-ils à vivre dans une sorte de monde parallèle, à l'abri du temps, avec leurs visages d'autrefois. J'y pensais tout à l'heure, le long de la rue déserte, sous le soleil.

Aujourd'hui, 26 mai 2001, au début de l'après-midi, je me suis rendu compte que cette mince pellicule de minces événements pouvait se déchirer et se diluer d'un instant à l'autre. Je marchais rue du Val-de-Grâce et rue Pierre-Nicole. Quartier calme des Feuillantines. On dirait que l'air y est léger et garde l'écho des années révolues.

"Le jardin était grand, profond, mystérieux."

J'avais perdu tous les minuscules points de repère de ma vie. Des lambeaux de souvenirs me traversaient qui n'étaient plus les miens, mais ceux d'inconnus, et je ne pouvais pas leur donner une forme précise. Il me semblait que j'avais habité par ici dans une vie antérieure. J'y avais laissé quelqu'un.

PATRICK MODIANO

 

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