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1999-2018

 

 

LES BOULEVARDS DE CEINTURE

Analyse du texte. (d'après Mathias Azan)

 

I - L’enquête, manifestation d’une quête symbolique

L’enquête se pose dès le début du livre comme la clé de voûte du récit à venir.La préface établit directement le rapport entre le père et le narrateur patr le biais de celle-ci: " Le narrateur part à la recherche de son père. Cette quête lui fait remonter le fil des années et revivre de façon hallucinatoire une époque qui pourrait être l’Occupation. "
Mais, alors que se définissent les différents thèmes abordés, le ton particulier de l’oeuvre à venir est lui aussi évoqué: l’adjectif " hallucinatoire " cerne déjà les contours d’une atmosphère particulière à laquelle l’enquête sera confrontée. Dès le début, le texte interroge le concept d’enquête. Le dictionnaire la définit simplement comme " l’étude d’une action faite en réunissant des témoignages et des expériences " ( Petit Robert ). Ce faisant, il se place donc sur le terrain strictement matériel, où l’investigation porte sur le tangible.

L’emprunt de méthodes aux romans policiers ou d’espionnage permet aussi de donner à ce récit le ton, de l’enquête. L’auteur met à contribution un genre avéré, reconnu, normé, et s’offre la possibilité d’insérer dans son récit l’ambiance et les enjeux de ce genre de romans, et ce, même s’il la fait à des fins dérournées. Le roman policier a ainsi pour fonction de planter le décor d’une action qui se veut investigatrice, sans s’y réduire. Le roman policier a pour sujet la résolution d’un crime, le dévoilement d’une méthode assassine par une méthode explicative. Pour ce faire, il doit mettre en place des protagonistes qui ont possiblement commis le crime, les " suspects ", et, d’un autre côté, une entité ( la police ) ou une individualité ( un détective ) qui pénètre ce milieu et tente de l’éclairer par le seul outil à sa disposition: sa raison. Les méthodes sont simples: recouper les faits et les témoignages dans le but de confondre le criminel. Ce faisant, il transforme une atmosphère trouble et obscure, pleine de doutes et de soupçons, en une atmosphère claire et où finit par régner la vérité.
Dans ce texte, la méthode consiste aussi à recouper les faits et à en tirer des conclusions. Ainsi, c’est en pénétrant dans le milieu constitué de Muraille, Marcheret, Maud Gallas, Annie Muraille, Sylviane Quimphe et Chalva que la narrateur peut définir ces personnages et leur assigner des rôles, un passé. il le fait d’ailleurs d’une manière tout à fait spécifique puisqu’il établit des " fiches " sur eux, c’est à dire qu’il rassemble tous les critères objectifs sur leur présent et leur passé ainsi que sur les différents événements " traumatisants " ou révélateurs d’une attitude particulière et possiblement dangereuse dans " la période folle " de l’Occupation. C’est ainsi qu’il peut finalement résumer ces protagonistes en une ligne, comme pourrait le faire un enquêteur désireux d’établir un profil psychologique pour confondre un suspect. De Muraille, rédacteur en chef de C’est la vie, il circonscrit son humiliation, son désir de vengeance et, dans une phrase synthétique, il livre, comme la conclusion d’un faisceau de facteurs tant psychologiques que matériels, son avis sur lui: " Dans ce monde qui s’en allait à la dérive, il se sentait parfaitement à l’aise. " ( p.69 ).
C’est donc le profil d’un arriviste " dénué de scrupules " , " d’une planche pourrie ", qui se dessine et qui se justifie par son dégoût profond de l’homme. Ou encore " il eût été alors capable de n’importe quoi, comme un drogué pour se procurer sa dose. " Cette dernière phrase a aussi pour fonction d’intimer l’idée de danger, de mettre l’accent sur le caractère incontrôlable, qui caractérise tout criminel, de l’individu. De même pour Marcheret, après avoit établi une fiche biographique sommaire à son sujet, la narrateur conclut par ceci: " Orphelin, Marcheret l’avait toujours été. et s’il s’engagea à la Légion, ce fut peut-être pour retrouver la trace de son père. " En quelques lignes apparait le portrait à la fois tendre ( presque misérabiliste ) et sévère, d’un écorché vif et d’un " boute en train " pour qui tout n’a finalement plus d’importance, et qui porte son passé et son existence comme les comédiens portent leur costume: " Souvent, par conscience professionnelle, il apparaissait dans les boîtes de nuit, revêtu de son ancien uniforme. ". C’est un homme capable de jouer avec les ressorts les plus profonds de son identité ( sa conscience d’orphelin est présentée comme la cause de son engagement dans la Légion ) pour plaire et s’amuser, bref, il semble que ce soit un homme capable de tout. Les autres personnages sont décrits de la même façon avec toutefois généralement moins d’information. La méthode de présentation des personnages est elle aussi révélatrice de l’inscription du roman dans le genre du roman policier. Les phrases sont nominalisées comme dans un rapport de police et la vie est résumée à quelques événements clés.
C’est particulièrement frappant dans le cas de Marcheret: " Renvoi du lycée Chaptal pour avoir fracturé le crâne de l’un de ses condisciples. Fréquentation assidue des cafés et des lieux de plaisir. Parties de billard et de poker qui se prolongeaient jusqu’à l’aube. Besoins d’argent de plus en plus impérieux. " ( p.70 )

Le lecteur a ainsi l’étrange impression de se retrouver face à " l’emploi du temps d’une vie "; par ce biais, le narrateur synthétise aussi le cercle vicieux qui a conduit le personnage vers le crime. Les mots qui ouvrent les phrases font système et tissent un réseau sémantique précis où " renvoi ", " fréquentation ", " parties " et " besoins " se répondent et éclairent la violence et la frivolité qui acculent Marcheret à l’illégalité. De plus, comme dans un roman policier, le temps du récit est celui de la recherche. Dans Les Boulevards de Ceinture , bien que le temps de l’écriture soit éloigné de celui de l’enquête, la narrateur crée des distorsions temporelles qui donnent l’effet de se retrouver au temps de l’action. Ainsi, le lecteur est pris par le cours, le déroulement de l’enquête. Il semble découvrir en même temps que le narrateur les informations relatives à son père. Malgré les analepses ( le narrateur revient au temps de l’enquête ), certaines scènes, notamment les dialogues, nous sont présentées sans médiation. Ce procédé a pour conséquence de mettre en scène directement l’embarras du narrateur ( p.42, dans la scène de présentation ), de rendre vivantes des conversations dont plus aucun des intervenants n’est là pour témoigner. En fait, les scènes de dialogue tiennent plus de la mise en mention, de la citation autonymique que du vrai dialogue. De ce fait, leur intérêt réside dans la volonté de " présentifier " des personnages disparus. C’est le principe de la confrontation, mais avec cette particularité que le lecteur, pris à parti, revêt finalement la fonction de juré. Les romans policiers ou d’espionnage ne sont pas les seuls à être utilisés pour leur méthodes d’investigation et leur ambiance particulière. Modiano met aussi la démarche proprement juridique à contribution. D’une part, cette enquête est, ce que l’on appelle dans la terminologie juridique, une " enquête directe ", c’est à dire qu’elle a lieu dans l’intérêt du demandeur. En ce sens, le narrateur cumule les fonctions: il est le bénéficiaire des recherches entreprises, l’élément actif de celle-ci, le témoin, le juré et parfois même le juge et le bourreau. Ainsi, pendant l’épisode du mariage, il accompagne Lestandi, personnage antisémite répugnant, délateur et collaborateur, pendant son " petit footing " et l’étrangle. Cet acte, tout en mettant en danger sa condition de détective, élargit son rôle et fait de lui l’incarnation de toutes les étapes judiciaires. En effet, il repère le suspect, l’interroge, et, de son propre arbitre, le condamne à la peine capitale. Le narrateur balance à ce moment du récit entre la figure de la justice et l’agent d’une vengeance. C’est pourquoi il qualifie presque immédiatement cet acte " d’ idiot " Enfin, le roman noir est aussi largement utilisé, cette fois non pas pour ses méthodes, mais pour la description d’une ambiance psychopompe. Les deux scènes de repas sont exemplaires à cet égard de la mise en place physique de l’ennui, de la douleur et de la peur. La première rencontre de Marcheret et de Muraille est particulièrement marquée par cette esthétique.

L’impression de passivité, d’inéluctable, de tragique même se fait sentir et renvoie le lecteur à l’idée d’un danger potentiel ( le nom de la villa, " Mektoub ", qui signifie destin en Arabe, renforce l’idée de fatalité et de danger à venir ). Les procédés empruntés au roman noir ont donc pour but de créer un vertige, de mettre le récit en perspective avec une tension supérieure, planante et inexorable. Le roman noir intime le tragique, le dénouement possiblement brutal et incompréhensible; il fait appel à l’affect et aux peurs primaires. Par exemple, l’utilisation de termes comme " cloaque " ou de phrases comme " une odeur de moisi me prend à la gorge "( p. 136 ) appellent immédiatement l’idée de degénérescence, de pourriture, proches du climat déliquescent des romans noirs américains. De même d’ailleurs que le surgissement brutal de la violence verbale chez Marcheret: " L ’alcool aidant, il me traitait de " petit morveux " et de " blanc bec " (p. 133 ) ou encore de la mise en scène " sulfureuse " de l’érotisme. Les rapports avec les femmes sont toujours présentés sous le jour du mauvais goût et de la violence, comme chez Faulkner par exemple. Elles sont le vecteur de l’atmosphère d’indifférence au monde et à l’histoire, de l’érotisme décadentiste. Il suffit de se rappeler les propos de Sylviane Quimphe qui ne pense qu’à " jouir " et partouzer.
En dernier lieu, c’est dans les thèmes mêmes du récit que se manifeste le plus clairement l’enquête. Elle est de deux ordres: le recherche du père comme être juridique, politique et social et la recherche d’une époque historique ( inscrite dans le temps de l’histoire générale et non pas dans celle plus personnelle du narrateur ). Cette dernière est constamment rappelée pour justifier les actes les plus sordides commis par les protagonistes: elle est le prétexte aux partouzes, aux négociations malhonnêtes, à l’abandon, aux beuveries... Ainsi, comme dans le cadre de la recherche du père, l’époque est envisagée pour servir de caution, de justification aux débordements de violence ou d’illégalité. Le trait le plus saillant de cette " troupe ", qui offre à chaque repas une représentation du plus beau marivaudage, est sans doute son décadentisme :" Marcheret commande le menu. Les plats qu’il choisit ne me semble guère approprié à la température ambiante: bisque de homard, viande en sauce et soufflet. Ne pas le contredire.La gastronomie est, paraît-il, son domaine réservé.( ...) Depuis deux jours, elle [ Sylviane Quimphe ] me fait des avances de plus en plus catégriques. Je lui ai tapé dans l’oeil et je me demande bien pourquoi. Est-ce mon apparance dejeune homme bien élevé ? Mon teint de tubeerculeux ? Ou bien veut-elle agacer Muraille ? (p.114- 115 )

Un rituel se met rapidement en place: d’abord, ce sont les apéritifs qui se succèdent, ensuite les plats puis les vins et enfin des avances sexuelles. Ce rythme semble se répéter indéfiniment depuis qu’il s’est introduit dans ce milieu: la nourriture est toujours servie en abondance quelle que soit le climat, de même que les vins sont toujours les plus lourds. Le cadre, quant à lui, sert infailliblement à mettre en lumière la chaleur, l’étouffement. Ainsi, cette opulence, bien protégée du pillage allemand et des restrictions gouvernementales, traduit une ambiance apocalyptique où chaque repas pris semble être le dernier, où chacun, les femmes en particulier, " flirte " de partenaire en partenaire.La " bisque de homard " ainsi que la légèreté des moeurs relèvent de l’obscenité dans le climat de désolation de l’Occupation. La peur d’un monde qui se finit est donc manifestée par un regain de jouissance, souvent égoïste. L’exemple du mariage est le plus caractéristique: la mariée, Annie Muraille, disparait la veille de la célébration et n’est retrouvée qu’au dernier moment, saoûle, dans un bar, Le Grand Ermitage moscovite ( p. 157 ). Ce mariage, arrangé, qui représente donc une alliance d’intérêt, est mis en danger par la soif de jouissance personnelle de la mariée, qui est, à ce titre, exemplaire du climat de l’époque. A un moindre degré, les papillonages incessants ainsi que les attouchements ont la même valeur. Ce sont les " pourceaux d’Epicure " qui se permettent, sous l’approbation à peine voilée de jeunes femmes, de caresser les seins de Sylviane Quimphe ou de dire d’Anne Muraille qu’elle a " les fesses les plus blondes et les plus chaudes de Paris ".De plus, sous l’Occupation, les trafics les plus divers fleurissaient, les faux papiers, la fausse monnaie, ainsi que le trafic d’influence. Modiano constitue un florilège de tous ces marchandages: le Baron Deyckecaire est d’abord soupçonné avec ironie de " faire de la fausse monnaie ". Mais, plus que qu’une accusation réelle, c’est la possibilité de le faire qui est soulignée et qui rend compte du climat malhonnête qui règne. La malversation encercle ce petit groupe, qui semble s’être fait l’incarnation de tous les vices de l’époque. Prétextant la folie de l’époque, ils en profitent pour habiter les maisons abandonnées par des gens menacés ( la villa Mektoub par exemple ), pour s’enrichir en toute impunité. En effet, il semble surtout que cette époque soit représentée comme l’âge d’or des bandits, un laps de temps intermédiaire où il est possible de recommencer sa vie jusqu’à son éxécution, menace qui plane au dessus de toutes les têtes, comme l’épée de Damoclès. Au niveau métaphorique, le nom du journal de Muraille, C’est la Vie, journal qui contient ragôts et reportages lestes, est l’indice d’une banalisation de l’atmosphère à la fois délétère et lucrative de l’Occupation: le crime est présenté sous sa forme la plus anodine, et acquiert même un statut privilégié puisqu’il est institutionnalisé par ce biais. L’antisémitisme latent de cette période est aussi évoquée, justement par ce journal. La gravité de ces opinions, ainsi que le collaborationnisme est alors traitée avec la légéreté du jeu. Gerbère,par exemple, normalien, " khâgneux de trente-huit ans ", donne à l’antisémitisme un cachet intellectuel et montre que toutes les couches de la population ( et donc pas seulement ceux qui profitent de cette haine épocale ) sont concernées et légitiment cette position idéologique. C’est un second acte de banalisation, puisqu’il fait de l’antisémitisme un fait de société alors que c’est une attitude destructrice. Plus loin, le personnage de Lestandi fait de celle-ci une occupation ludique, un divertissement sans conséquence. Son article à venir, Voulez-vous jouer au tennis juif ?, est un concentré d’incitation à la haine raciale ( repérer des juif et les dénoncer ) en même temps qu’un passe temps de terrasse de café. C’est précisément cet écart entre la violence de tels actes et leur présentation naïve et ludique qui crée un effet d’absurde, d’incompréhension et d’inconscience. L’expression " c’est une époque folle " prend alors une autre dimension sémantique: alors qu’elle semblait décrire une époque faussement enjouée, enfantine presque dans ses comportements excessifs, elle ilustre en fait une " crise idéologique " où bien et mal se confondent, où l’agressivité et le crime deviennent quotidiens, où les valeurs s’abolissent au profit de la rentabilité la plus cynique. Enfin, l’époque est prise en charge dans le récit par les différentes mentions de la traque. La présence de la police ou de la justice pèse en permanence sur ce roman de l’infraction. Tous les intervenants savent être sous le coup d’une inculpation et d’un emprisonnement, voire de l’exécution, ce qui indique que les crimes commis, dont le lecteur n’a pas une idée précise, sont particulièrement lourds. Muraille est un " traitre " et un " vendu " ( p. 134 ) dont on apprend finalement par Grève, le barman de l’auberge du Clos-Foucré, qu’il a été fusillé ( p.183 ); Guy de Marcheret, le légionnaire, lui, a dû " retourner aux colonies " selon le même indicateur. Et le sort de Chalva, le père du narrateur, est plus flou: il a été embarqué avec son fils, mais les deux hommes se séparent et ne se reverront plus. Ces trois destins, hormis celui du narrateur, représentent en fait le destin des collaborateurs. A la Libération, tous furent jugés, plus ou moins rapidement, mais toujours avec la même sévérité. Historiquement, ce sont les années d’épuration et on peut présumer que les deux femmes de ce roman ont été tondues. Certains, capturés par des résistants avant d’être jugés, furent tués sans procès; d’autres furent exécutés suite au verdict d’un procès; enfin, d’autres encore, à l’instar des nobles pendant la Révolution française ou des " blancs " de la révolution bolchévique, choisirent de s’exiler. Mais, toutes ces informations sont mises en sourdine par le narrateur qui choisit d’évoquer les causes plutôt que les conséquences des actes des personnes qu’il a suivies. L’enquête se cantonne la plupart du temps au niveau individuel et ne s’étend que rarement à une perspective historique collective. La focalisation nécessairement externe du narrateur ne peut embrasser tous les tenants d’une période aussi " tragique ". Et c’est justement sur ce point que l’investigation historique prend une dimension nouvelle: en n’étudiant que les comportements individuels, c’est toute l’irréalité de cette période qui est mise en avant. Aucun des acteurs ne semble prendre l’exacte mesure de ses actes et ne parvient pas non plus à s’arracher de sa conscience individuelle. Ces années, telles qu’elles sont retranscrites esquissent les mécanismes indicibles de la loi de la jungle, de l’aveuglement nécessaire, de l’absence d’information. La perception du monde est filtrée par le journal C’est la vie, qui est exemplaire, au même titre que l’absence délibérée de renseignements sur le cours de la guerre ou de la vie politique, de l’impossibilité de trouver un sens général aux événements. Le roman se fait finalement l’écho d’une période a-historique, sans conscience de son appartenance à un corps supérieur telle que la nation. L’autre thème de ce récit est évidemment la recherche du père. Mais, il faut dans un premier temps, celui de l’enquête, la considérer comme essentiellement juridique ou sociale. Avant de s’attacher au sentiment de filiation, le narrateur tente de circonscrire l’identité civile de son père. Ce faisant, ce sont évidemment d’abord les éléments objectifs, visibles qui émaillent le récit. Les différentes certitudes immédiates portent sur son aspect physique: on sait en premier qu’il est " gros ", qu’il a le regard " inquiet " ( p.13 ), ensuite qu’il est le souffre douleur de Muraille et de Marcheret ( p.19 ), puis les informations s’éparpillent, se disséminent comme autant d’indices glânés ça et là. L’enquête se heurte à la distance, soit réelle ( le narrateur dans la première partie est " embusqué " près du Clos Foucré et la qualité de ses renseignements en souffre ) soit symbolique ( le temps passé efface les souvenirs ); dans un second temps, quand le narrateur parvient à s’introduire dans le milieu, les renseignements decriptifs se font plus clairs: son père appartient à la partie privilégiée de la population qui vit largement, qui prospère de différents trafics, son milieu, ses fréquentations sont douteuses: antisémites, journalistes pourris, légionnaire aigri, femmes aux moeurs douteuses...Les premiers renseignements de l’enquête dressent un portrait négatif de Chalva; il est à la fois l’ami de bandits en même temps que leur inférieur; c’est un homme seul, " vagabond et fragile " qui appartient à un groupe social sans vraiment en être. Un élément du décor. L’enquête s’étoffe à partir de l’introspection du narrateur qui intervient des pages 62 à 108. Pendant celles-ci, le portrait s’élargit et la figure du père s’humanise en se détachant d’une identité strictement sociale; il devient une personne, sentiments compris. Son " étranglement " devant le statut de bachelier de son fils est tellement sincère que Chalva, malgré ses contrefaçons de timbres, devient une personne sympathique, capable d’émotions.

Néanmoins, alors que l’enquête conduit le narrateur à la compréhension partielle de la situation civile de son père et des autres, il semble que celle-ci ne rende pas compte en intégralité de l’intérêt du récit; elle n‘est que le premier pas, l’étape nécessaire d’ une recherche plus profonde, plus intime. C’est pourquoi apparaissent de nombreuses limites à l’enquête, aussi bien quant à sa fonction qu’à son utilisation. D’abord, plusieurs principes de l’enquête subissent des entorses et de ce fait, son concept même est invalidé. L’investigateur est normalement un tiers, un officier assermenté qui ne doit pas prendre part au déroulement de l’action; il est le témoin qui recueille et organise les informations comme le narrateur le fait quand il est en " planque " ou quand il livre les opinions des villageois; mais il dépasse son rôle et finit par invalider l ’enquête à partir du moment où il s’introduit au Clos-Foucré. La transgression de cette première règle a pour effet de détruire l’objectivité nécessaire à ce travail. Il en est de même a fortiori au sujet de sa participation active au sein de ce microcosme et notamment à son intégration au journal C’est la vie: " Pornographe, gigolo, confident d’un alcoolique et d’un maïtre chanteur, jusqu’où m’entraïneriez-vous ? Faudrait-il plonger plus profond pour vous arracher à votre cloaque? " ( p.136 )

La descente aux enfers, telle qu’elle est décrite dans cette phrase, ne fait pas partie de son travail et, plus, le met en danger; c’est ce dont l’épisode final de l’arrestation de son père traite justement. Alors que l’enquêteur doit faire la vérité sur les faits, le narrateur, lui, se dégage de cette responsabilité et va même jusqu’à se faire capturer volontairement ( p.181 ). L’enquête semble donc ne pouvoir aboutir pour des questions de principes. Celle de la temporalité pose aussi problème: le temps de l’enquête est nécessairement un temps réel, où les protagonistes sont présents vivants ainsi que le cadre. Or, dans ce roman, l’enquête a lieu au " passé antérieur ", pendant un temps depuis longtemps révolu et alors que toutes les personnes concernées sont mortes ou introuvables. Les témoins, eux aussi, sont rares et partiels. Le village qui a servi de cadre à cette recherche, " l’un des plus jolis village de Seine et Marne " est aujourd’hui visité par les touristes, aucune trace de l’époque de l’enquête n’y a survécue, si ce n’est Grève, personnage symbolique des effets du temps sur la mémoire: " Oui, il a connu tous ces gens dont je lui cite les noms. (...) Il en a vu des dizaines, comme ça, qui se sont accoudés au bar, rêveurs, et ont ensuite disparu. Impossible de se rappeler tous les visages. " ( p. 183-184 )

Enfin, les obstacles matériels ( mort et disparition des personnages et d’une époque ) empêchent toute démarche épistémologique de la part du détective, ce qui est pourtant sa principale tâche : le dialogue qui doit faire accoucher la vérité, qui doit confondre ou disculper est de ce fait impossible. Toute heuristie est invalidée dès le commencement de l’enquête. De ce fait, on peut s’interroger sur la fonction de l’enquête dans l’économie du roman. Etait-elle possible et pouvait-elle aboutir à une conclusion ? Servait-elle d’autres fins ? Toujours est-il que celle-ci ne débouche sur aucune sorte de conclusion: les questions restent aussi nombreuses, la vérité aussi obscure et surtout, alors que le narrateur pouvait profiter des fruits de celle ci ( annoncer à son père qu’il est son fils ), il préfère ne pas le faire. Dès lors il est permis de penser que l’enquête n’est qu’un prétexte: ses méthodes sont utilisées pour parvenir à des fins qui la dépassent. Cette utilisation libre a son pendant dans l’économie générale du roman et du point de vue de l’écriture: l’enquête n’est qu’une petite partie des Boulevards de Ceinture puisqu’elle s’arrête finalement au moment où le narrateur rencontre son père pour la première fois, c’est à dire dans la troisième partie ( p. 38 ).Ses méthodes d’investigation vont être par la suite encore utilisées ( pour démêler l’enquête dans l’enquête ), mais les entorses au ton conventionnel de ce genre de récit vont se multiplier. Il y a celui de la déclaration d’amour qui stigmatise l’intimité que le narrateur fantasme avec son père, et qui présente sous les auspices des retrouvailles amoureuses: l’apogée de cette atmosphère a lieu à la fin du roman:

" Bei mir bist du schön...

Et vous vous étiez endormi.

Cela signifie...

La tête penchée, la bouche ouverte.

Vous êtes pour moi...

Entre vos doigts, un cigare éteint.

Toute la vie.

Je vous ai tapoté doucement l’épaule.

- Si nous partions ? " ( p.176-177 )

Cette scène est l’illustration de la relation amoureuse qui se noue au fil du récit et qui se matérialise dans la chanson d’amour, seule déclaration possible à ce moment là. Le détective change alors de statut et se fait réellement dans le récit celui qui chante l’amour de son père. Cette scène est d’autant plus intéressane qu’elle mélange les deux aspects de cette relation: il y a à la fois les détails réalistes, qui ont une valeur informative ( le cigare et la bouche ouverte témoignent de la richesse du personnage en même temps que de son attachement à l’enfance ) et l’inscription du fantasme d’une relation passionnelle entre un père et un fils. Ce sont les deux aspects de la perception du narrateur qui se confondent dans un même récit, comme si son identité se faisait double. Pareillement, le narrateur se présente parfois non plus comme un simple détective, mais comme un romancier. L’identité qu’il décline à Muraille en est l’inscription symbolique dans le récit, mais elle a pour but d’illustrer le chantier mis en oeuvre par le narrateur au moment du ressouvenir des faits. Plusieurs fois, il met en garde contre l’imagination ou le roman, d’une manière d’ailleurs étrange: " Muraille, Marcheret, Maud Galas, Sylviane Quimphe...Ce n’est pas de gaieté de coeur que je donne leur pédigree. Ni par souci du romanesque, n’ayant aucune imagination. Je me penche sur ces déclassés, ces marginaux, pour retrouver, à travers eux, l’image fuyante de mon père. Je ne sais presque rien de lui, mais j’inventerai. " ( p. 77 )

L’imagination semble refusée au profit du réel, dans l’intérêt de la vérité, mais, en même temps, le narrateur confesse ne savoir " presque rien " de son père, et, de ce fait, devoir faire appel à " l’invention ". Y-a-t-il une distinction à faire entre invention et imagination ? Entre celle qui concerne son père et les autres protagonistes ? Toujours est-il que le recours à la fiction est envisagé et que celle-ci brise le contrat tacite qui liait le narateur à son travail de recherche. C’est d’ailleurs à ce moment là que le récit sombre dans l’introspection et le passé lointain d’une époque floue et mouvante. L’enquête se fige donc à ce moment précis où les souvenirs deviennent injoignables, bloqués dans une mémoire rétive. Le ton change en fait à mesure que les intentions du narrateur évoluent. En premier lieu simplement désireux de retrouver son géniteur, de voir par lui même ce qu’il était devenu, il finit, influencé par le tendresse naissante qu’il ressent à son égard, à vouloir le sauver, à entreprendre une démarche rédemptrice: " Aurais-je la force de tenir jusqu’au bout mon rôle d’ange gardien ? " ( p. 111 ) ou encore: " Que seriez-vous sans moi ? Sans ma fidélité, ma vigilance de saint-bernard ? Si je lâchais prise, vous ne feriez pas de bruit en tombant. " ( p.120 ).

Ainsi, l’enquête laisse place à la mission; comme le narrateur le souligne à plusieurs reprises, il lui échoue de sortir de l‘anonymat un monde sombre, et plus particulièrement un homme qui n’aurait sinon pas plus de consistance qu’une ombre. Le narrateur est investi d’une mission salvatrice, il se doit d’agir pour son bien et celui de son père ; il doit rendre âme et personnalité à ce qui est condamné à la disparition. Cette nouvelle dimension inscrit l’enquêteur dans le champ de l’histoire individuelle, dans la temporalité de sa propre généalogie. Il ne s’agit dès lors plus tant de chercher les causes objectives de faits oubliés et de les restituer les plus explicités possibles, mais plutôt de partir à la quête d’une origine. L’enquête est donc dépassée et laisse une dimension métaphysique émerger : les questions sur l’identité, le destin et le temps vont se multiplier et tisser un réseau d’interrogations qui sont les véritables enjeux de ce récit. L’enquête qui a donc échoué, à cause de la confusion des rôles ( enquêteur, fils, sauveur ) et des tons ( objectivité et neutralité du procès verbal, déclaration d’amour, réflexion sur une " époque troublée " ). Mais, on peut aussi supposer qu’elle n’ était qu’un prétexte au surgissement d’une quête, dont l’enjeu principal est la reconnaissance de l’identité père-fils.

La quête s’étend sur différents plans. D’abord, elle porte sur le plan identitaire. Le narrateur s’interroge simultanément sur sa conscience d’être au monde, sur la relation à son père comme géniteur et, enfin, sur le temps, personnage actif de ce roman, qui rend problématique toute anamnèse et toute recherche de constantes, traits déterminants de toute identité. En effet, l’atmosphère décadente s’oppose à sa recherche de l’origine : c’est dans un monde évanescent et irréel que le narrateur part aux sources de son identité et de sa vie. Son être au monde est donc confronté à une série d’obstacles insurmontables qui le conduisent à s’interroger sur la motivation de sa quête et son possible aboutissement. Mais, toujours est-il que sa propre conscience est déterminée par cette quête au point qu’il finit par ne plus être qu’un être d’interrogation, de doutes et de soupçon. Son mode d’apparition au monde est tout entier tourné vers l’expectative, la recherche de stabilité et l’interrogation d’un monde qui lui échappe. Cette dernière interrogation le conduit finalement, par ricochets, à s’interroger sur lui même : " Me reconnaissez –vous ? On ne peut jamais rien savoir avec vous. A quoi bon vous secouer par les épaules, vous poser des questions ? Je me demande parfois si vous méritez l’intérêt que je vous porte. " ( p.108 )

Ces questions qui portent initialement sur la motivation de l’enquête, divergent et conduisent directement à " l’intérêt ", ‘est à dire à l’enjeu personnel et irréductible que constitue cette recherche. Il ne s’agit plus alors de l’autre, mais de soi, du sens de sa propre vie. " Prisonnier de ses souvenirs ", le narrateur se demande si le sens de sa vie peut reposer dans le silence absolu d’un être qui, même s’il est son père, n’en est pas moins devenu un étranger, un être pour lequel il ressent à la fois de la tendresse et de la pitié. Suis-je assuré qu’au terme de cette quête, mon être se résoudra ?, telle est la question posé par le narrateur et par le récit. Est-ce que mon identité peut se réduire à la compréhesion de mon origine. L’incipit de Rimbaud : " Ah ! Si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’histoire de France ! Mais non, rien. " est exemplaire de la problématique de ce roman. L’identité se pense sur le mode pascalien ( la confusion entre identité et " tas de pardessus ":, ou silhouette s’inscrit dans la même démarche ): elle postule l’existence de " points fixes " ; or, pour toute stabilité, le narrateur ne peut se tourner que vers les " carrefours " : " Au milieu de tant d’incertitudes, mes seuls points de repère, le seul terrain qui ne se dérobait pas, c’était les carrefours et les trottoirs de cette ville, où je finirais sans doute par me retrouver seul. " ( p. 98 )

Le repère est donc inscrit dans la géographie physique de la France, plutôt que, comme le suggère Rimbaud, dans l’esprit et le temps de la France. Et encore cette stabilité n’est-elle que métaphorique puisqu’elle se situe au croisement de routes, au point de départ et d’arrivée des rues et des mouvements. Le carrefour devient le symbole de la possibilité d’être tout et rien ; d’être totalement au monde, comme Dieu sur les destinées, à la fois autre et moi, et, d’être absent du monde, ne se situer que sur un point de passage qui n’a d’autre consistance que dans la direction que l’on prend à partir de lui mais qui ne vaut rien en dehors de cela. L’être au monde du narrateur ne semble donc pas avoir réussi à s’orienter et se maintient dans le champ de la possibilité, du virtuel. La conclusion du récit, typique chez Modiano, renforce cette impression en ouvrant le temps de l’action, de l’orientation : " Mais je suis jeune, dit-il, et je ferais mieux de penser à l’avenir. " (p. 182 ). Cette phrase, au discours direct libre, permet d’intégrer la parole de Grève à la pensée du narrateur et de sortir finalement le récit de l’impasse dans laquelle il se trouvait. De ce point de vue, le récit se clôt donc sur une note optimiste qui augure une nouvelle étape dans la vie du narrateur face au monde. Dans ses relations avec son père, c’est à dire cette fois dans le cadre des relations père-fils, la réflexion identitaire est plus problématique. Elle s’ouvre par l’enquête sur la description d’un homme gros, sur la nuque duquel plane à tout moment un " couperet invisible ". Les renseignements se font petit à petit plus personnels et dévoilent une relation réelle où intimité, tendresse et complicité s’amorcent. Le récit rétrospectif de leur vie commune établit clairement la motivation de l’enquête en spécifiant les enjeux de la recherche : le narrateur a développé une part importante de sa vie à partir des expériences vécues près de son père : c’est lui qui l’initie à la contrefaçon, qui développe chez lui le goût dangereux pour les trafics de livre et qui, de ce fait, inscrit déjà son fils, qui se présentera à lui sous l’identité d’un romancier, sous les auspices de la littérature. Bref, son père est une part organique de sa propre personne, au delà bien évidemment de la paternité civile. Il est celui auprès duquel son identité se constitue, comme une cire molle ; la question est alors de se retrouver dans la figure du père. Celle-ci se fait progressivement au gré des rencontres, des différentes facettes de sa personnalité qui apparaissent au jour le jour ; l’intérêt à ce moment là n’est plus tant de trouver chez son père un être aimable et digne d’admiration, mais plutôt de voir en lui ce qu’il a toujours été. La connaissance réelle du père est écartée au profit de la reconnaissance, aussi sordide soit-elle. L’aveu final de filiation est la marque de la réussite de cette quête. " C’est mon père ! ". Cette parole anodine est un cri qui consacre une identité, qui abolit la rupture, " l’épisode douloureux du métro Georges V ", et qui fait régner l’amour au delà des divergences politiques ou morales. C’est la prise en charge finale de la paternité, un épilogue irréductible à toutes les déceptions passées. Malgré tout et en dernier lieu, la dimension temporelle vient mettre en danger les différentes tentatives de réconciliation. En effet, il est largement considéré comme une évanescence, et, plus simplement, comme un obstacle à la résurgence du souvenir, c’est à dire à la possibilité de faire communion avec son passé et son père. Les modalités du souvenir empêchent la construction consciente d’une identité, qui se présente sous la forme d’une volonté : " Pourquoi avais-je voulu, si tôt, être votre fils ? " ( p. 131 ). Au delà de l’amertume et de la douleur de cette paternité se profile en effet l’idée d’une décision. Néanmoins, celle-ci est obturée par le temps qui fuit. Les marques de son évanescence sont nombreuses et finissent par structurer le récit ; elle est proportionnelle au degré d’intimité qu’il entretient à son père au fil du récit. Et, plus que le rareté des témoignages ou de leur subjectivité, c’est elle qui porte atteinte le plus gravement au bon déroulement de la quête de sens entreprise par le narrateur. Elle interroge la réalité de l’existence du tangible et vient même mettre en doute toute la réalité de la quête :" De loin, sa silhouette [de son père ] me semblait informe. Appartenait-elle à un homme ou à l’une de ces créatures monstrueuses qui surgissent, les nuits de fièvre ? " ( p. 65 ).

Le passé est assimilé au délire de la maladie, c’est à dire à un temps de la souffrance, un temps qui ne se distingue qu’aussi longtemps que dure la douleur, et qui est mis en parallèle avec la distance. Le passé est présenté comme un temps hors temps, u-chronique, d’où rien ne peut émerger que le fantasme et des visions. Le deuxième niveau de la quête est métaphysique et porte essentiellement sur le sens de la vie et la quête de l’origine, deux thèmes qui évidemment se recoupent dans la compréhension du passé et la certitude qu’il détermine le cours de la vie à venir. De plus, la quête de l’origine témoigne du besoin de retrouver le sens de son existence et s’inscrit dans le récit grâce à la remontée progressive dans le temps. Du temps de l’écriture, à celui de souvenir jusqu’à celui de l’adolescence, le récit s’enfonce, s’engouffre dans les profondeurs des souvenirs les plus éloignés. Le narrateur déclare d’ailleurs à plusieurs reprises ne plus avoir un accès clair à ceux ci, ce qui témoigne, paradoxalement, d’une anamnèse profonde en même temps que de l’imperfection de la mémoire. Le temps est l’ennemi de cette quête : " Qui se souviendrait encore de vous dans vingt ans ?(…) Oui, toutes ces choses imprécises appartenaient au passé. J’avais remonté le cours du temps pour remonter et suivre vos traces. En quelle année étions nous ? A quelle époque ? En quelle vie ? Par quel prodige vous avais-je connu quand vous n’étiez pas encore mon père ? " ( p. 131 )

Le temps est conçu comme un fleuve à remonter, à l’image des saumons qui cherchent leur lieu d’origine, ou comme " une pente escarpée ". Il est ce qui demande de la peine, des souffrances, des sacrifices ; le temps est l’autorité à laquelle on se soumet et que l’on cherche à dépasser. Tel est le but de cette reconstruction littéraire. L’autre indice de cette quête est donc la recherche des origines. Le narrateur est souvent pris par le vertige métaphysique qui l’exhorte à se demander, dans des monologues intérieur, d’où vient ce père, ce qu’il fait et qui il est. Cette question ne peut manquer de rappeler les trois interrogations premières de toute métaphysique, ce qui témoigne non plus tant d’une recherche personnelle et égoïste, mais d’un mode d’être interrogatif, inquiet au monde qui demande à l’univers de répondre aux mystères de la destinée humaine. Quel est le sens de la vie ? Cette question résonne d’autant plus intensément qu’elle est double : elle interpelle la signification de l’existence en même temps qu’elle s’intéresse à son mouvement, sa direction : doit-elle n’être qu’une réflexion sur le sens des événements passés, ou plus loin, sur ses " antécédents dans l’histoire de France " ou doit-elle n’être qu’une tension vers " l‘avenir ", comme le suggère la fin du roman ? En tout cas, toutes ces interrogations mettent en perspective ce récit avec des inquiétudes généralisées, partagées et se détachent du fond strictement transindividuel tissé par des personnages égoïstes. " on est toujours curieux de connaître ses origines. " déclare le narrateur un tant soit peu amer ; il s’agit, semble-t-il dire, devant l’objet de sa désillusion, qu’il ne faut pas qu’elles nous obsèdent. Enfin, le dernier niveau de cette quête est philosophique et plus particulièrement épistémologique. Comment connaître l’identité de quelqu’un ou plus précisément comment reconnaître quelqu’un que l’on a déjà connu ? Cette question appelle comme unique réponse de découvrir des constantes, des " repères " dirait le narrateur. Le tangible est le seul objet des retrouvailles et c’est pourquoi le fils s’acharne à les mentionner et parfois même à les fantasmer : leur première trace est dans les rapports de protection que le fils entretient à l’égard du père. Alors qu’il est entendu que ce devrait être l’inverse, le fils a toujours été " l’ange gardien " de son père. Quand ils se sont retrouvés chez M. Pessac, c’est lui qui dit : " Ca suffit comme ça (…). Partons. " ( p.81 ) mettant ainsi en avant le pouvoir de décision et la détermination du narrateur. De même, page 111 :" Je regrette que nos rapports à vous et à moi ne dépassent pas le terrain de la stricte courtoisie, car je vous mettrais en garde contre ce type [ Marcheret]. Et contre Muraille. Vous avez tort, " papa ", de fréquenter des individus de cette espèce. Ils finiront par vous jouer de mauvais tours. Aurai-je la force de tenir jusqu’au bout mon rôle d’ange gardien ? "

Des années plus tard, sa fonction est la même : il cherche à le préserver de la honte, du ridicule et aussi de la mort. Mais leur caractère aussi se ressemble : le narrateur, pendant le mariage et les conversation les plus antisémites, se contient et reste inactif ce qui lui fait dire qu’il n’est qu’un lâche. C’est un trait qu’il a en commun avec son père ( nous verrons finalement qu’au delà de cette ressemblance s’affirme en fait la volonté de se distinguer et d’échapper à cette fatalité ), qui essuie toutes les injures et les réflexions sans " sourciller ". De même, alors qu’il présente son père comme quelqu’un de " fragile et de vagabond " , il avoue avoir été tenté d’intégrer la police, ce corps " solde et imposant " , pour lutter contre ce qu’il est. Ces constantes le conduisent naturellement à considérer avec délices ou bien leur ressemblance ou bien la continuité, qui s’oppose à l’évanescence. " Vous n’avez pas tellement changé " (p.107 ) ou " Au fond rien n’a changé " (p.143 ), autant d’indices qui soulignent le plaisir de la reconnaissance, de l’apaisement , alors que tout ce monde semble en perpétuelle tension, en perpétuelle recherche d’identité.

 

II - Un récit qui se distille dans une atmosphère fantômatique, irréelle et fictive

Alors que l ‘enquête semble avoir échoué et que la quête, au contraire, s’est accomplie avec succès ( le père est reconnu ), il est intéressant de noter que ce récit a lieu non pas tant avec des personnages que dans une ambiance. En effet, le concept d’action, de drama est puissamment remis en question puisque le seul mouvement réel du texte est celui de la mémoire et que les différents protagonistes s’éloignent radicalement de la définition traditionnelle du personnage. Modiano met en scène un décor de spectres, de fantômes dont la présence s’assimile plus volontiers au maraudage, à l’inconsistance ; de même le décor lui-même est un vague tissu mité d’absences et d’approximation. En fait, celui-ci au même titre que le temps, dont il est la manifestation sur les choses, est considéré sinon comme un acteur, du moins comme un facteur essentiel du déroulement du récit:" Je distingue mal les détails à cause des verres poussièreux. J’attends et ce décor fané me rappelle le salon d’un dentiste de la rue de Penthièvre où j’avais trouvé refuge pour échapper à un contrôle d’identité.Les meubles étaient recouverts de housses, comme ceux-ci. " (p.142-143)

Les " verres poussiéreux " ainsi que les housses sont les marques visibles de l’absence. Paradoxalement, c’est ou cet excès de matière ou ces couvertures qui indiquent la disparition, l’efrittement et l’érosion des objets. Ce faisant, le narrateur crée une double déréalisation: les meubles ne sont plus littéralement que les fantômes d’eux-mêmes et la distance temporelle, qui sépare le moment de cette action de celle de son écriture, met le narateur à distance de cet événement. La conscience et la prégnance de l’écoulement du temps est donc ce qui détermine la description des objets, mais aussi des personnages. Ce sont en premier lieu, ces derniers qui sont revisités pour donner l’exacte mesure de la quête, de la tentative de résurrection du passé. Ils sont à l’image de Les Boulevards de Ceinture : ils apportent plus de questions et d’incertitudes que de réponses. Tous répondent à trois traitements qui ont pour effet de les faire s’évanouir, de donner tout le poids de leur inconsistance : la fragmentation, la déréalisation et la fictionnalisation. La fragmentation des personnages est un des éléments clés de leur construction: ces derniers ne sont presque jamais perçus directement, ce qui est naturellement la conséquence stylistique de l’enquête, mais au contraire par conversations interposées. Cette méthode a pour effet de conserver une aura de mystère autour des personnages. Le " baron " Deyckecaire est, en tant qu’objet principal de l’enquête, particulièrement concerné par ce mode de présentation parcellaire. Les premièred informations à son sujet sont sa corpulence, sa cigarette et ses attitudes : " affaissement ", " préciosité lasse " ; autant de renseignemens glanés presque volés. Il en va de même pour les autres personnages qui ne sont décrits qu’au fur et à mesure que les rencontres le permettent : chaque description correspond à un momet précis de l’enquête. Les détails sur les attitudes, le physique et quelques dialogues émanent de la première partie du récit ; la deuxième partie, qui organise les rumeurs du village, rend compte de leurs occupations, de leur emploi du temps et de leurs habitudes en ce lieu fermé ( de ce fait il n’y a aucune information qui concerne leur vie à Paris pendant la semaine ) ; chaque chapitre apporte son lot d’informations jusqu’au moment où c’est l’identité de ces personnages qui se dévoilent, comme les masques tombent au théâtre. Ces révélations marquent le point d’arrêt de la représentation, au, comme on le dit familièrement, de la " comédie ", terme employé par la narrateur. Cette présentation résulte de la structure même de l’enquête qui suppose nécessairement une focalisation externe et rejette l’omniscience du narrateur.D’autre part, cette fragmentation est la conséquence directe du temps de l’enquête : c’est celui du déroulement, de l’action en cours et, de ce fait, les renseignements arrivent progressivement à la conscience du narrateur qui ne peut les intégrer que un à un :" Muraille prit un ton aigu de conversation mondaine : " excusez-le [ Marcheret], chère amie [ Maud Gallas] , il se croit toujours à la Légion. ( Cette remarque éclaire d’un jour nouveau la personnalité de Marcheret ). " ( p. 16 )

Cet exemple traduit l’identité entre le temps de l’écriture et celui de l’enquête, ce qui induit l’impression pour le lecteur de se trouver face à un récit qui se déroule et se construit sous ses yeux. La focalisation externe a aussi pour effet de multiplier les indices du doute ou du moins de la subjectivité : c’est ainsi qu’au début du récit fleurissent les modalisateurs. " A noter ", " paraît ", " n’oublions pas ", " certainement ", " distingue ", " environ ", " n’en doutons pas ", " d’habitude " ( p.13-16 ). Ils informent un mode de perception particulier qui met les personnages sous l’éclairage d’une connaissance parcellaire. C’est le cas de Maud Gallas par exemple :" C’est une femme d’environ quarante ans, blonde et lourde, la voix grave. L’éclat de ses yeux- sont-ils bleu de nuit ou mauve ?- surprend. Quelle activité exerçait Maud Gallas avant de prendre la direction de cette auberge ? La même probablement, mais à Paris. (…) Entraineuse ? Ancienne artiste de variété ? Marcheret, n’en doutons pas, la connaît depuis longtemps. " ( p. 15 )

La description est d’abord physique et se porte sur les certitudes : son âge, sa voix et sa démarche. Ensuite viennent les incertitudes, qui sont, comme il se doit, bien plus nombreuses que les premières et qui consolident la vision d’une image qui palit, d’une photo qui jaunit au point de ne plus être " lisible ". Ces dernières portent sur son " activité ", et, en fait, sur tout ce que le narrateur–témoin ne peut prendre en charge par son seul regard. Chaque description aura pour fonction d’éclairer ces identités variables d’informations diverses et complémentaires. Néanmoins, leur identité ne sera totalement dévoilée que dans le cadre du dialogue, quand il est possible. A ce moment, il ne s’agit plus d’une connaissance technique ou théorique, mais directement de l’identité des autres. Marcheret entreprend le narrateur sur son arbre généalogique et donc ce qui constitue sa spécificité et sa noblesse vis à vis de ses amis, et, à force de s’embrouiller, il finit par s’emporter, être paradoxalement à la fois hors de lui et proche de lui : c’est le surgissement de sa pensée qui l’entraine à dénoncer tous ses amis ( p. 131 ). L’incapacité dans laquelle il est de restituer les fondements de son identité familiale le conduit bizarrement à révéler la sienne, propre et individuelle. Il semble que ce soit dans le cadre de son indentité " collective " que l’homme arrive à assumer sa personnalité : Muraille, quant à lui, loin de revendiquer une noblesse imaginaire, devient philosophique et se livre même à des leçons de morale alors qu’il dialogue, avec le narrateur, de son journal ( p. 132 ). Dans les pages qui suivent Sylviane Quimphe est identifée grâce au " manège ", alors que, fait intéressant, le narrateur est considéré alors qu’il est en train de rédiger ses feuilletons " pas pornographiques…mais cochon ". Son identité profonde s’établit donc dans la littérature comme d’autres s’établissent dans la noblesse ou dans une corporation ( le journal en l’occurrence ). On peut conclure q’une identité fragmentée correspond au premier mode de connaissance des personnes en présence, mais que, rapidement lui succède une identité plus complète au fur et à mesure que le narrateur s’introduit dans le monde qu’il cherche à dévoiler. Ce faisant, l’auteur imprime au texte une focalisation floue, accentuée par le décor fantômatique, qui finit par s’épaissir et se clarifier quand l’enquête aboutit. Il est tout de même à noter que la figure du père est la seule à ne pas être éclaircie :" Qui êtes-vous ? J’ai beau vous avoir suivi pendant des jours et des jours, je ne sais rien de vous. Une silhouette devinée sous la veilleuse. ( p. 182 )

C’est le point d’orgue de toute sa recherche du père, et cette remarque trahit son échec, justement parce qu’elle fait perdurer la focalisation externe, l’absence d’identité. " La silhouette sous la veilleuse ", qui pourrait être le titre d’un tableau de Rembrandt, même si elle est poétique, n’en est pas moins la preuve de l’impossible identification du père. Il est la seule personne irréductible à l’observation et, de ce fait, il ne peut rester de lui qu’un visage en clair-obscur. Le deuxième mode de présentation des personnages est la " déréalisation ", c’est à dire un ensemble de facteurs qui visent à faire de ceux-ci des êtres plats, sans possibilité d’évolution, et qui finalement, à force de fragmentations disparaissent derrière les objets qu’ils mettent en avant. La plupart des protagonistes ont une identité cachée, un pseudonyme, pour se mettre soit à l’abri de la police, soit d’autres dangers plus personnels ; le narrateur se présente " sous l’identité " , comme l’on pourrait être sous un déguisement, de " Serge Alexandre ", nom construit à partir de deux prénoms, et qui, par sa répétition réduit la portée historique, linéalogique du nom.De même pour le " baron " Deyckecaire, dont l’anoblissement n’a pour seule valeur que de le donner donner un rang de vassal par rapport au Comte d’Eu. L’identité des personnages est un élément de déréalisation qui répond à des impératifs esthétiques dont le but est de faire d’eux des entités dont le souvenir ne peut être que nécessairement faussé ; rien ne permet au narrateur de se souvenir d’eux autrement que par ces faux noms et c’est ce qui le conduit à ne plus voir, des années après, que des spectres là où il y avait autant d’êtres humains. Ce traitement s’applique d’autant plus exactement au père qu’il est l’objet de la quête ; dans les premières scènes, il semble ne plus être qu’un écho, un concept vide qui n’a d’autre moyen d’expression que la répétition : " - Fameux ! s’exclama Marcheret, et il fit n claquement de la langue que mon père répéta en écho.

(…)

" - Vous écrivez des romans ? [ Muraille]

" - Vous écrivez des romans ? répéta mon père ?

(…)

" Ca s’appelle " Le Prieuré ".

" -Oui… " Le Prieuré ", dit mon père. " ( p. 49-50 )

Chalva se transforme donc en perroquet et perd toute consistance, toute la propriété humaine du dialogue ; il se déréalise parce qu’il ne prend pas en charge son droit à l’expression, au mécontentement. C’est un être de l’acquiescement, de la résignation, qui se réduit à ce rôle en essuyant tous les affronts. Le père est donc une ombre d’être humain, " un spectre ", un " fantôme ". Par exemple, lorsqu’il vient le chercher chez les Pessac, il est d’abord cet " inconnu à la peau basanée, au costume de flanelle sombre " ; par la suite, alors qu’il devrait s’expliquer devant ces mêmes Pessac sur les raisons qui l’amènent chez eux, il ne dit rien et ressemble " à un gros papillon pris au piège. " Il est donc considéré comme un animal mort ou en danger, un être humain réduit, amputé, " un homme de paille " ( p. 131 ). Enfin, le dernier processus est celui de la fictionnalisation. Les personnages semblent issus du théâtre. A aucun moment Modiano ne cherche à faire d’eux des reproductions littéraires à l’image de personnes réelles : ils s’inscrivent dans le champ littéraire dès qu’ils apparaissent : Serge Alexandre et Alexandre Dumas et " Muraille-Marcheret-Deyckecaire ! Les trois Mousquetaires ! ". La fiche sur Annie Muraille oscille par exemple entre le misérabilisme ( bas quartier, prostitution ) et le conte de fées, Tintoret à l’appui. Puis, le noble atteint de paludisme, comme d’une malédiction, le rédacteur en chef d’un journal, sans remords, sans principes…Une galerie de portraits qui ressemblent à des caricatures. Annie Muraille n’est que le nom qui porte " les fesses les plus blondes et les plus chaudes de Paris. " et Sylviane Quimphe que la femme au manteau de fourrure, pantalon de cheval, et au décoleté affriolant. Comme au théâtre, les personnages sont simplifiés, réduits à quelques traits saillants de leur personnalité. L’archétype de cette démarche est le journaliste " Le Houleux ", dont le pseudonyme ( nom de scène ? ) fait sens et le définit comme un dessinateur " humoristique ( les guillements indiquent la citation ainsi que le caractère douteux de son humour ) à l’encre sinistre ". Son identité se réduit simplement à son nom, comme le faisait la comédie grecque populaire, qui en mettant en scène un vieillard se contentait juste de le nommer senex. Gerbère, quant à lui, semble subir un léger camouflage pseudonymique, mais son nom et sa fonction ne peuvent manquer d’évoquer le chien gardien des Enfers : il est le garant de la menace de chantage qui pèse sur tous les juifs. Ainsi, tant dans les noms que dans les attitudes ou les vêtements, des procédés de fictionnalisation se mettent en place pour assurer l’atmosphère irréelle du récit et de cette époque. Dédé Wildmer, l’ancien jockey, est pour sa part présenté comme un être de fiction: " -Vous verrez, c’est un personnage ! " déclare Muraille aussitôt repris par Chalva, ce qui martèle l’idée. Le monde mis en place ne cherche donc pas tant à assurer l’image d’un monde réel mais plutôt à l’ancrer dans la fiction, ou plus exactement encore, à rendre le réel tel qu’il apparait à la conscience du narrateur, c’est à dire fictif. Ce serait un monde où fiction et réalité se mêleraient inextricablement. De même, certaines indications sur le ton ou le contenu des conversations sont tellement réduites, qu’elles font penser à l’art minimal des dydascalies: " Conversations stupides. Propos vains. Personnages morts. " (p.49), " Rires brefs " ( p.39), " Me prenant à témoin " (p. 44 ) En fait, l’intégralité de ce récit place l’enquête dans l’ombre du jeu, de la comédie. Le point d’orgue de cette construction est de l’aveu même du narrateur, conscient de l’absurdité de son entreprise et de l’inconscience des témoins qu’il interroge:" J’avais l’habitude de ces sortes de tâtonnements, ces parties harassantes de colin- maillard,où vous avez beau tendre les bras, vous ne rencontrez que du vie. " (p.130)

Le jeu, c’est de cette façon que les différents protagonistes envisagent leur relation au monde. A partir de là, l’enquête ne peut devenir qu’une image de la partie de " colin-maillard ": aucune méthode ne peut être mise en oeuvre, la chance est le seul mode de connaissance, les indices peuvent accidentellement se trouver dans les divagations des témoins,... La comédie et le jeu symbolisent l’échec nécessaire de l’enquête en lui imprimant une profonde irréalité. La référence finale à Marivaux et aux " comédiens [ qui] saluaient sous une lumière bleue. " ( p. 179 ) est l’ultime pirouette d’un narrateur désabusé devant un monde entièrement artificiel et conscient de n’être qu’un " clown " ( p. 182 ) dans cette vaste mascarade.

Cette atmosphère est consolidée par les nombreux écrans que l’auteur met en place et qui obstruent voire invalident l’émergence de la réalité de cette époque. Tout d’abord, puisque ce récit est largement construit autour du thème de l’enquête, il est important de souligner le rôle de l’interrogation ; les questions sont tellement nombreuses que le récit en devient vertigineux. Toutefois, cette impression n’est vivante qu’à partir du moment où celles-ci ne trouvent pas de réponse, où leur somme est largement inférieure à leur addition. En effet, beaucoup d’entre elles restent sans réponse et laissent le lecteur dans l‘attente d’une hypothétique réponse. Cette dernière n’apparaît pourtant jamais si ce n’est sous une forme métaphysique : tous les protagonistes se résolvent dans la mort. L’échec du dévoilement de la vérité dans le dialogue est manifesté par le récurrent monologue intérieur, qui se substitue à lui tout en reconnaissant ses manques : " Et maintenant que nous sommes assis l’un en face de l’autre comme deux chiens de faïence et que je peux à loisir vous considérer, J’AI PEUR. Que faites-vous dans ce village de Seine et Marne avec ces gens ? Et d’abord, comment les avez-vous connus ? " ( p. 110 )

Ou alors parfois sous la forme de faux dialogues, tel celui entrepris avec Sylviane Quimphe ( à chaque question de celle-ci, le narrateur répond par une pensée vers son père; et quand un vrai dialogue s’installe, c’est encore avec son père qu’il cherche à communiquer, p. 57 ). Ainsi, alors que la fin de l’enquête approche, les doutes sur son identité, les causes de sa proximité avec ce mileu restent obscures. Les questions, qui ne se posent qu’au narrateur, traduisent l’ambivalence de l’écran : il est à la fois la marque de l’impossible dialogue, mais en même temps il ne suffit que de parler à voix haute pour le briser ; il est à la fois indestructible et fragile. Les questions ne se résolvent finalement que dans la certitude qu’elles sont au moins des réponses pour le narrateur. En effet, les formuler est déjà un acte de connaissance. Ce premier écran ressemble plutôt paradoxalement à un acte de dévoilement et de transparence. Le second écran est tout entier dans les multifrmes modalités du souvenir : il semble qu’il soit sans contrôle, qu’il ne réponde pas à une volonté et de ce fait la conscience du narrateur s’obscurcit aussi facilement qu’elle s’éclaire :" De nouveau cette impression de regarder une vieille photographie, jusqu’au moment où Marcheret se lève, mais de façon si brutale qu’il bute parfois contre la table. Alors, tout recommence. Le lustre et les appliques retrouvent leur éclat. Plus une ombre. Plus de flou. Le moindre objet se découpe avec une précision presque insoutenable. Les gestes qui s’alanguissaient deviennent secs et impérieux. " (p.20 )

Le mot " alors " a la valeur d’un " soudain " et traduit donc la rupture ; néanmoins, celle ci n’apparaît nul part dans l’action. Est-ce parce que Marcheret se lève que le souvenir peut se déployer et se clarifier ? Pourquoi ? Il semble plutôt que le souvenir n’apparaisse pour aucune raison objective, mais qu’il obéisse à la loi de l’aléatoire: " ...les souvenirs jaillissent en gerbes d’étincelles. " (p.92 ) ou encore: " d’autres lieux me reviennent encore, par vagues, à la mémoire. " (p.93). Le ressouvenir apparait donc comme accidentel, hors de la volonté, ce qui justifie les petites " fiches " du narrateur, qui, comme il l’indique, ne correspondent pas à un plaisir, mais répondent seulement à l’injonction de sa conscience d’écrivain: étant donné la nature de la mémoire, pour ne rien perdre, il faut tout noter. Cette difficulté à maintenir le souvenir à la surface, à l’arracher au néant de l’oubli, témoigne d’une conception particulière de la mémoire. Loin d’être la garante fidèle de l’identité ( je suis ce que je suis parce que je me souviens d’avoir été ce que je suis ), elle est un élément perturbateur, perfide. En dernier lieu, la présence de la photograhie est particulièrement significatif. C’est un écran artificiel et fictif qu met en abîme l’enquête: le souvenir n’est plus directement accessible, il est déjà flitré, médiatisé par un objet qui fige nécessairment le mouvement, qui ne peut rendre compte de la totalité. La photographie, que l’on retrouve plus tard dans le récit ( p. 160 ) est à la fois un point de départ pour la reconstrction du passé en même temps qu’un obstacle, puisqu’elle est partielle et décontextualisée. C’est un élément de " voile " comme le suggère le narrateur, une métaphore inquiète et déçue de la mémoire. C’est l’écriture de la question qui construit enfin le dernier écran. Alors que tous les protagonistes sont morts ou disparus, le seul mode de compréhension de ce monde est l’interrogation. Elle répond à la volonté de témoigner, mais celle-ci ne peut, de fait, n’être qu’un facteur de confusion. La figure étrange de la tête de chevreuil est à ce titre symbolique:" Au-dessus de la silhouete rigide de Grève, une tête de chevreuil se détache du mur comme une figure de proue et l’animal considère Marcheret, Muraille et mon père avc toute l’indifférence de ses yeux de verre. " ( p. 10 )

Elle apparait au début du récit et semble de ce fait devoir prendre un rôle particulier, celui de la conscience du narrateur au début de l’ enquête; elle incarne l’état de celle-ci au moment où il commence à s’approcher de ce milieu et donc de la connaissance de son père. Ses " yeux de verre " sont à l’image de ceux du narrateur, tendus vers l’observation d’un monde opaque, d’où pourtant, son salut, son identité doivent sortir. A l’instar de cette " figure de proue " ( du décor et du récit ), il cherche à retrouver son corps dont il a été séparé quand il a été séparé de son père, c’est à dire de son lien organique au monde. Ce dernier écran, qui amène toute la démarche interrogative à venir, est rétrospectivement un facteur d’échec: en effet, il a encore été séparé de son père, symbole de son corps, de sa présence matérielle au monde, par la police et la figure de Grève qui ouvre ce récit et aussi celle qui le clôt. Malgré ses efforts et son enquête, l’histoire n’a fait que tourner en rond, dans un cercle d’interrogations aporétiques.

Si l’enquête est le niveau symbolique de la quête, l’écriture, n’en doutons pas, est le niveau symbolique de cette dernière. En effet, devant un temps qui fuit, le récit pose l’intérêt en même temps que le problème de l’écriture. Par quel autre moyen est-il possible de consigner ce qui, par nature, a vocation à disparaître ? Le narrateur peut dire avec Gide qu’ écrire,c’est mettre quelque chose à l’abri de la mort; de plus, les références aux personnages, au récit, à l’impératif d’écrire rendent compte, grâce à de nombreuses mises en abîme, d’une véritable interrogation sur la littérature. Alors que la narration procède par questions, c’est l’acte d’écrire qui est en question. D’abord, le narrateur insiste à plusieurs reprises sur ses intentions et la nature de ce qu’il écrit. Il se borne à vouloir dresser le procès verbal d’une époque, sans artifice. Au début du livre, les quatre personnages en présence ne sont habillés que de traits distinctifs, tout juste susceptibles de permettre une reconnassance et de donner l’impression qu’ils ne sont, chacun, que le point de départ d’une action à venir. Aucune considération psychologique n’est évoquée; il y a juste des indications sur leurs vêtements ou leurs attitudes, c’est à dire que leur identité est négligée au profit de leur reconnaissance. Cette démarche est similaire à celle des policiers lors de la constitution d’un dossier ou d’un portrait robot. De plus, le déroulement de la recherche est respectée et donne le sentiment de suivre une enquête en cours. Par exemple, dans la troisième partie, lorsque le narrateur s’introduit dans la rédaction du journal C’est la vie, alors que l’on sait qu’il recherche Muraille, son rédacteur en chef, il n’est proposé au lecteur que la structure de celui-ci et l’objet de sa recherche n’apparait qu’au dernier moment. Il feuillette d’abord intégralement le journal, l’auteur insistant sur la durée de cette lecture. Alors qu’une ellipse aurait pu confronter Muraille et le narrateur directement, il semble que l’identité du temps de la lecture et du temps de l’écriture témoigne de la volonté d’inscrire le récit dans son déroulement, dans sa linéarité, tout comme celui de l’enquête. Enfin, le refus du romanesque est la marque la plus authentique d’une démarche " policière ":" Ce n’est pas de gaieté de coeur que je donne leur pedigree. Ni par souci du romanesque, n’ayant aucune imagination. Je me penche sur ces déclassés, ces marginaux, pour retrouver,à travers eux, l’image fuyante de mon père. Je ne sais presque rien de lui. Mais j’inventerai. " ( p.77 )

Le narrateur se désengage donc ici de toute prétention littéraire en refusant le romanesque et l’imagination, deux principes constitutifs de la littérature. Néanmoins, il pose le principe de l’invention. Au delà de toute considération théorique, qui ne ferait que jouer sur les mots et supposer une distinction artificielle entre invention et imagination, le plus évident est de remarquer qu’entre ces deux déclarations, qui sont presque des professions de foi, la figure du père apparait. Il devient ainsi l’instance qui autorise l’infraction, la fin qui justifie les moyens. De ce fait, l’invention n’est pas tant une démarche volontaire qui définirait un mode auxiliaire de l’enquête, mais plutôt un palliatif, un outil qui l’étayerait. Toutefois, cette remarque, parce qu’on ne peut s’empêcher de l’attribuer à un clin d’oeil en mise en abîme de l’auteur, se trouve sursignifiée: il tient à nous prévenir que ce n‘est pas à un roman que nous avons à faire. Qu’est-ce alors ?Ou, plus intéressant, quelle fonction a cette assertion ? A première vue, comme les autres facteurs d’écran et de flou, elle cherche à destabiliser, à remettre en cause les codes de la littérature romanesque. Elle peut aussi servir à poser la relation intime qui lie le narrateur et l’auteur et signifier que leurs hisoires se ressemblent, que c’est un récit en partie autobiographique, ce que la biographie de Modiano nous confirme d’ailleurs. Ces remarques, pour justes ou probables qu’elles puissent être, soulignent surtout l’appartenance de ce récit à ce que Jean Bersani appelle le " contreroman ". L’intention n’est pas tant de dérouter le lecteur que de lui faire comprendre que c’est la réalité que l’auteur poursuit. Effectivement, eu égard au style et au contenu de l’enquête ( une recheche impossible sur des choses mortes ou disparues ), il semble que la réalité soit l’écran, soit nécessairement l’échec et le trouble. L’irréalité n’est pas une marque esthétique mais le cachet de l’authenticité, la marque de l’adéquation entre l’objet de la quête et sa transcription. Tous ces procédès, ajoute le critique, cherchent à nous posséder

( à nous rendre esclaves de cette myopie ) " pour nous renvoyer plus cruellement, plus crûment, à ce dont [ ses] romans ne sont ni le refus, ni lereflet, mais le signe: le réel. " . De même, si le récit s’effiloche en " borborygmes " ( p.19) ou en " propos d’ivrognes ", c’est encore la trace de l’identité entre l’écriture et son sujet. Ainsi, c’est la sincérité de la relation entre l’objet et le sujet qui est mise en valeur. L’auteur s’approche du réel en proclamant, à l’instar de Flaubert, qu’il n’y a de " vrais que les rapports. " L’objet de l ’écriture est alors de mettre en valeur avec le plus d’exactitude possible la véracité d’une expérience:" J’ai l’impression d’écrire un mauvais " roman d’aventures ", mais je n’invente rien. Non,ça n’est pas cela inventer. Il existe certainement des preuves, une personne qui vous a connu, jadis, et qui pourrait témoigner de toutes ces choses. Peu importe. " ( p.148 )

Le narrateur avoue ici donner l’impression de situer son récit aux marges du roman ( il prévient par prétérition les remarques d’un éventuel lecteur ) et du procès verbal ( l’absence de preuves pourrait l’invalider ). Ce faisant, il fait appel à la " clémence " du lecteur ou à sa capacité à discerner le genre réel auquel appartient ce récit. A cause de l’absence de témoin, il s’en remet au jugement des lecteurs, ou d’un jury fantasmé tant sa démarche est imprégnée de justifications et ressemble à une déposition. Justement parce que les preuves sont rares, le récit s’effiloche, rebondit de questions en questions, d’amorces en amorces. A chaque certitude correspond un doute plus profond, un niveau plus personnel d’inquiétude. Quand il a finalement " à force de patience " réussi à établir des " fiches " sur les " marginaux " qui composent le cercle de relations auquel appartient son père, il plonge plus profond dans son passé à la recherche d’une vérité plus intime ( en l’occurence, pourquoi il l’a poussé sur les rails ) qui en appelle une autre encore plus personnelle: " Pourquoi avais-je voulu, si tôt, être votre fils ? ". Ces interrogations en écho mettent en perspective la quête de sa propre identité et développe une " esthétique du cercle ", du cycle qui se reproduit à l’identique. La vie du narrateur, est-ce un processus de fictionnalisation, est frappée par la fatalité: il revit perpétuellement les mêmes scènes sans arriver à en extraire le sens. Le premier cycle rapproche le période qu’il a vécu en commun avec son père pendant son adolescence et celle qu’il a vécu au Clos-Foucré. Les étapes sont identiques: d’abord une rencontre dans un monde " étranger " ( le monde des Pessac et celui de Muraille), ensuite l’entrée dans ses activités ( le trafic des timbres et le fuite vers Paris ) un crime ou un sacrifice ( " l’épisode douloureux du métro Georges V " et l’assassinat de Lestandi ainsi que son auto dénonciation ) et enfin,une séparation brutale, après un verre d’adieu ( son père " s’engouffre dans la bouche du métro " et il disparait du récit alors qu’ils étaitent réunis dans le " panier à salade " ). Cette structure similaire a comme particularité de ne jamais aboutir. Le but étant pour le narrateur de se déclarer à son père et de vivre avec lui, de le comprendre, la disparition de ce dernier a pour effet de mettre sa recherche en échec et d’imprimer au récit, dans sa structure même, la circularité de la répétition sans fin. Le but n’étant jamais atteint, le récit laisse supposer que cette dernière continuera indéfiniment, et ce, malgré la note optimiste de la fin du livre. Le deuxième cycle est celui de l’enquête; les mises en abîme de celles-ci émaillent le texte à tel point qu’elles ne sont plus seulement des thèmes récurrents, mais plutôt des manifestations d’un mode d’être du narrateur et de ce fait, du récit. La premier niveau de l’ enquête est celui qui a pour but la recherche du père et des différentes activités auxquelles il a pu participer. Le deuxième niveau est l’enquête menée par la police après l’épisode douloureux du " métro Georges V ". C’est l’enquête dans l’enquête. Ces deux dernières ont comme point commun de chercher à définir les enjeux d’un crime, d’une faute. Mais, aussi bien l’une que l’autre échoue et laisse encore au récit un effet d’inachèvement, d’amorce sans suite. " eh bien, messieurs, vous pouvez disposer... " ( p.105 ) conclut le commissaire de police en laissant sa phrase en attente par des points de suspension; de même, l’enquête du narrateur sur les activités de son père n’aboutit pas. Le troisième niveau de l’enquête, qui est un sous ensemble de ce dernier, est " l’interrogatoire " de Sylviane Quimphe.Il fait la connaissance de cette étrangère, crée une intimité, se sacrifit ( passe la nuit avec elle ) et n’aboutit à aucune conclusion satisfaisante: " Oui, vous étiez bien le " confident " de Muraille. Vous lui serviez de prête-nom et de factotum pour traiter certaines affaires suspectes. Marché noir ? Démarchage ? ", ( p. 130 )

Encore une fois, l’interrogatoire amène plus de questions que de réponses. La disparition, en épilogue, intervient aussi d’ailleurs dans cette conversation: " D’ailleurs, Jean va se débarrasser de lui le plus vite possible. " affirme Sylviane Quimphe ou encore: " Votre disparition ne ferait pas plus de bruit que celle d’une mouche. Qui se souviendrait de vous dans vingt ans ? (p.131 ). Ce cycle a donc pur but de souligner le tragique, la fatalité qui frappe le sort du père: tout conduit à faire de lui un homme déjà mort, aussi bien physiquement ( il va être abattu ) que symboliquement ( aucune mémoire ne gardera son souvenir, ce que, bizarrement confirme et dément la fin du livre ). Le cycle devient ainsi la manifestation stylistique de la lutte contre la fatalité, l’inexorable; il est l’image qui rappelle le mythe de Prométhée ou de Sysiphe, sans lutte sans fin pour une vérité qui ne sourdra jamais, pour une souffrance qui se répètera à l’infini. Le dernier cycle met en abîme la relation de paternité fantasmée par le narrateur ; les deux premiers traitaient de la recherche d’un individu civil ou juridique, celui crée dans une certaine mesure " un roman familial ". Le récit met d’abord en scène un narrateur obsédé par son père et un père que l’on doit retrouver pour le protéger, de lui même et des autres. Cette structure se retrouve dans un " micro-récit " qui illustre les relations particulières qui lient l’inspecteur Sieffer au narrateur. On peut créer un parallèle entre ces relations et celles qu’il entretient avec son père:

PERE NARRATEUR SIEFFER

proie protecteur/ proie potentielle protecteur bandit mondain policier/bandit inspecteur de la mondaine réel réalité/imagination symbolique" papillon " " êtres insignifants "/ " moi que je traquais sans relâche. "
Ce tableau illustre les différentes fonctions des personnages ainsi que leur recherche. La première ligne rapproche le rôle que Sieffer a eu envers le narrateur, et celui que le narrateur a eu envers son père. Ils sont similaires. Le père est une victime en sursis qu’il faut protéger; et, comme le dit l’inspecteur Sieffer, à propos du narrateur, dans un élan d’ironie tragique: " Tôt ou tard, malheureusement, on se retrouve tous au dépôt... " . Le narrateur sert donc d’interface avec ce double rôle de protecteur et de proie possible. De même dans la deuxième ligne: Sieffer est inspecteur de la mondaine qui, par définition, part à la recherche de " bandits mondains " et c’est précisément ce rôle que le narrateur va tenir au Clos-Foucré. Mais, en même temps, le narrateur est aussi un de ces bandits puisqu’il collabore au journal et qu’il tue Lestandi. Ainsi, il endosse à la fois le rôle de Sieffer et celui de son père. Dans la troisième ligne, on peut constater que l’inspecteur devient pour la narrateur un père symbolique ( " J’avais une vraie affection pour cet homme et je me sentais en confiance avec lui. Lorsque je lui exposais mes états d’âme, il m’enveloppait d’un regard triste et chaleureux. ", p. 153 ); et que le père réel a besoin du recours à " l’invention " pour devenir une vraie figure de père, pour avoir le sentiment d’appartenir à la même famille: " Nous nous introduirions dans l’intimité des propriétaires et, peu à peu, nous aurions le sentiment d’appartenir à la famille. " (p.156 ) ou encore: " Nous nous ressemblons, papa. Deux paysans, deux mauvaises têtes de Bretons, comme vous dites. Les rideaux sont tirés, le feu crépite doucement. Bavardons en vieux complices. "
( p.146 )

C’est dans le monologue intérieur, dans le délire verbal qu’une vraie relation peut se nouer entre les deux hommes, contrairement à ce qui se passe avec l’inspecteur. Dès qu’il s’arrête, la distance réapparait et à la complicité succède la distance, la " déférence " Enfin, la dernière ligne illustre les rapports ou réflexions que le narrateur a pu avoir avec ou sur les personnes qu’il " filait " et ceux avec son père. Ils sont pratiquemment identiques:" J’ai vu des êtres insignifiants se transformer d’un instant à l’autre en créatures de cauchemar ou héros de tragédie. Les derniers temps j’ai cru devenir fou. " ( p.153 )

C’est ce qu’il déclare à l’issue de sa courte expérience de policier. Cette affirmation ne peut manquer de rappeler la démarche qu’il entreprend auprès de son père. Il appartient à la même catégorie de personnes " insignifiantes ", tout ce qui se rapporte à lui traduisant l’inconsistance: seulement capable de répétitions, ombre de lui-même, passif...Toutes ces qualités font de lui un objet susceptible de se révéler, de recéler d’une puissance cachée, d’une double personnalité. Ce cycle semble donc justifier l’entreprise étrange qui consiste à sauver de l’oubli jusqu’au bout un être fantômatique, inexistant, dans l’espoir qu’il finira par se révéler, se dévoiler ou se transformer en " héros ". Pour conclure, on peut dire que ces cycles cherchent tous à éclairer un trait de la personnalité du père ou du narrateur, mais qu’en même temps, par leur nature qui induit répétition et inachèvement, ils sont la marque la plus probante de l’échec, de l’amorce impossible à concrétiser. D’un point de vue narratologique, le cycle est l’instance qui rend le récit vertigineux, qui lui fait prendre de la perspective et qui inscrit la circularité dans sa structure. Tout semble ainsi converger vers un point d’où rien ne part, vers un point encore plus éloigné du but recherché. Telle est, semble-t-il l’explication du titre et de la présence des " carrefours ". Les boulevards de ceinture sont la périphérie, l’éloignement en même temps que la possiblité toujours ouverte de pénétrer le centre de la ville, son coeur.

L’écriture, parce qu’elle pose dans son organisation même les problèmes de l’investigation, est considérée comme un acte. C’est aussi valable dans l’écriture de la question; ce ne sont plus des interrogations " thématiques " qui nous sont proposées, mais des interrogations qui sont des actes d’écriture, des principes de l’écriture: c’est un récit de l’interrogation et pas seulement sur l’interrogation. De même que ce n’est pas un récit qui écrit le souvenir, mais plutôt, comme dans La Vie de Henry Brulard, un récit qui crée, appelle le souvenir. En ce sens l’ériture est ici un processus de réflexion et pas une finalisation de celle-ci sur le papier ; l’écriture est un acte d’organisation du temps, de l’identité et de la vie. Ce n’est pas le moyen par lequel le narrateur a choisi de s’exprimer, mais c’est le moyen et la fin de cette enquête. Les nombreuses références au théâtre, au roman semblent en témoigner d’ailleurs. Le narrateur s’inscrit dans le champ de l’écriture, non pas " de gaieté de coeur ", mais parce qu’il ne peut faire autrement. Pourquoi ? Quel est son avantage sur la formulation orale par exemple ? On a pu le constater durant le récit, le dialogue est aporétique, rien de tangible ne peut en sortir, il est par essence brouillon, imparfait, volatile, " à la limite de l’audible " ( p.64) ; l’écriture a ce premier avantage sur lui qu’elle fige la parole, la consigne ( c’est un des versants essentiels de la procédure policière que de conserver les propos des protagonistes pour les mettre en défaut si leurs déclarations divergent ) pour l’éternité; le second, plus essentiel, est qu’il permet de ne pas être un intervenant: le dialogue suppose la présence, l’implication, alors que l’écriture se dégage à la fois du devoir de présence ( et donc de sacrifrice ou de déshonneur, comme nous avons pu le voir ) et de la nécessaire partialité qu’il implique. L’écriture, aussi fragmentée soit-elle, est toujours un facteur de libération; elle offre nécessairement une position de surplomb, que d’aucuns considèrent comme divine, propice au détachement et à la compréhension globale. Néanmoins, si l’acte d’écriture est par nature clarificateur, il n’en reste pas moins que c’est un récit du de l’irréalité, du soupçon et de l’ombre. Aucune conclusion tangible n’est apportée à des questions qui se multiplient , le concept de vérité est mis en doute, les personnages sont si fins qu’ils ne ressemblent qu’à des marionnettes, bref, autant de causes, qui font de cette oeuvre, une oeuvre ouverte libre à diverses interprétations. L’enquête a-t-elle abouti ? Non, peut-on répondre en considérant que le narrateur n’a pas réussi à sauver son père du bras armé de la justice. Oui, peut-on aussi répondre: le père a été retrouvé, sauvé de la mort que lui préparait ses " relations ". D’autres questions restent sans réponse définitive: la quête a-t-elle réussi ? Le narrateur se libérera-t-il de son passé ? Pourquoi le père du narrateur l’a-t-il poussé sur les rails ? Mais si ces questions assaillent le lecteur à la fin de sa lecture c‘est parce que les personnages et le narrateur en particulier sont dans l’expectative, qu’aucun d’entre eux n’arrivent à se détacher de ses obsessions ( la condamnation à mort, l’impératif de jouissance,...) et surtout parce que le propos du narrateur n’est pas dans la résolution de ces problèmes. Il est dans leur mise en scène, il est dans la possibilité de leur écriture. Toutes les questions ne sont que les conséquences d’une seule: " Pourquoi ai-je voulu, si tôt, être votre fils ? ", et toute son entreprise d’élucidation d’une époque, d’un père, n’a pour fonction que de le renvoyer à lui même et à ses doutes sur sa propre identité; de ce fait, l’écritute ne peut plus s’affirmer, se développer, mais au contraire se brouiller au fur et à mesure qu’elle se distille. L’ atmosphère d’irréalité n’est plus alors un obstacle à l’identification, mais une conséquence logique, structurelle et inévitable. S’identifier par le souvenir suppose une démarche interrogative vicieuse, qui s’approfondit de mises en abîme en mises en abîme. La dernière injonction du texte prend justement le contrepied de celle ci en exhortant le narrateur à la vie, à " l’avenir ", c’est à dire à la construction personnelle et irréductible de son identité d’homme ( par opposition à fils ).L’écriture enfin, comme nous venons de le voir, est une nécessité épistémologique, un système cognitif; mais, c’est aussi une nécessité personnelle, un " besoin ". Ce mot souligne l’enjeu vital de l’écriture et la situe comme un " impératif catégorique "." Je sais bien que le curricumul vitae de ces ombres ne présente pas aujourd’hui un grand intérêt, mais si je ne le dressais pas aujourd’hui, personne d’autre ne s’y employerait. C’est mon devoir, à moi qui les ai connus, de les sortir - ne fût-ce qu’un instant- de la nuit. C’est mon devoir et c’est aussi, pour moi, un véritable besoin. " (p.66)

Dans cet extrait se mélangent les idées d’intérêt, de devoir et de besoin, chacun s’opposant à l’autre, ou plutôt, chacun menant vers ce dernier, qui l’expression finalisée de ce que ressent le narrateur. Le besoin ne répond pas à un profit personnel ni à une exigence supérieure et autre. Il est l’émanation d’une obligation morale, gratuite pour les autres mais qui engage l’identité du narrateur: éclairer ces personnages, c’est aussi faire la lumière sur lui, tenter de se considérer dans sa totalité, dans sa dimension historique et " familiale ". En tout cas, l’accent est porté sur la nécessité de se confronter, d’affronter ces " ombres ", de leur rendre vie, quelles qu’en soient les conséquences. Le rôle cette assertion est aussi de rendre obligatoire le contact, de créer là où il n’y a que du vide un espace de communication:" Une semaine plus tard, je vous voyais entrer dans un restaurant de l’avenue Kléber. Vous excuserez ma curiosité, mais jeme suis assis à la table voisine de la vôtre. J’étais ému de vous retrouver et je projetai de taper sur l ’épaule, mais j’y renonçai en observant vos amis. " (p. 109)

Le monologue intérieur intervient au moment où le contact n’est pas posible et , en l’occurence, il double cette signification, en montrant pourquoi le dialogue n’a pas pu avoir lieu plus tôt. Il sert ainsi de substitut au dialogue passé et présent, et permet de créer une intimité large, " transhistorique ". L’écriture de celui-ci semble rattraper le temps, l’abolir finalement en le mettant sous son joug. C’est ce que stigmatise cette phrase énigmatique: " Je suis avec vous et je le resterai jusqu’à la fin du livre. " (p. 148 ) Cette phrase, en fait, ne décrit pas tant une exigence, qui pourrait se penser comme prospective, mais comme la forme atténuée d’un regret, d’une douleur à l’idée que dès que ce livre sera fini, la relation avec son père prendra aussi fin. Le devoir de témoignage résulte alors de la conscience chez le narrateur de vivre la dernière étape d’une vie, d’être en métamorphose et de devoir abandonner son père en même temps que sa chrysalide. Si l’écriture est aussi impérative, c’est parce qu’elle apporte le salut, l’absolution:" Aujourd’hui ces gens ont disparu ou on les a fusillés. Je suppose qu’ils n’intéressent plus personne. Est-ce ma faute si je reste prisonnier de mes souvenirs ? " ( p.166 )

Cette question pose le problème de la faute et de la responsabilité du narrateur: en tant que témoin a-t-il été un complice ? En tant que narrateur, surtout ? Des questions qui désignent sa mauvaise conscience . Le récit prend alors une oralité qui rappelle celle du plaidoyer: cette phrase démontre rétrospectivement la visée rédemptrice, salvatrice et libératrice du récit. De même que toutes les autres qui cherchent à comprendre le comportement de son père: le récit semble le prendre en charge et tenter , de manière posthume, de le disculper aux yeux de l’histoire. Cette intention a pour pendant celle qui cherche à sortir cet homme " anonyme " de l’oubli. C’est alors que le récit, malgré ses prétentions " réalistes ", prend alors un autre tour. La fiction apparait et tente de faire de cet homme un personnage énigmatique, plein de secret, un mythe même parfois: " Il portait bien le même nom que moi. Et deux prénoms: Chalva, Henri. Il était né à Alexandrie, du temps- j’imagine - où cette ville brillait encore d’un éclat singulier. " ( p.81 )

C’est son " orientalité " qui est mise en avant pour faire de lui un être " extra-ordinaire ", un descendant direct de l’Egypte ancienne, de ses pharaons, de sa culture... C’est donc en lui attribuant une origine glorieuse qu’il le met en valeur dans un premier temps. Plus tard, quand ils arrivent à Paris, l’attente du narrateur est symptomatique:" Pour l’heure, c’était: square Villaret-de-Joyeuse. J’imaginai un jardin où le chant des oiseaux se mêlait au bruissement des fontains. Non. Une impasse, bordée d’immeubles cossus. " ( p. 82 )

L’imagination est le vecteur du fantasme. Alors que le narrateur la refuse dans l’écriture du récit, il l’admet dans sa première approche du père. C’est apparemment par réaction, par peur de la déception qu’il s’abstient donc d’y faire appel. Néanmoins, à cause de ces premières attentes et surtout de leur écriture, le père acquiert une dimension nouvelle, il devient virtuellement un père tant la tendrese du fils l’entoure. Enfin, la dernière explication à cet impératif d’écrire est lié au premier : écrire, c’est organiser, mettre à plat et surtout faire acte de distanciation. Au delà de tout l’amour qu’il porte à son père, c’est d’abord lui le " bourreau de son âme ", et il doit s’en affranchir ; il est la " créature monstrueuse " qui surgit pendant ses " nuits de fièvre " ( p. 65 ). C’est pourquoi c’est un impératif de survie que de rendre intelligible ces délires, seul moyen d’atteindre la sérénité. Ensuite, le sentiment de ressemblance profond et la peur de finir par confondre son sort à celui de son père le motive. Tous deux, comme nous l’avons vu précédemment, sont marqués du même sceau, de la même fatalité qui les pousse inévitablement vers les " boulevards de ceinture " et les commissariats: la menace plane sur eux, comme le crime dans les tragédies antiques. C’est contre ce destin néfaste que le narrateur lutte par l’écriture; elle met à distance la fatalité en l’ inscrivant hors de soi. " Impossible décidément de changer le cours des choses. " déplore le narrateur alors qu’il se rend avec son père dans le hall de l’hôtel Wagram, où il doit rencontrer Titiko, personnage au nom aussi vide que son rôle. L’écriture sert ici à mettre à plat les événements et de comprendre ce qui s’est passé ( l’arrestation) par ce qui devait se passer. La distance temporelle de l’acte d’écrire ( qui n’intervient que longtemps après que tous ces événements aient eu lieu ) autorise l’agencement des événements et déjouent leur fatalité. Parce qu’il y a désormais des causes, le destin se brise, une nouvelle vie peut commencer. L’écriture a un pouvoir cathartique qui sauve finalement le narrateur.

Les livres de Modiano mêlent tous étrangement une extrême lisibilité et une construction complexe, faite de mises en abîmes, de mélange des genres et des instances d’énonciation. La proximité entre l’ auteur et le narrateur y contribue grandement. Celui-ci, en particulier, fait s’entrecroiser, s’enchevêtrer différentes temporalités ( le temps de l’écriture, du Clos-Foucré, de l’adolescence ) à tel point que le récit s’en " abîme ": il s ’effiloche, se désagrège en d’interminables suites de questions en même temps qu’il plonge dans les tréfonds de l’intimité; mais pas seulement dans celles des protagonistes, qui ne sont que son reflet, souvent volontairement pâle et inachevé, mais surtout dans celle de tout individu, de toute conscience inquiète de son identité. C’est pour cela que l’enquête et la quête sont à l’image de toute construction identitaire. Ce double mouvement ancre le récit dans un labyrinthe d’interrogations personnelles et, paradoxalement, l’élève à des considérations parfois métaphysiques. Ces différents croisements, " carrefours " dirait l’auteur ou confusions ont pour effet de jeter le trouble sur tout ce qui constitue le récit: personnages, décors, objets, dialogues. L’évidence et l’affirmation s’abolissent et laissent la place au doute systématique. Il est à l’image d’une perception particulière du monde, faite d’écrans, de souvenirs fuyants, de mémoire infidèle, d’évanescence. Le monde de Modiano est un monde en désagrégation et son héros a pour tâche de rassembler les débris, de leur donner sens, de les intégrer dans un ensemble supérieur: l’écriture. Celle-ci est présentée comme le seul outil efficace contre la faux de la camarde qu’est le Temps. De ce fait, elle n’est plus seulement un simple mode d’expression, un moyen de résistance, mais elle devient un mode d’être au monde. " Ne croyez pas que je l’écris par plaisir,mais je n’avais pas d’autre possibilité. ", affirme sentencieusement le narrateur. L’écriture est le versant positif de la mort et elle n’intervient que comme nécessité vitale, que comme dernier recours. Si Modiano est un écrivain minimaliste, c’est parce que le mot lui pèse, qu’il doit le disputer à la mort au prix de gigantesques efforts. L’enquête et la quête sont les manifestations de la démarche qui arrache à l’oubli, au temps et à la mort la recherche perpétuelle, prométhéenne de soi.

Liens brisés

 © Mathias Azan