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1999-2018

 

Alexandre SOLJENITSYNE

Esquisses d’exil, Le grain tombé entre les meules 1979-1994, Editions Fayard.

«Car notre réserve de malheurs est inépuisable»

 

La Russie, j’y étais moi aussi par toutes mes pensées, je ne l’avais pas quittée d’un seul jour. Et ces deux dernières années mon intérêt pour le tour que prenaient les événements russes s’était si maladivement exacerbé que parfois la sténocardie m’oppressait.

» Je recevais de Russie un nombre considérable de lettres qui m’étaient directement adressées (un nombre encore plus grand se perdait en route) : des inconnus y donnaient leur avis sur mon retour ou mon non-retour. Les lettres essayant de m’en dissuader représentaient un fort contrepoids : «Espérons que vous ne vous hâterez pas de rentrer en Russie» ; «Ne vous pressez pas de déménager !» ; «La Russie actuellement est un pays qui rassemble les vices de tous les temps et de tous les peuples ; la jeune génération ne vous connaît pas» ; «Vous vous rendrez beaucoup plus utile en restant là-bas qu’en revenant» ; «Nous continuons de sentir l’étau de l’ancien pouvoir, attendez pour rentrer !» Et un ancien zek de droit commun, amicalement : «Il manquerait plus qu’ici ils te tordent le cou, ceux qui soi-disant te veulent du bien.»

» Les autres, au contraire : «Rentrez, ne ratez pas le coche !» ; «Tous ceux qui rêvent d’un avenir meilleur pour la Russie doivent vivre ici» ; «Il faut bien quelqu’un pour donner une cohésion à ces millions privés de voix, pour faire émerger des habitants de Russie les forces d’où viendra le salut» ; «Notre pays, nous le sentons bien, a besoin de votre présence, d’entendre le son de votre voix : venez !»

» Mais bien sûr ! ces gens-là, ils ont besoin de moi ! Oui, il peut se trouver des fanatiques armés de couteaux ou de pistolets mais il y a aussi le Seigneur, voilà toute ma protection. C’est bien cela, il faut rentrer, tant qu’il me reste assez de forces pour effectuer des voyages dans les régions, transmettre à la vie russe tout ce que j’ai amassé. Ah, si ce retour pouvait être une sorte de levier capable de redresser les affaires de chez nous ! (Par la même occasion, ce sera une leçon de vie et pour mes fils, et pour une multitude en Russie qui n’a pas encore fui en Occident ou qui est condamnée à rester.)

» Dès 1987, les journalistes d’opinion appartenant à la Troisième émigration, tout alarmés, prévenaient que «j’avais déjà commencé à faire mes bagages», que «je me préparais en secret à sauter le pas et rentrer en URSS». Maintenant, leurs frères de la métropole entonnaient un autre refrain : pourquoi est-il toujours dans le Vermont ? Pourquoi ne revient-il pas ? D’ailleurs, trop tard, il a déjà tout raté ! Et personne ici n’en a besoin, sa vraie place est «dans la naphtaline !»....

» D’où vient-elle, cette exaspération sans pareille que nourrit depuis tant d’années la tribu instruite à mon endroit ? N’est-ce pas que mon comportement face au régime soviétique leur était un vivant reproche : que l’on pouvait ne pas courber l’échine, que j’avais osé agir alors qu’eux, tapis dans leurs cachettes, n’osaient broncher. Il y a aussi, bien sûr, mon orientation nationale : «être russe», la «russité», cela, il est admis qu’on doit le dissimuler au plus profond de soi, l’effacer comme une marque d’infamie, en tout cas ne pas manifester de sentiments russes au plein sens du terme.

» La presse russe libérée et par conséquent intrépide, après le récent déluge de louanges, entreprit de me salir à qui mieux mieux comme si la presse soviétique non encore libérée ne s’était pas assez aiguisé les dents sur moi. C’est une loi universelle en psychologie. Les titres de journaux pointèrent un nez moqueur («Soljenitsyne ? qui ça ?», «Trois barbes dans un seul plat», et autres saillies du même genre). Riez tant que vous voudrez, il n’en reste pas moins que durant ces années de glasnost, peu à peu, imperceptiblement, la tribu instruite a bien dû accepter de reconnaître la grandeur d’homme d’État de Stolypine et l’abomination de Février, sur ce point essentiel ils m’ont donné raison.

» Quant aux fanatiques du communisme, de haine à mon endroit ils en perdaient la voix. Les conférences sur mes livres étaient toujours interrompues par des cris menaçants. Pour les nationalistes russes, ils ne me pardonnaient pas de n’avoir exprimé aucune ferme volonté de défendre la «Grande Russie» sous son hypostase impériale. (Mais cette exécration qui me vise de plusieurs côtés n’est-elle pas un argument de poids pour affirmer que ma ligne est la bonne ?)

» Quant aux gens dans leur grande masse, ils ont envie, il leur est nécessaire de croire en quelque chose, en quelqu’un. Après les changements intervenus, comment le pays n’aurait-il pas attendu, à toutes forces et pour tout de suite, un miracle ? Parmi les miracles possibles, mon intervention pouvait en paraître un. Qu’il revienne, celui-là, et il va faire bouger les choses, et tout va changer ?...

» Mais de quoi est-il aujourd’hui occupé, le cerveau de ceux qui, en Russie, se démènent ? L’économie, toujours l’économie, la «réforme», les vouchers, les banques commerciales, toutes choses auxquelles je m’entends le moins. (Tout ce que je comprends, et qui est visible à l’oeil nu, c’est le pillage éhonté et astucieux auquel on se livre sur le dos du peuple.) Impossible d’imaginer que séance tenante, à peine arrivé, je sois capable d’en appeler à la conscience des nouveaux truands et des nouveaux administrateurs pour qu’ils cessent de spolier le peuple.

» C’est encore d’une autre façon que la voix de la Russie s’est fait entendre à moi : dans des dizaines, si ce n’est des centaines de prières. Le plus souvent, pour aider une famille à partir en Amérique. Un bon nombre encore pour aider un malade et la personne chargée de l’accompagner à partir se faire soigner en Europe ou en Amérique ils n’avaient aucune idée du prix, en dizaines, si n’est en centaines de milliers de dollars, et combien de démarches il fallait faire pour cela, et à qui confier ce soin. Avais-je le personnel pour cela ? Et cette demande en provenance des républiques déjà séparées : «Je vous en supplie, aidez notre famille à déménager en Russie !...» Certaines vous fendaient le coeur : «Je vous en adjure, au nom du Christ, aidez-nous !» mais les aider aurait été pour moi une tâche insurmontable. Pourtant, quelle douleur d’avoir le coeur traversé par toutes ces détresses ! Un grand nombre de demandes, aussi : faire imprimer en Occident tel manuscrit, publier tel livre, alors que les éditions russes, ici, sont dans un marasme total, ce qu’ils ne pouvaient non plus comprendre. Et puis tout simplement une avalanche de manuscrits, de recueils de poèmes, avec mission de les lire, de donner mon avis mais comment les examiner tous ?... Je ne me tromperai pas en disant que sur dix lettres reçues de Russie, neuf ne contenaient que des demandes, une seule des pensées substantielles sur la Russie, sur ses malheurs actuels....

» Le courrier d’un écrivain... (Et que sera-ce en Russie ? La même chose au centuple !)

» Je jetai un rapide coup d’oeil sur la littérature la plus récente celle de la Troisième émigration et celle de la clandestinité soviétique passée en Occident. Oui, on voit bien que la littérature russe a subi une grande rupture, une frontière très nette la traverse : ses procédés et ses valeurs me sont radicalement étrangers. Sa lecture ne présente aucun intérêt, elle est même rebutante. S’agit-il d’un irréversible changement d’époque ? Ou simplement d’une littérature dégradée en tout cas c’est le nom que je lui ai donné à part moi.

» Entre-temps, la débâcle politique ne faisait que s’amplifier dans la nouvelle Russie et toujours dans la même direction improductive. Dans les anciennes républiques soviétiques, 25 millions de Russes étaient abandonnés dans un mépris complet (personne n’esquissa le moindre geste pour les récupérer, ne serait-ce que du Tadjikistan en flammes ou de la Tchétchénie où les Russes étaient impunément en butte à diverses exactions, rançonnés, tués). Et ce gouffre où le pays était précipité par les calamiteuses réformes de Gaïdar on ne s’en souciait pas..

 

 

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